Une nouvelle fois, la Tunisie affiche sa fierté d’être si singulière. Au lendemain de l’adoption, mardi 9 octobre, d’une loi pénalisant le racisme, une première dans le monde arabe, le ministère des affaires étrangères a tweeté que « cette nouvelle réalisation honore la Tunisie ». Déjà pionnière dans l’abolition de l’esclavage – dès 1846, soit deux ans avant la France –, la Tunisie se distingue à nouveau dans la consolidation d’une conception éclairée d’elle-même. Et les commentaires patriotiques s’en réjouissant ont fleuri sur les réseaux sociaux.
« C’est un moment historique, un tournant pour la Tunisie », s’est félicitée Jamila Ksiksi, députée affiliée au parti islamiste Ennahda et principale avocate du projet de loi à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Mme Ksiksi est une des figures de ce combat. Issue elle-même de la minorité des Noirs tunisiens, représentant environ 15 % de la population et descendants d’esclaves pour l’essentiel, elle sait de quoi elle parle, même si elle préfère rester discrète sur les offenses qu’elle a subies. « Oui, j’ai souvent essuyé des propos racistes, comme tous les autres Noirs en Tunisie, admet-elle. Cela n’a fait que renforcer ma détermination à lutter. »
Jusqu’à trois ans de prison
A la tribune de l’ARP, mardi, Mme Ksiksi a invité ses pairs à reconnaître enfin la réalité du racisme anti-Noirs en Tunisie, longtemps resté tabou dans le débat public. Elle a bien senti les réticences dans les travées. Certains députés ont carrément nié le problème. D’autres se sont inquiétés des risques de divisions au sein de la communauté nationale. Une troisième catégorie, enfin, a pointé un prétendu « agenda étranger » derrière cette loi, notamment l’Union européenne.
A l’évidence, soulever une telle question ne va pas de soi en Tunisie. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les députés les plus impliqués dans la défense du projet sont issus des circonscriptions des « Tunisiens de l’étranger ». Exposés eux-mêmes à des pratiques discriminatoires en Europe, ils n’en sont que plus sensibles aux outrages subis par les Noirs en Tunisie. Leurs arguments, qui venaient compléter le plaidoyer de Mme Ksiksi, ont fini par l’emporter, puisque le texte a été adopté à la quasi-unanimité (125 voix pour, 1 contre et 5 abstentions).
Les propos racistes seront désormais passibles d’une peine maximale d’un an de prison et d’une amende pouvant aller jusqu’à 1 000 dinars (environ 306 euros). La sanction sera plus lourde pour « l’incitation à la haine », « les menaces racistes », « la diffusion et l’apologie du racisme », ainsi que la « création » ou la « participation à une organisation soutenant de façon claire et répétitive les discriminations ». Il en coûtera dans ces cas-là jusqu’à trois ans de prison et 5 000 dinars d’amende (15 000 dinars s’il s’agit d’une personne morale).
« On reste dans le paternalisme »
Ce vote est l’aboutissement d’un combat mené depuis la révolution de 2011 par une poignée de militants de défense des droits des Noirs tunisiens, notamment les associations Adam et M’nemty. Leurs mots d’ordre sont longtemps restés sans grand écho dans la société tunisienne, y compris auprès des organisations historiques des droits humains, préoccupées par d’autres priorités au lendemain de la chute de la dictature.
