Dans un immeuble XIXe siècle de la rue Dohány, tout près de la grande synagogue, les salariés du Comité Helsinki achèvent une journée intense. Ce mardi 25 septembre à l’heure du goûter, l’association boucle la rédaction d’un recours judiciaire contre la loi « Stop Soros ».
Cette législation vise les organismes financés par le milliardaire américano-magyar, George Soros, devenu la bête noire du gouvernement Orbán. Le document est adressé à la Cour européenne des droits de l’homme, comme la plainte engagée la veille par la Open Society Fundation.
Créée par Soros, qui soutient le Comité Helsinki, la fondation a été contrainte de plier bagages pour Berlin trente-quatre ans après l’inauguration de son QG budapestois.
Depuis le retour triomphal de Viktor Orbán au sommet de l’État en 2010, le juriste Gábor Gyulai sent la pression anti-ONG se renforcer d’année en année. Les quatre dernières ont été particulièrement éprouvantes, entre la perquisition de la Fondation Ökotárs répartissant l’aide norvégienne à la société civile, les campagnes antimigrants et la stigmatisation des ONG.
Le nouvel obstacle s’appelle « taxe spéciale sur la migration », impôt destiné à financer la protection frontalière en prélevant un quart des fonds et dons mensuels consacrés à la question des réfugiés par des organismes comme le Comité Helsinki.
Nous ne promouvons pas l’immigration [...]. Nous assistons les demandeurs d’asile et les réfugiés [...].
Gábor Gyulai, juriste
« Nous ne promouvons pas l’immigration, et encore moins l’immigration illégale contrairement à ce que le gouvernement affirme. Nous assistons les demandeurs d’asile et les réfugiés afin qu’ils puissent exercer leurs droits garantis par les conventions internationales comme celle de Genève », explique le juriste parfaitement francophone.
« La propagande ne vient pas de nous, mais de l’exécutif qui se sert des migrants comme instrument politique. Le texte est trop vague, sujet à interprétations et vise en premier lieu les donateurs. S’ils refusent de payer, les autorités fiscales peuvent se retourner contre l’ONG, mais nous ne faisons rien de répréhensible », précise Gábor Gyulai en épluchant une photocopie du recours.
MENACES ET AUTOCENSURE
Installée non loin de la place Oktogon, l’antenne hongroise d’Amnesty International adopte une ligne de défense similaire. Áron Demeter, son responsable de la communication, était au récent procès d’Ahmed H. [voir ci-dessous], un Syrien condamné à cinq ans ferme après avoir écopé de dix ans en première instance pour « terrorisme ».
Il aurait caillassé des policiers à Röszke, le 16 septembre 2015, alors que la Hongrie barricadait sa frontière avec la Serbie.
Amnesty Hongrie ayant lancé une pétition pour qu’Ahmed H. sorte de prison, les médias proches du pouvoir qualifient régulièrement l’ONG de « suppôt de Soros protégeant un terroriste ». Les menaces affluent quotidiennement sur Facebook et deviennent presque banales à entendre Áron.
Ces messages haineux ont redoublé depuis l’adoption par le Parlement européen du rapport de l’écologiste néerlandaise Judith Sargentini réclamant le déclenchement de sanctions contre Budapest en vertu de l’article 7 du traité de Lisbonne.
Ce vote reste symbolique, car les pays eurosceptiques du groupe de Visegrád (Slovaquie, Pologne, Tchéquie, Hongrie) rejettent le texte de l’élue. Or, il doit être voté à l’unanimité du Conseil des États-membres pour lancer la procédure. Mais le fait qu’Amnesty Hongrie ait appuyé l’initiative hérisse les partisans d’un contrôle resserré des ONG. Pourtant, l’impôt de 25 % aux contours encore flous supposé « punitif » n’effraie guère Áron Demeter.
