Le nouveau premier ministre malaisien, Mahathir Mohamad, ne perd pas de temps. Pas seulement parce qu’à 92 ans le plus vieux leader de la planète sait que ses jours sont comptés. Il doit aussi prouver que le gouvernement qu’il a formé en fin de semaine dernière, après l’éclatante victoire surprise d’une coalition de quatre partis dont il fut, durant la campagne précédant les élections législatives du 9 mai, la figure de proue, est capable de se montrer à la hauteur de ses promesses. Au menu des priorités : lutte contre la corruption, « rétablissement du règne de la loi » et garantie de la liberté d’expression dans une nation qui n’était, à bien des égards, qu’une démocratie de façade.
L’une des premières annonces faites dès dimanche 13 mai par Mahathir – ou « Docteur M », comme les Malaisiens surnomment cet ancien médecin qui fut déjà cinq fois premier ministre entre 1981 et 2003 – s’inscrit, symboliquement, dans la droite ligne d’un nouveau pouvoir qui entend solder les comptes du passé : le gouvernement fraîchement nommé va « réexaminer » le bien-fondé d’une loi votée en avril sur les « fake news ».
Selon les opposants à l’« ancien régime » du premier ministre sortant, Najib Razak, 64 ans, qui était à la barre depuis neuf ans, cette loi allait servir à ce dernier pour museler un peu plus la voix de ses détracteurs. L’« ère » Najib, parfois perçue à l’étranger comme un système mollement autoritaire, fut en réalité marquée en coulisses par des règlements de comptes, des assassinats jamais élucidés et des emprisonnements arbitraires.
« Les décisions les plus urgentes sont d’ordre politique, il nous faut faire rapidement passer de nouvelles lois permettant de rétablir la liberté d’expression », confirme au Monde Wong Chen, député de l’un des partis victorieux mercredi.
« Les têtes de certains responsables doivent tomber »
Mahathir a également prévenu, dans la première conférence de presse donnée au lendemain du triomphe de sa coalition Pakatan Harapan – l’Alliance de l’espoir –, que « les têtes de certains responsables doivent tomber. Certaines personnes ont aidé et encouragé l’ancien premier ministre kleptocrate ».
Najib Razak est en effet soupçonné d’avoir fait virer sur son compte en banque l’équivalent de 560 millions d’euros en volant l’argent du fonds souverain 1Malaysia Development Berhad, désigné par ses initiales « 1MDB ». Ce scandale aux ramifications internationales a provoqué l’intervention de la justice américaine : celle-ci estime que Najib et ses proches auraient de surcroît blanchi aux Etats-Unis plus de quatre milliards d’euros de ce fonds souverain dont la dette, colossale, s’élève à plus d’une dizaine de milliards…
Outre l’ancien premier ministre, dont la crédibilité a été fortement érodée par le scandale, l’autre personnage particulièrement honni par les Malaisiens est son épouse, Rosmah Mansor, 66 ans. Elle est soupçonnée d’avoir utilisé une soixantaine de millions d’euros du même fonds pour acheter un collier en diamant de 22 carats.
L’ultime soubresaut de la carrière du despote déchu aura fini en pantalonnade, à l’image de son régime de satrape : samedi, après la publication sur les réseaux sociaux d’un document révélant que le premier ministre sortant s’apprêtait à s’envoler pour l’Indonésie voisine à bord d’un jet privé, Najib Razak a dû renoncer à ce qui ressemble fort à une tentative de fuite. Piteux, il a ensuite déclaré vouloir « aller se reposer » pour le week-end. Sans convaincre. Auparavant, une foule de gens alertés par la rumeur de son départ s’était rassemblée devant l’un des aéroports de Kuala Lumpur dans l’intention de l’empêcher de partir s’il était pris en flagrant délit de fuite…
Mahathir a aussitôt ordonné au département de l’immigration que Najib et son épouse soient empêchés jusqu’à nouvel ordre de sortir du territoire. Najib a fait savoir sur son compte Twitter qu’il « respectait » cette décision ; il a prié les Malaisiens de lui pardonner « ses erreurs et défaillances ». Mais avec la réouverture annoncée de l’enquête sur le scandale 1MDB, il a du souci à se faire… L’annonce par Mahathir du limogeage du procureur général Mohammed Apandi Ali, qui avait naguère blanchi l’ex-premier ministre de toute accusation, n’est sans doute que l’un des premiers coups de semonce.
Tournant dans l’histoire
La victoire de l’opposition marque sans conteste un tournant dans l’histoire de la Malaisie : l’Alliance de l’espoir de Mahathir a gagné 113 des sièges du Parlement tandis que la coalition sortante, le Barisan Nasional (Front national), qui était au pouvoir depuis 1957, date de l’indépendance du pays, n’a pu en regagner que 79. Partout, des Etats censés être complètement acquis au pouvoir ont voté contre des députés de l’ancienne majorité.
