Du jaune, un peu partout, sur les dos et les poitrines des manifestant·e·s. Et pourtant, ces marcheurs ne foulent pas les rues parisiennes à l’appel des gilets jaunes. Ils sont nombreux, 25 000 selon les organisateur·ice·s, à marcher pour le climat samedi 8 décembre. Et beaucoup d’entre eux ont choisi de rendre visible leur soutien au mouvement qui ébranle la France depuis trois semaines en arborant le fameux gilet des automobilistes sur leur blouson, ou des bonnets phrygiens de la même couleur.
« Le climat et la justice sociale, les deux causes sont liées, explique Antoine, 29 ans, ingénieur en passe de suivre une reconversion pour faire de l’agriculture biologique. Ce matin, j’étais au rassemblement avec les gilets jaunes à la gare Saint-Lazare. Ça ne sert à rien de taxer les plus pauvres. Il faut plutôt repenser tous les modes de production, basculer vers la fabrication locale de ce que l’on consomme et réduire les transports de marchandises. » Il est venu à paris depuis Angoulême pour manifester pour le climat, mais aussi avec les gilets jaunes : « À Angoulême, on a tous besoin d’une voiture. En périphérie, tous les services de l’État se délitent. Les postes, les maternités ferment. Les gens sont obligés d’utiliser leur voiture pour s’y rendre. Ce n’est pas un choix. » Il marche pour le climat un gilet jaune sur le dos pour montrer sa « solidarité avec un mouvement que le gouvernement méprise. Je suis pour un monde plus écologique et solidaire ».
Pour Valentine, 27 ans, qui reprend des études de philosophie après une première expérience professionnelle : « C’était le jour ou jamais pour manifester pour le climat. Il y a des gens qui se barricadent chez eux et qui ont peur. Manifester aujourd’hui, c’est un signe de respect pour les gilets jaunes, sans s’approprier leur combat, et de recherche de dialogue. L’écologie ne peut pas exister sans la justice sociale. Le mouvement des gilets jaunes crée une exigence encore plus forte. »
Pourtant, les militant·e·s qui tiennent les ronds-points depuis plusieurs semaines ont démarré leur mobilisation par le rejet de la taxation du carbone, une mesure structurelle de fiscalité écologique. « Oui, mais il faut arrêter de taxer les plus pauvres ! Et prendre des mesures utiles, comme par exemple limiter les écarts de salaires entre chefs d’entreprise et employés, et réguler les banques qui investissent toujours dans les énergies fossiles. »
Quelques rangs devant dans la marche, Mireia, 26 ans, en recherche d’emploi, raconte : « Ce matin, j’étais à la manifestation pour les gilets jaunes. Il faut absolument que les deux mouvements convergent, car c’est la même lutte. Avec la taxe sur le carburant, le gouvernement nous divise. Mais en réalité les classes précaires sont les plus touchées par le changement climatique. Les gilets jaunes montrent que le gouvernement est à bout de souffle et que le système capitaliste est défaillant. Je vais finir cette manif et aller sur les Champs-Élysées. Ils veulent nous diviser, on est tous ensemble. » La banderole de tête de manif proclame : « Fin du monde, fin du mois, c’est le même combat », en référence à la phrase de Nicolas Hulot, reprise partout.
La sono crache « Les petits pas, ça suffit pas ! ». Mais aussi « Et 1, et 2 et 3 degrés : c’est un crime contre l’humanité ». « Et 1 et 2… » Les voix des militant·e·s s’élèvent d’une foule joyeuse, dansant sur la musique, dans une ambiance détendue qui contraste avec la gravité des messages proclamés. Faut-il casser ou pas pour se faire entendre ? La question taraude certains esprits. « C’est sûr que cette manif ne va rien changer », soupire une jeune femme.
Un homme crie dans un micro doré : « Gandhi ne faisait pas de pacifisme, mais de l’activisme non violent. » En tête de marche, un cortège écologiste et anticapitaliste porte des slogans nettement plus offensifs : « Tout brûle déjà », « Qui sème le capitalisme récolte le cataclysme ». Plusieurs personnes portent des combinaisons blanches, les mêmes que celles des militant·e·s du mouvement Ende Gelände qui occupent et bloquent des mines de charbon en Allemagne. On entend : « Grèves, blocages, manifs sauvages ! » et aussi « Zad, Zad, Zad partout ! La planète n’est pas à vous ». Et même : « On va tout casser aux Champs-Élysées ». Tout autour de la majestueuse statue de la place de la République, une gigantesque banderole dit : « Zad partout. Que refleurissent les communes ».