« Ces 25 % démontrent la créativité du pouvoir Fidesz en matière de chasse aux ONG, déplore l’humanitaire, critiquant l’entêtement de l’exécutif. Mais cette mesure ne s’applique pas à nous puisque nous sommes une organisation de campagne qui n’amène aucun migrant. Le gouvernement veut contraindre les voix critiques à l’autocensure. Avoir plaidé en faveur du rapport Sargentini ou d’Ahmed H. jusqu’au bout n’arrange pas nos affaires auprès des autorités fiscales, mais nous sommes prêts à nous défendre en justice ».
Chose faite le 15 octobre, Amnesty Hongrie a contesté devant les tribunaux la constitutionnalité de la loi.
RÉTENTION SÉVÈRE
À quelques minutes de marche de la très touristique place des Héros, la détermination d’András Siewert est aussi forte que le silence de l’appartement abritant les locaux de Migration Aid où son directeur nous reçoit.
Trois ans après l’explosion de la crise des réfugiés et la création de l’association en pleine confusion, Siewert se souvient des milliers de candidats à l’exil affamés, épuisés patientant sur le parvis des gares Keleti et Nyugati dans l’espoir de gagner l’Autriche ou l’Allemagne au plus vite.
Il évoque ensuite la dureté des zones de transit de Röszke et Tompa où lui et les volontaires de Migration Aid officièrent neuf mois jusqu’aux premiers posts Facebook leur coûtant le droit d’entrée en mai 2017.
Aujourd’hui, le flux s’est tari à cause de la clôture barbelée longeant la frontière serbe et des mesures restrictives d’Orbán, mais l’épée de Damoclès plane au-dessus de l’ONG qui s’est transformée partiellement en parti politique, afin d’échapper à la taxe de 25 % guettant Migration Aid.
Les détracteurs de cette décision dénoncent un sabordage consenti donnant raison au gouvernement. András Siewert rejette toute accusation de compromission. Pour l’activiste, il n’est pas question de faire disparaître les activités Migration Aid. L’ONG s’est mise en retrait pour faire place à un parti baptisé Ronde De Nuit qui s’intéresse à l’écologie et aux questions sociales. Un choix économique et tactique.
« Ici, tout le monde est bénévole et nous n’avons pas les moyens d’accepter une telle ponction qui, en plus, ne nous concerne pas, car nous n’assistons que des personnes titulaires d’un statut de réfugié. Créer un parti contourne certes la taxe, mais reflète aussi notre désir de rompre l’apathie des Magyars, explique Siewert. Si le fisc nous laisse continuer, le message du pouvoir coule. Si l’institution s’obstine, elle risque de perdre en justice car le texte est trop obscur. Et si nous devons quand même payer, nous ferons en sorte de ne rien verser à l’État en dépensant tous nos dons », assène-t-il avant de montrer un hangar débordant de produits d’hygiène, sacs de couchage, vêtements, chaussures et conserves alimentaires.
LE MÉPRIS DES DIRIGEANTS
Au 8-11 de la rue Dankó, le complexe associatif du pasteur méthodiste Gábor Iványi accueille des sans-abri en quête d’un toit pour la nuit, d’anciens de la rue sur la voie de l’autonomie ainsi que des réfugiés de toutes nationalités dont le chemin s’est arrêté en Hongrie en attente d’un avenir solide ici ou ailleurs.
Comme sa congrégation évangéliste logeant plusieurs déplacés arrivés au cours de l’été 2015, les ONG locales confessionnelles telles que l’Organisation caritative oecuménique ou l’Ordre de Malte sont potentiellement en première ligne face aux 25 %, vu leurs activités connues d’aide aux migrants.
Iványi, le religieux engagé à la longue barbe blanche de Père Noël, ne supporte plus les attaques antimigrants et anti-ONG du pouvoir, qu’il juge « inhumaines » et à « mille lieux des valeurs chrétiennes » dont se réclame le gouvernement de Viktor Orbán pourtant le garant politique et spirituel en Hongrie.
