La Chine se nourrit d’un mythe, le mythe d’une longue continuité « nationale ». Longtemps, les dirigeants chinois ont joué sur les mots et ont élaboré de subtiles constructions administratives qui souvent reposaient sur le versement de tributs au profit de chefs « barbares » (et non le contraire) ; s’il le fallait, ils avaient recours à l’emploi des armes – avec des succès d’ailleurs très divers. Mais si les empereurs se contentaient, finalement, de n’être que cérémoniellement reconnus comme centre de l’univers, ce n’est pas le cas des dirigeants communistes, de Mao à Xi, qui eux ne se satisfont pas du seul symbolisme pour définir l’unité nationale ; au contraire, depuis 1949, la Chine communiste a entrepris d’asseoir une réelle autorité et ce jusque dans les recoins les plus éloignés de ce pays devenu entretemps république populaire. La longue suite de tensions dues aux velléités d’indépendance de Taiwan et du Tibet, voire de Hong Kong, sont les témoins les plus visibles de cette unité contestée.
Le Xinjiang. DR.
Ainsi, aux marches occidentales de la Chine, il y a le Xinjiang, la « nouvelle province », à l’histoire plus que compliquée. Peuplée de populations apparentées au Turcs et aux Mongols, stratégiquement placée entre le « berceau chinois » à l’est et l’Inde et le monde Arabe à l’ouest, la province connue une occupation militaire chinoise dès le deuxième siècle avant notre ère. Le Xinjiang englobe le désert du Takla-Makan, la « Mer de la Mort » – c’est tout dire –, et est bordé par les hauts sommets du Pamir au sud et par ceux de l’Altaï au nord. C’est une région parsemée des vestiges de villes et de monastères comme à Gaochang, Jiaohe, Bezekilik… témoins des différents royaumes non-chinois qui accueillirent et protégèrent, en leurs temps, les antiques colporteurs de Bouddhisme, de Nestorianisme, de Zoroastrianisme et bien sûr, plus tard d’Islam… En contrepartie, la région fut beaucoup moins ouverte et certainement pas protectrice de ce Communisme qui s’y imposa pourtant à partir de 1949.
Kashgar, la veille ville.
Située au carrefour des peuples nomades et des civilisations, le commerce était animé et les rivalités aigues : plus près de nous, l’ancienne capitale Kashgar était en des centres du « Grand Jeu », cette guerre en ombres chinoises (!) que se livrèrent les empires russes et britanniques au XIXe siècle. Plus près de nous encore, le Xinjiang fut régit par divers « Seigneurs de la Guerre » avant d’être momentanément stabilisée par le Kuomintang de Chiang Kai-chek qui élimina, en 1933, avec l’aide appuyée de Staline, les communistes chinois puis quatre ans plus tard une première rébellion islamique. C’est une région donc où on ne se sent pas vraiment « chinois » à tel point que Beijing en est réduit à traiter ses habitants, les Uighurs, avec une attention toute particulière ! Comme au Tibet ; bien que les Uighurs ne se sentent aucune affinité avec cette autre région troublée qu’elle a d’ailleurs en frontière, si ne n’est une vague solidarité contre la « lourde main du parti communiste ».
Le Parti Communiste Chinois (PCC) a dès sa venue au pouvoir tenté de définir d’abord, cataloguer ensuite, contenir enfin les « minorités nationales ». Le nombre de celles-ci s’est accru en nombre au fil des ans : de 39 en 1954 à 56 aujourd’hui (Han inclus) ; l’idée était que tout ce monde devait se sentir heureux sous le grand chapiteau du parti et dans le grand sérail qu’est la Chine. Mais comme le concept de « minorité nationale » laissait entrevoir trop de perspectives indépendantistes, on a retravaillé le concept pour le transformer en « minorité ethnique », cela fait moins dangereux, plus culture, moins politique. En fait, pour les petites minorités ultra-localisées – essentiellement les communautés montagnardes – cela avait un sens et relevait d’une gestion politique sensée.
D’ailleurs, dès le début des années 80 lorsque la classe moyenne chinoise se découvrait croissante et fortunée, ces minorités aux costumes colorés, aux danses bien gaies, sont devenues sources d’attraction et de revenus. Aujourd’hui, le tourisme dit « intérieur » [1] est en plein expansion.