Lors des prises de parole finales, un·e organisateur·ice « remercie les gilets jaunes qui ont participé à la marche ». Quelques voix crient : « Macron démission ! » « À Paris, il nous a été demandé de reporter cette marche », reprend un·e orateur·ice. « Ououh » fait la foule. « Impensable. Il était plus urgent que jamais de parler des problèmes de fin du monde et de fin du mois. » Le réalisateur de Demain, Cyril Dion, fait l’éloge des gilets jaunes : « Ils nous ont montré qu’on a besoin d’aller à la confrontation, à la confrontation pacifique, mais à la confrontation quand même. »
Pour Maxime Combes, économiste et militant d’Attac : « Malgré les intimidations et appels à ne pas manifester, le mouvement citoyen pour la justice climatique n’est pas rayé de la carte et a démontré sa volonté de rester mobilisé dans la rue contre des politiques libérales et productivistes qui nous conduisent dans le mur. L’écologie de marché d’Emmanuel Macron, injuste et inefficace, est désavouée. Ne pas changer de cap serait une folie : les politiques menées contre “la fin du monde” doivent améliorer les “fins de mois” du plus grand nombre. »
L’association Notre affaire à tous, qui a co-organisé la manif, explique dans un communiqué : « La justice climatique est indispensable. Mais les pollueurs doivent être les premiers à être mis à contribution, ainsi qu’y invitent le droit international et l’OCDE. La firme Total ne paie que très peu d’impôt en France alors qu’elle est la 19e pollueuse mondiale, et les subventions aux énergies fossiles continuent. Le kérosène n’est pas taxé, les banques dépensent toujours dans les activités polluantes, alors les États sont supposés agir au maximum de leur capacité pour protéger les citoyen.ne.s et leur environnement. »
« Les gilets jaunes, c’est tous ceux qui veulent un changement profond de société »
Ailleurs en France, les marches pour le climat ont rassemblé beaucoup de monde : 7 000 personnes à Bordeaux, 3 000 à Clermont-Ferrand, 10 000 à Grenoble et à Lyon, 5 000 à Marseille, 4 000 à Nantes, selon les organisateur·ices. À Bordeaux, ils étaient quelques centaines sur les miroirs d’eau, juste à côté de la Garonne, à scander : « Et un, et deux, et trois degrés ! » Il y a des drapeaux noirs siglés Sea Shepherd, d’autres de Génération·s et de La France insoumise. Derrière une grande banderole qui décrète, en lettres géantes, l’« État d’urgence climatique », on trouve des habitantes de Saint-Loubès. Dans cette petite commune, située à une vingtaine de kilomètres de Bordeaux, les citoyens ont décidé de s’organiser collectivement pour vivre sans énergie fossile : développement de monnaie locale, plantage d’arbres fruitiers dans la ville, forum citoyen…
Il y a aussi Noëlle, la cinquantaine, gilet jaune sur le dos, qui ne comprend pas pourquoi il faudrait opposer gilets jaunes et écologistes. D’ailleurs, elle revient de la Porte de Bourgogne d’où sont partis les gilets jaunes, en ce début d’après-midi. On les voit, de loin, partir en serpentin fluo, direction cours Victor-Hugo. « C’est le discours officiel, et notamment le gouvernement, qui nous oppose. Mais en réalité, nous sommes tous ensemble contre le capitalisme et ses ravages. Il faut arrêter les raccourcis et qu’on se remette à penser », dit Noëlle, qui aimerait que les deux marches convergent.
À côté d’elle, Laurent, professeur en lycée professionnel à Bordeaux et syndicaliste CGT, opine du chef : « Les gilets jaunes, c’est tous ceux qui veulent un changement profond de société, alors oui, je suis écolo et gilet jaune. » Il s’inquiète de ce gouvernement qui jette de l’huile sur le feu et veut mettre à genoux, au propre comme au figuré, les manifestants : « Après les images de Mantes-la-Jolie, mes élèves ont été tellement choqués qu’ils ont lancé un mouvement dans le lycée. Pourtant c’était calme jusqu’à vendredi. » Cependant les élèves de lycée professionnel ont du souci à se faire : la réforme de Jean-Michel Blanquer vise à adapter la filière pro au besoin du patronat. Avec pour corollaire, une baisse conséquente des heures de cours dédiés aux matières générales : 300 heures de cours en moins en bac pro, 260 en CAP…
Un petit attroupement de caméras, de micros et de passants se forme sur les bords du fleuve : Jean-Luc Mélenchon est arrivé. Enfin ! En raison du mouvement des gilets jaunes, la mairie de Bordeaux a supprimé le tramway qui va du Parc des expositions, où La France insoumise organise sa convention nationale, au centre-ville. Le chef des Insoumis fait un crochet, en ce début d’après-midi, pour marcher pour le climat. Il n’a pas son gilet jaune – « parce qu’[il] n’en a pas puisqu’[il] ne conduit pas », mais c’est tout comme. Lui aussi veut faire le lien entre tout le monde. « Coaguler, oui », précise le député du Nord Ugo Bernalicis, qui est venu avec ses collègues de banc, Danièle Obono, ou Adrien Quatennens. « On veut tout faire pour que le mouvement s’élargisse : aux étudiants, aux profs, aux avocats… » Mais pendant que la Marche pour le climat repart en musique, direction le nord de la ville, le serpentin des gilets jaunes se dirige à l’exact opposé.
JADE LINDGAARD ET PAULINE GRAULLE