Chassé de son église puis condamné à la prison avec sursis pour raisons idéologiques dans la seconde moitié des années 1970 sous le régime prosoviétique de János Kádár, Iványi livre bataille contre l’« indifférence » de l’État, l’ayant empêché fin août d’apporter de la nourriture aux réfugiés détenus à Röszke, et le « mépris » des dirigeants de son pays où la mendicité est criminelle depuis le 15 octobre.
« Si l’antisémitisme était à la mode, le gouvernement s’en servirait de la même façon que des migrants. On ne peut pas savoir au premier coup d’œil si des terroristes se cachent parmi les réfugiés même si cela s’est malheureusement déjà produit. Les hommes, femmes et enfants qui viennent en paix doivent être aidés. J’ai honte de cette Hongrie cruelle reniant le message d’humanité du Christ », s’indigne le clerc en colère jadis député de centre-gauche, ayant baptisé les deux premiers enfants de Viktor Orbán.
Joël Le Pavous pour La Chronique d’Amnesty International
• Publié le 13.12.2018. :
https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/hongrie--la-taxe-attaque
UNE AFFAIRE SYMPTOMATIQUE DE LA « DÉMOCRATIE NON LIBÉRALE » DE VIKTOR ORBÁN
Áron Demeter, est responsable des relations avec les médias à Amnesty International Hongrie. Il a assisté au procès d’Ahmed H., injustement accusé de terrorisme en Hongrie.
Cet après-midi, j’ai vu des policiers masqués faire sortir d’une salle d’audience hongroise un homme grand et mince, tenu au bout d’une laisse. Il avait les poignets et les chevilles entravés, et était calme et déterminé. Cet homme, que l’on nommera simplement Ahmed H, venait d’être déclaré coupable sur la base d’accusations forgées de toutes pièces liées au terrorisme, et condamné à sept ans d’emprisonnement.
Dans sa déclaration finale, Ahmed, résident à Chypre et père de deux petites filles, avait expliqué à la cour que ses parents âgés et six autres membres de sa famille avaient fui la guerre en Syrie. « Ils ont plusieurs fois échappé à la mort au cours de leur voyage. Je voulais simplement les aider à parvenir en Allemagne. »
En août 2015, Ahmed est parti de chez lui, à Chypre, pour aller aider ses proches à traverser l’Union européenne (UE). Cette initiative altruiste a terriblement mal tourné. En septembre 2015, Ahmed et ses proches se sont retrouvés pris au piège à la frontière serbo-hongroise, la police ayant érigé le long de la frontière une clôture faite de rouleaux de métal sertis de lames de rasoir.
Des affrontements ont éclaté entre des demandeurs d’asile qui tentaient de passer en Hongrie et des policiers hongrois, et la police a réagi en utilisant du gaz lacrymogène et des canons à eau. De nombreuses personnes ont été blessées et ont eu besoin de soins médicaux. Dans la mêlée qui s’en est suivi, certaines personnes, dont Ahmed, ont jeté des pierres sur les policiers. Ahmed a également utilisé un porte-voix pour lancer aux deux camps un appel au calme. Se basant sur des dispositions extrêmement vagues de la législation hongroise relatives au terrorisme, la cour a déclaré que les agissements d’Ahmed le rendaient coupable de « complicité d’un acte terroriste ».
Voilà en résumé pourquoi Ahmed H s’est retrouvé au bout d’une laisse dans une salle d’audience si loin de chez lui. Mais les choses sont beaucoup plus compliquées.
Le verdict prononcé aujourd’hui est révélateur de la dangereuse confluence entre les lois antiterroristes draconiennes de la Hongrie et sa lutte sans pitié contre les réfugiés et les migrants.
Le traitement déshumanisant infligé à Ahmed H, et la parodie de justice qu’il a subie, sont les conséquences inévitables de la politique persistante de diabolisation des réfugiés menée par les autorités hongroises.
De nombreux autres pays en Europe ont adopté ce modèle, mais bien peu d’entre eux l’ont appliqué de façon aussi acharnée et impitoyable.
La Hongrie a fermé ses frontières et n’a pas accueilli un seul réfugié au titre du programme de réinstallation de 2015 de l’UE.