Affiche à Kasghar.
Les chinois sont bons touristes, goulûment intéressés par les richesses culturelles et gastronomiques de leur grand pays, entrant littéralement dans la danse, sinon les danses, à tel point que la frontière ethnique s’est quelque peu frayée : on peut en effet voir des chinois Han métamorphosés en chamans non-Han et ce pas forcément pour des raisons pécuniaires : un parc d’attraction consacré à la minorité Naxi près de Lijiang par exemple est animé par une petite troupe à prime abord ethniquement diverse et cela n’a l’air de poser problème pour personne. Mais la formule a ses limites ; au Xinjiang, on n’apprécie moins la volonté de brassage et « d’appropriation culturelle » que Beijing a élaborée… à la place, pour réduire à défaut de séduire les mauvais esprits, ce même Beijing a institué un moyen de mainmise proprement abasourdissant…
« Les Uighurs vivent dans des maisons, les Han dans des appartements » dit le guide. Et effectivement, l’immeuble, ou plutôt le « compound » devant laquelle on se trouve ressemble plus à un camp retranché qu’une zone résidentielle : sise une banlieue poussiéreuse de Kashgar, pour y pénétrer il faut franchir un sas avec des gardes armées et casquées… les voitures entrantes y sont minutieusement contrôlées, fouillées… c’est une résidence où seuls vivent des chinois Han. Plus loin, la vieille ville de Kashgar, celle qui a vu passer quelques siècles d’histoire, est en passe d’être démolie pour faire place à des ruelles bien aseptisées et commerciales et de belles maisons pour les Uighurs fortunés… Han d’un côté, Uighurs de l’autre… Mais s’il y a dans les faits une espèce d’apartheid ethnique, la faute n’est pas à Beijing – au contraire même, pour tenter de fusionner les peuples, les autorités chinoises encouragent les mariages inter-ethniques mais si ceux-ci sont relativement communs dans le reste de la Chine, au Xinjiang, ils sont rares… la résistance venant bien du côté Uighur, l’élément musulman y est pour quelque chose dans ce rejet mais la raison principale est que les Uighurs (environ 45% de la population de la province contre 38% de Han) rechignent à voir leur identité fondue dans la masse des « occupants » car l’esprit antichinois est bien présent et celui, ou celle, qui ose convoler en douces noces avec un(e) chinois(e) Han est voué(e) aux gémonies, voire banni(e) de sa communauté. Ce n’est pas nouveau, c’est même très ancien, c’est une région où on n’est pas à une tuerie près...
Le Xinjiang a ainsi connu plus de 200 attentats à la bombe entre 1987 et 1990. Derniers attentats en date : 16 policiers furent tués à Kashgar en août 2008, des émeutes en 2009 dans la capitale provinciale Urumqi firent officiellement 197 morts, plus de 50 personnes furent tuées lors de « manifestations » marquant la fin du Ramadan en août 2014 ; trois mois plus tôt, en mai 2014, 33 personnes furent tuées par des militants séparatistes apparemment affiliés au Parti islamiste du Turkestan, de tendance salafiste sinon plus, armés de couteaux à Kunming, la capitale du Sichuan, et à Hotan dans le sud du Xinjiang cinq autres personnes furent pareillement assassinées en février 2017.
La crainte de violences n’est donc pas infondée et nul côté en a l’exclusivité. Cela a cependant conduit à des mesures extrêmes et à un bon serrage de vis. Depuis août 2016, la province est en effet sous la férule de Chen Quanguo, un proche du président Xi Jinping, qui fut jusqu’à cette date le « patron » (= secrétaire du CPP) du Tibet où il a su y rétablir, par des moyens musclés, la « pax sinica » [2] : on dit, par exemple, qu’aujourd’hui tous les couteaux de cuisines et surtout ceux utilisés dans les restaurants, doivent être enregistrés auprès de la police, le numéro d’identité de propriétaire gravé sur la lame, comme ça, si d’aventure un « terroriste » s’en sert pour poignarder quelqu’un on saura le retrouver très rapidement, de même les barbes trop longues sont interdites et même ; apparemment, le prénom « Mohammed » [3].