« Jusqu’en 2015, on n’était pas soutenus par la société civile tunisienne », déplore Maha Abdelhamid, pionnière du combat au sein de l’association Adam. Aujourd’hui doctorante à l’université Paris-Ouest-Nanterre, Mme Abdelhamid fait part de ses sentiments mitigés. « La Tunisie en tant que pays a de quoi être fière, dit-elle. Mais, dans le même temps, je suis contrariée de voir comment cette lutte pour les Noirs en Tunisie est aujourd’hui appropriée par les gens au pouvoir. On reste dans le paternalisme. »
Mme Abdelhamid appelle à aller bien plus loin. « Il faut comprendre le processus historique derrière les discriminations frappant les Noirs, exhorte-t-elle. Il y a un héritage mental très lourd qui pèse sur notre mémoire. On ne pourra pourtant pas avancer si on ne le regarde pas en face. » L’histoire, c’est notamment l’esclavage, dont les stigmates psychologiques persistent. Mme Abdelhamid rappelle que sur l’île de Djerba, où vit une importante communauté noire, plusieurs familles conservent dans leurs actes de naissance la référence à l’ancien statut d’esclave (atig ou « affranchi »). L’écho se prolonge aussi dans les qualificatifs péjoratifs utilisés pour désigner les Noirs, notamment le terme wsif (« esclave », « domestique »).
Un tel passif explique que le combat des associations ait mis tant de temps à éveiller de l’intérêt. « La question noire est restée sensible car elle référait à l’inconscient esclavagiste et à l’unité nationale », souligne la chercheuse en sciences sociales Stéphanie Pouessel, auteure notamment de Noirs au Maghreb, enjeux identitaires (IRMC-Karthala, 2012).
Faire appliquer la loi
Il a vraiment fallu attendre les violences à Tunis contre des Subsahariens suite à un match de football entre la Tunisie et la Guinée équatoriale, en 2015, pour qu’une prise de conscience s’amorce. D’autres incidents, dont l’attaque au couteau de trois étudiants ressortissants de la République démocratique du Congo (RDC) au cœur de Tunis, en décembre 2016, ont accéléré la réflexion sur une nécessaire riposte législative.
« Le combat a vraiment décollé après la vague d’agressions contre les Subsahariens, relève Mme Pouessel. Il était plus facile de dénoncer des actes visant des Noirs étrangers. » C’est d’ailleurs au lendemain de l’agression contre les trois Congolais que le chef de gouvernement, Youssef Chahed, a appelé à adopter une loi pénalisant le racisme. Mais, aux yeux des militants associatifs, ce n’est qu’un début. « Si on veut éradiquer le racisme en Tunisie, on ne le fera pas avec une simple loi, avertit Saadia Mosbah, Noire tunisienne, présidente de l’association M’nemty. Il va falloir que l’Etat s’implique. »
Le plus dur sera de faire appliquer les nouvelles dispositions. Mme Mosbah connaît la difficulté de la tâche. En novembre 2015, une altercation l’avait opposée à un pompiste de Tunis à qui elle avait demandé de gonfler ses pneus. « Je ne vais pas gonfler les pneus d’une wsif », avait objecté l’employé de la station-service. La dispute verbale dégénérera en agression physique, Mme Mosbah et son fils se retrouvant tabassés par trois pompistes. Les deux victimes, qui ont dû recevoir des soins à l’hôpital, ont porté plainte, mais la procédure s’est enlisée pour prendre une tournure singulière.
Manque de visibilité politique
Un an et demi plus tard, Mme Mosbah reçoit un avis du tribunal l’informant qu’elle doit payer une amende de 301 dinars pour coups et blessures prétendument infligés à l’employé. Ou comment l’agressé se retrouve agresseur. Mme Mosbah se bat désormais pour faire casser ce jugement. Hôtesse de l’air sur la compagnie nationale Tunisair, elle n’est pas du genre à se laisser intimider. Mais la majorité des Noirs tunisiens, habitués à rester discrets, ne font pas montre de la même combativité. « Ils sont encore les spectateurs d’une scène sur lesquels ils hésitent à monter », résume Mme Mosbah.
D’où le nouvel enjeu qui mobilise désormais les militants associatifs : arracher plus de visibilité politique et sociale pour les Noirs tunisiens. Jamila Ksiksi, la députée qui a activement défendu le projet de loi, est la seule élue noire au Parlement. Depuis Taïeb Sahbani, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères en 1986-1987, aucun Noir n’a jamais été ministre à Tunis. Les Noirs sont aussi absents de la scène médiatique tunisienne. « La loi du 9 octobre n’est qu’une première pierre », annonce Mme Mosbah.
Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)