Le Premier ministre Viktor Orbán s’est targué de vouloir créer en Hongrie une « démocratie non libérale ». Il a qualifié les réfugiés d’« envahisseurs musulmans ».
Il a déclaré que l’immigration était un « poison » et que « chaque migrant représente un danger en termes de sécurité publique et de terrorisme ».
Pour Viktor Orbán, cela ne suffit pas de fermer les frontières. Il veut également consolider une politique de rejet des « autres » qui lui permettra de remporter des voix lors des élections du mois prochain. C’est un vieux truc simpliste, mais comme on a pu le constater à travers le globe ces dernières années, la tactique du bouc émissaire peut être électoralement efficace à court terme.
En plus de prendre pour cible les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants, un nouvel ensemble de projets de loi soumis le mois dernier au Parlement vise à sanctionner les ONG qui « soutiennent l’immigration ». Les projets de loi dits « Stop Soros » qui prétendent « protéger la sécurité nationale » et les frontières ne peuvent en réalité faire ni l’un ni l’autre. Ils veulent museler ceux dont le travail consiste à aider les personnes dans le besoin et ceux qui osent élever la voix. Le message est très simple : l’immigration est une mauvaise chose. Par conséquent, toute personne qui travaille dans ce domaine sera punie.
L’humiliation infligée en public à Ahmed H vise à faire passer un autre message : les réfugiés et les migrants qui essaient d’entrer en Hongrie ne sont pas les bienvenus et ne méritent ni la dignité ni la justice.
Les accusations portées contre Ahmed H ne résistent pas à l’examen des faits. Lors de l’audience du mois de janvier, dans la ville de Szeged, les personnes qui se trouvaient dans la salle d’audience ont visionné plusieurs heures d’enregistrements vidéo montrant les événements s’étant déroulés à la frontière.
Les vidéos montraient une foule de plus en plus accablée et désorientée qui tentait de franchir une porte récemment installée, et la police qui utilisait des gaz lacrymogènes et des canons à eau pour la disperser. Des pierres ont été jetées et elles ont frappé les boucliers de policiers.
Ahmed a lancé quelques objets, mais on le voit aussi clairement tenter de servir de médiateur entre la foule et la police. « Nous voulons seulement la paix » l’entend-on dire en anglais. À la foule, il dit en arabe : « S’il vous plaît, ne lancez rien. » Ahmed a expliqué que comme il était l’une des rares personnes dans la foule sachant parler anglais, il a pris l’initiative de communiquer avec les policiers hongrois, initiative qu’il paye à présent très cher.
En 2016, le gouvernement hongrois a adopté une modification de la Constitution et des dispositions législatives connexes accordant au Premier ministre de très larges pouvoirs, quasi illimités, lui permettant de déclarer une « situation de menace terroriste ».
Plus tard cette même année, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence en prenant prétexte de mouvements migratoires massifs.
Le 16 février 2018, l’état d’urgence a été prolongé pour six mois supplémentaires.
Le cas d’Ahmed montre que les mesures de « lutte contre le terrorisme » sont utilisées comme prétexte pour cibler les musulmans et renforcer le message du gouvernement qui dit que l’immigration est néfaste et non désirée.
Lancer des pierres et utiliser un porte-voix, ce ne sont pas des « actes terroristes ». L’épouse d’Ahmed a expliqué l’année dernière : « Il manque tellement à nos enfants. Ahmed est un très bon père et un très bon mari. Ce n’est pas un terroriste. »
S’exprimant depuis le banc des accusés, Ahmed H a lancé un dernier appel au juge : « Je voudrais rentrer chez moi pour être avec mes filles. Je demande à la cour de rendre un verdict équitable. » Mais actuellement en Hongrie, la justice semble être une denrée rare.
Áron Demeter
Responsable des relations avec les médias à Amnesty International Hongrie
• Publié le 21.03.2018. :
https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/hongrie-une-affaire-symptomatique-de-la-democratie-non-liberale