Un grand nombre de membres de la majorité malaise musulmane les a lâchés d’autant plus facilement que Mahathir fut lui-même le chantre du nationalisme malais. Même dans les lointains Etats de Sabah et Sarawak, situés sur la frange malaisienne de l’île de Bornéo, une partie non négligeable des populations tribales « indigènes » (qui représentent 12 % de la population totale du pays) a apporté son soutien aux alliés locaux de Mahathir.
Mais si la victoire ressemble fort, à l’échelle de la Malaisie, à une révolution, celle-ci a des aspects pour le moins déroutant. Voir le nouveau ministre des finances, Lim Guan Eng – premier membre de la minorité chinoise à être nommé à un tel poste depuis quarante-quatre ans –, tout sourire, dimanche, aux côtés de Mahathir avait quelque chose d’irréel : Lim a fait deux séjours dans les geôles du « Docteur M » quand ce dernier était au pouvoir.
Mahathir fut un premier ministre autoritaire, connu pour avoir embastillé à tour de bras ses adversaires et utilisé un appareil judiciaire à sa botte pour faire taire opposants et journalistes. Sans parler de ses sorties anti-occidentales et antisémites, au cours desquelles il conspuait les juifs « au nez crochu ».
« A 92 ans, il a changé, c’est un homme nouveau », prédisait la semaine dernière devant nous, mais en pouffant de rire, comme s’il n’en était pas tout à fait convaincu, le ténor de l’opposition Lim Kit Siang, qui s’avère être le père du nouveau ministre des finances. Lui-même a passé du temps en prison durant le règne de Mahathir première formule. Il va ainsi être intéressant d’observer comment l’ex-tyran repenti va réaliser sa nouvelle mue dans l’ère démocratique en train de s’ouvrir.
Bruno Philip (Kuala Lumpur, envoyé spécial)
• Le Monde. Publié le 15 mai 2018 à 06h50 - Mis à jour le 15 mai 2018 à 10h55 :
https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/05/15/mahathir-tyran-repenti-au-defi-de-la-democratie-en-malaisie_5299002_3216.html
Anwar Ibrahim, libre mais pas encore à la tête de la Malaisie
L’ancien vice-premier ministre est sorti de prison grâce à un accord avec le premier ministre, à qui il devrait succéder d’ici deux ans.
Anwar Ibrahim n’a pas encore le titre de premier ministre de Malaisie mais il en a déjà l’agenda et le discours. A peine sorti de son troisième séjour en prison et encore convalescent après une opération de l’épaule, il doit se rendre au Moyen-Orient, aux Etats-Unis, en Australie, à Hongkong, à Londres. A Delhi, il verra le premier ministre indien, Narendra Modi, et, à Ankara, il retrouvera son « vieil ami Erdogan », le président turc, dont il assume pleinement l’amitié malgré « quelques divergences ».
« Et bien sûr Paris ! J’adore Paris au printemps et en été, et je veux y revoir mes amis », lance Anwar Ibrahim avec un ersatz d’accent français au cours de l’entretien qu’il a accordé, début juin, au Monde, l’une de ses premières interviews à un média occidental depuis le pardon royal qui a permis sa libération, le 16 mai.
Selon l’accord conclu avec le premier ministre, Mahathir Mohamad, élu en mai, à 92 ans, à la tête du pays qu’il avait déjà dirigé de 1981 à 2003, Anwar Ibrahim, 70 ans, qui fut son vice-premier ministre de 1993 à 1998, devrait lui succéder d’ici deux ans.
A la clé de ce miracle politique, la réconciliation d’Anwar avec Mahathir, son « ancien pire ennemi »
Mais personne ne connaît les véritables intentions du très machiavélique Mahathir. Dans l’ascenseur qui mène au modeste siège du Parti de la justice du peuple (PKR), situé en grande banlieue de Kuala Lumpur, un poster à l’effigie d’Anwar affirme en lettres majuscules : « I am back ! » (« Je suis de retour ! »).
A la clé de ce miracle politique, la réconciliation toute cornélienne d’Anwar avec celui qu’il n’hésite pas à appeler son « ancien pire ennemi ». Car son mentor et père spirituel dans les années 1980 et 1990 fut aussi son geôlier : Mahathir se débarrassa de son brillant dauphin en l’envoyant en prison à l’issue de procès qualifiés par Amnesty International de « parodie de justice ». « C’est comme deux meilleurs amis, unis par des liens quasi filiaux qui, soudain, se livrent une guerre vicieuse, amère, comme la guerre de Trente Ans… », observe Anwar, lui-même perplexe.