La « défense civile » à Kasghar.
Partout dans le Xinjiang, les forces de sécurité veillent avec application… toutes les entrées et sorties des villes passent par des postes de contrôle policiers où chaque personne et chaque véhicule est passé au crible – on dit, dans les rues du Xinjiang, que ces structures ont été conçues via une expertise israélienne, ce n’est pas impossible tant elles ressemblent à ce que l’on peut voir à Erez aux portes de Gaza et en d’autres lieux du même genre… partout donc des caméras de surveillance, vérification d’identité avec empreintes digitales et scan des iris à chaque déplacement … trois fouilles rien que pour accéder à un quai de gare ferroviaire, chaque foyer s’est vu attribué un « gardien de quartier » qui sonne régulièrement à la porte pour voir si tout est en bon ordre, dans toutes les rues sillonnent à longueur de journée des convois, sciemment effrayants, de véhicules des forces de l’ordre – sirènes hurlantes et lumières clignotantes [4] –, des postes de police ont été érigés quasiment tous les cent mètres, blocages de routes et fermetures arbitraires et à effet immédiat des marchés surviennent sans avertissement, des marchés où on va jusqu’à obliger des commerçants à endosser des habits policiers plus sans doute pour les « mouiller » ou en faire des otages que dans un véritable esprit de « loi et d’ordre » ; dans certains endroits, on oblige les voitures de s’équiper de détecteurs afin qu’on puisse les suivre/surveiller par satellite et on a constitué dans les quartiers des groupes d’autodéfense d’hommes et de femmes de Uighurs, officiellement anti séparatistes, à qui on donne brassard et matraque et qu’on ordonne de patrouiller les rues pour impressionner à vrai dire on ne sait trop qui... 1984 d’Orwell en version ultra-électronique. Et tout cela coûte cher, sans doute très cher.
La « défense civile » à Kasghar.
Car pour gérer tout cela, les policiers et agents divers doivent être nombreux, voire très nombreux : ainsi immédiatement après l’arrivée au pouvoir provincial de Chen, les autorités ont annoncé le recrutement de quelques 84’000 agents de sécurité rien que pour le Xinjiang, soit 50% de plus que le total recruté ces dix dernières années [5] avec des salaires plus que généreux : l’équivalent de 700€ / mois (contre une moyenne locale de 585€ / mois) nourri et logé en plus. Et ça, ce n’est que pour le recrutement à ciel ouvert...
Police à Khotan.
Comme donc dans la vieille Chine antique, lorsque le « Fils du Ciel » et ses eunuques soudoyaient les « barbares » extra-muros, Beijing – ou plus exactement le contribuable chinois – finance le bien-être des Uighurs. Nul doute qu’il s’agit là d’une manne financière pour beaucoup d’Uighurs qu’on voit en uniforme chinois, inspectant les coffres des voitures, vérifiant papiers d’identité, maniant des scanneurs de bagages… car le chômage, une des plaintes récurrentes des Uighurs, naguère très élevé, est actuellement retombé à un peu de 2% de la population active urbaine, soit à peu près le même taux que dans le reste du pays bien qu’il faille noter que la statistique ne fait pas la différence entre Uighur et autres ethnies ; de même les revenus par habitant sont aussi en nette hausse, bien qu’encore une fois il semblerait que les Han en profitent un peu plus que les autres [6].
Il faut dire que le Xinjiang est une région clef pour l’économie chinoise, en plus du coton, la province regorge de charbon, de gaz naturel et de pétrole et assure une large part de l’alimentation en produits énergétiques nécessaires à la croissance du pays. Mais on n’oublie pas les Uighurs pour autant : partout des portraits de Xi Jinping donnant l’accolade à des imams, histoire de montrer que… et, à défaut de pétrole sans doute, Beijing cherche à promouvoir, pour le bien-être des locaux (sous-entendu Uighurs), la culture de l’eau de rose [7] et s’engagent à s’auto-surveiller et à s’auto-dénoncer car il faut aussi dire que la culture Uighur est clanique et l’unité entre les clans a rarement été de mise…
Kim Gordon-Bates
Affiche à Kasghar.