Il a été souligné que gratuité est un mot féminin, il doit être aussi un mot féministe, écoféministe. Je voudrais donc contribuer poursuivre et étendre notre réflexion commune de ce point de vue féministe.
Il me semble qu’il y a dans nos réflexions un point aveugle, ou plus exactement que, comme trop souvent, la réflexion qui se veut générale est en fait une réflexion de/sur la moitié de l’humanité qui ignore la situation des femmes.
En effet l’essentiel de ce qu’on désigne couramment sous les termes de travail domestique, de travail de soin... n’est pas abordé.
Sont évoquées la restauration sociale, la santé et l’enseignement ce qui est important, mais est loin de recouvrir tout ce qui permet de reproduire et de prendre soin des êtres humains tout au long de leur vie.
Ce que j’appelle la reproduction sociale recouvre une gamme d’activités bien plus large et qui ne se limite pas à la seule consommation de marchandises, car la nourriture doit être préparée, les vêtements lavés, les corps choyés et soignés...
Elle est réalisée de trois façons différentes mais interdépendantes : par un travail non rémunéré dans la famille (réalisé majoritairement par les femmes) ; par des services publics financés par le salaire socialisé et/ou par l’impôt ; comme des services privés, payants au travers du marché.
La reproduction sociale est essentielle pour les capitalistes car elle permet la reproduction de la force de travail, la réponse à ses besoins quotidiens, son renouvellement sur le long terme. Les politiques néolibérales pour tenter de résoudre la crise du capitalisme ne se contentent pas de restructurer la production en imposant des politiques d’intensification du travail, de précarisation, d’austérité, elles restructurent aussi la reproduction sociale et tendent à réduire/détruire les services publics et à basculer la reproduction sociale entièrement sur les foyers individuels (et donc les femmes) et sur les services marchands.
La reproduction sociale est aussi essentielle pour tout projet politique car elle est indispensable pour la vie même.
C’est un apport décisif du mouvement féministe du début des années 1970 d’avoir mis en évidence que le mode d’exploitation capitaliste ne se limite pas au travail salarié mais requiert du travail gratuit/invisible et qu’il existe un lien entre la dévalorisation des tâches reproductives et le statut social dévalorisé des femmes qui les met dans une situation de vulnérabilité sociale et économique. Bien que produisant des valeurs d’usage indispensables, parce qu’il est renvoyé au privé et ne produit pas des marchandises, ce travail reste invisible.
La gratuité du travail de reproduction induit son invisibilité.
Face à cela nous ne pouvons défendre ni une visibilisation par le salaire ni la marchandisation. La première option, d’un « salaire maternel » comme le réclame le Rassemblement National, ou même un « salaire ménager » demandé par certains courants féministes voire parfois du « revenu universel », aboutirait à « naturaliser » plus encore la reproduction sociale comme « féminine » et à y assigner/enfermer les femmes.
La seconde, les solutions de marché, en plus du choix idéologique qu’elles supposent, ne sont pas des solutions pour une série de raisons. On peut citer pêle-mêle, de manière anecdotique bien qu’extrêmement symbolique, le service payant de la poste pour que le facteur passe visiter vos parents âgés à domicile ; plus substantielle, les préparations industrielles alimentaires ruineuses, néfastes pour la santé (trop gras, trop sucré, trop salé), écologiquement aberrantes... ; ou encore le recours de plus en plus massif des ménages aisés aux services domestiques à la personne le plus souvent effectués par des femmes migrantes, qui conjugue alors oppression de genre et oppression raciste.
Contre l’extension de la marchandisation que ce soit par le biais du salaire ménager ou par le recours accru au marché du travail reproductif : nous devons défendre une gratuité de socialisation et de lutte contre les oppressions, les discriminations et donc les assignations de genre.
Il ne s’agit pas là encore de rendre gratuit ce qui existe, mais de le transformer profondément.
Aujourd’hui, comme l’indique Pierre Rimbert (Monde Diplomatique janvier 2019), pointant à joute titre la place des femmes dans le mouvement des gilets jaunes : « Femmes et salariées, double journée de labeur et revenu modique, elles tiennent à bout de bras la charpente vermoulue de l’Etat social » et il ajoute « les secteurs majoritairement féminins de l’éducation, des soins, du travail social ou du nettoyage forment la clé de voûte invisible des sociétés libérales en même temps que leur voiture-balai ».
Les femmes représentent 51 % des employé.e.s et ouvrièr.e.s. Elles sont dans les services directs aux particuliers en général à domicile, aides ménagères (500 000), assistantes maternelles (400 000), domestiques (115 000) dans les institutions publiques ou non, aides-soignantes (400 000), aides de puériculture et AMP (140 000), agentes de services (500 000) ... où elles cumulent mauvaises conditions de travail, horaires décalés, dévalorisation... S’y ajoutent deux millions de travailleuses dans les professions intermédiaires de la santé, du social, de l’éducation. Elles ont toutes en commun de subir de plein fouet les effets des politiques d’austérité.
Il convient d’abord de (faire) reconnaître la centralité sociale et économique du travail de soin. Ce qui suppose de rompre avec deux aspects du discours dominant. Le premier affirme qu’il s’agirait de « dépenses », de « coûts » donc nécessairement trop élevées et à restreindre d’où les politiques d’austérité drastiques. Le second suggère que ce ne sont pas vraiment des métiers, mais plutôt la mise en œuvre de qualités naturellement spécifiquement féminines d’attention, d’empathie, de sollicitude qui ne justifie pas la reconnaissance.
Un tel rétablissement a une charge subversive immense pour remettre le monde à l’endroit, non seulement en finir avec l’identité : féminin = dévalorisé ; mais bien changer l’échelle des valeurs en remettant au centre ce qui concerne le soin des humains, de la vie et non la course au profit.
Concrètement, il faut évidemment en finir avec les politiques d’austérité et de destruction de la protection sociale (à coup de baisse des cotisations).
A l’inverse, il faut une augmentation du salaire socialisé (augmentation des cotisations dites « employeurs ») pour financer des services socialisés transformés, étendus... de manière urgente des services pour l’accueil de la petite enfance, pour la prise en charge de la dépendance des personnes très âgées et/ou malades, handicapées..., mais aussi des restaurants/cuisines collectives...
Ces services doivent bien entendu être totalement gratuits, c’est le seul moyen d’assurer l’égalité. Ils doivent aussi être autogérés conjointement par les usagèr.e.s, les salarié.e.s pour leur permettre enfin de « bien faire » leur travail et en finir avec l’une des principales sources de souffrance au travail : l’empêchement du « travail bien fait ».
La liste n’est pas limitative. Est posée par exemple la question du logement, d’habitats plus collectifs permettant d’échapper à la fausse alternative entre la solitude et l’établissement in-hospitalier... (à l’exemple de l’expérience des Babayaga)...
Comme l’écrit Silvia Federici [1] : « Il faut rouvrir le chantier de la lutte collective sur les tâches reproductives, reprendre le contrôle des conditions matérielles de la reproduction sociale, inventer de nouvelles formes de coopération qui échappent à la logique du capital et du marché. » (...) Il s’agit d’ouvrir “la possibilité d’une autre économie susceptible de transformer cette activité étouffante et discriminatoire qu’est le travail reproductif en un terrain d’expérimentation des plus libérateurs et créatifs pour les relations humaines."
Autant de possibles que nous devons ouvrir ensemble en conjuguant la gratuité au féminisme.
Christine Poupin