L’avenir politique de la Malaisie repose donc aujourd’hui en bonne partie sur la coopération entre ces deux revenants. Mahathir avait besoin, pour obtenir une large majorité et faire tomber le parti qu’il a si longtemps dirigé, de la popularité de l’homme qu’il avait fait emprisonner.
Dans les coulisses du pouvoir, on murmure que Mahathir, qui aura 93 ans le mois prochain, ne fonctionne plus qu’à l’adrénaline. Combien de temps va-t-il tenir à ce rythme qui épuise les plus vaillants ? Et si Mahathir venait à abandonner le pouvoir plus tôt que prévu, sa promesse de céder la place à Anwar serait-elle tenue par son entourage ? D’où l’urgence pour Anwar d’être prêt, au cas où. Aussi, après ces quelques mois qu’il s’est donnés pour voyager et rétablir ainsi ses appuis internationaux, devra-t-il vite rentrer et se faire élire député, condition préalable à sa nomination au poste de premier ministre.
Anwar Ibrahim savoure encore la victoire inespérée de l’Alliance de l’espoir (coalition Pakatan Harapan) aux élections du 9 mai, marquant la première alternance politique depuis l’indépendance du pays. « Jamais je n’avais imaginé possible ou même faisable d’obtenir cette remarquable transition démocratique sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré », admet-il. Comme de nombreux Malaisiens, il a craint, pendant la nuit du vote, que le premier ministre sortant, Najib Razak, englué dans un colossal scandale de corruption, ne déclare l’état d’urgence et n’« usurpe le pouvoir ». « Mais, Dieu merci, ça n’est pas arrivé », constate-t-il.
Moral d’acier
Sorti de prison depuis moins de trois semaines, Anwar Ibrahim est serein mais visiblement fatigué. Sa gestuelle est calme, son sourire doux et son regard perçant, parfois espiègle. Il affiche un moral d’acier. « Je me sens super bien. Indépendant, libre, enfin… », affirme-t-il. Celui qui fut l’étoile montante de la Malaisie dans les années 1990 a gardé de ses neuf ans de prison une grande résilience et le goût de la discipline.
Il affirme s’être forgé une nouvelle sagesse au contact des classiques qu’il a lus et relus, notamment Shakespeare, Victor Hugo, Maupassant, Zola… « Je suis plus vieux, plus sage, j’espère, et aussi plus empathique, plus attentionné. Ce sont des qualités que les dirigeants doivent avoir, à mon sens. » Une probable pique à Mahathir Mohamad, qui a dirigé d’une main de fer le pays, en ayant recours à des lois d’exception pour faire taire opposants et détracteurs tout en accordant d’énormes privilèges à ses protégés, dont plusieurs sont d’ailleurs réapparus dans son entourage.
La veille, Mahathir et son épouse les ont invités, lui et sa femme, Azizah, qui occupe actuellement le poste de vice-première ministre, à rompre le jeûne du ramadan dans l’intimité. Les deux hommes ont parlé du « passé avant le passé », le « bon passé », dit Anwar en riant d’un air entendu. « Aujourd’hui, nous sommes en train de renouer notre amitié. Car l’enjeu est de sauver le pays de la corruption endémique et des abus de pouvoir. »
Coups fourrés
Si les commentaires d’Anwar sur Mahathir se bornent à quelques platitudes courtoises – « un leader compétent, un coriace » –, il ne cache pas leurs divergences. « Pour moi, qu’il soit coriace, pas de problème, qu’il faille travailler dur, pas de problème, mais il y a des sujets, comme la justice, sur lesquels je ne suis pas sûr qu’il ait la passion nécessaire pour engager des réformes en profondeur. »
Mahathir est censé corriger les erreurs d’un système qu’il a grandement contribué à mettre en place et dont tous ses proches ont bénéficié. Le camp d’Anwar doute que Mahathir n’entreprenne le vrai grand ménage. La paix des chefs Anwar-Mahathir est loin d’avoir emporté l’adhésion de leurs troupes respectives. La méfiance règne, et les coups fourrés existent déjà entre les deux camps.
Anwar est donc impatient d’avoir son tour pour construire une Malaisie « paisible, démocratique et juste ». Et par « juste » il entend « prospère pour tous ». « La Malaisie a tellement d’atouts : pétrole, étain, caoutchouc, huile de palme… Avec tout cela, je ne comprends toujours pas comment nous pouvons tolérer le niveau de pauvreté qui existe dans notre pays. » Il souhaite aussi réformer l’éducation, ce qui sera sa « priorité absolue » une fois au pouvoir. Sous réserve que tout se passe comme prévu.
Florence de Changy (Kuala Lumpur, envoyée spéciale)
• Le Monde. Publié le 14 juin 2018 à 11h04 - Mis à jour le 14 juin 2018 à 11h04
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