Il n’y a plus qu’un bain de sang ou un changement politique radical qui puisse mettre fin au mouvement de protestation au Soudan.
Malgré la répression, les contestataires ne renoncent pas. Ils sont désormais engagés dans une « semaine de soulèvement » qui a commencé pendant le week-end des 12 et 13 janvier par de nouvelles manifestations, la promesse de bloquer le pays, et un coup d’éclat : l’extension du mouvement à la province du Darfour, dans l’ouest du pays.
Selon l’Association des professionnels soudanais – une coalition regroupant des membres de la société civile et ceux d’un syndicat (médecins, professeurs, etc.), et qui pilote une partie du mouvement –, les manifestants projettent de descendre à nouveau dans les rues de Khartoum dans les jours à venir.
Triplement du prix du pain
Ils vont tenter d’atteindre une nouvelle fois le palais présidentiel et lancent en parallèle des mots d’ordre de grève générale pour tenter de paralyser un pays déjà presque à l’arrêt. L’association a appelé à une « marche pour la liberté et le changement », jeudi 17 janvier, dans la capitale et les grandes villes du pays.
Le mouvement a commencé après l’annonce du triplement du prix du pain, le 19 décembre 2018. Il a déjà fait au moins quarante morts, selon les organisations de défense des droits humains (vingt-quatre, selon les autorités).
En moins d’un mois, les premières manifestations, réunissant les membres de la classe moyenne asphyxiés par l’envolée des prix, ont gagné en force, devenant des « émeutes du pain », avant de s’étendre à plusieurs villes de province puis de gagner la capitale, Khartoum, et de se focaliser sur un changement au sein du pouvoir.
Les protestations contre la vie chère se sont muées en manifestations contre Omar Al-Bachir, le général de 75 ans qui dirige le pays depuis 1989 et l’a conduit jusqu’à cette crise économique aiguë. Le prix de l’essence a aussi augmenté au point d’empêcher de nombreux déplacements ; ceux des denrées de première nécessité ont flambé, la monnaie – la livre soudanaise – s’est effondrée, les dollars manquent pour les importations, l’inflation se situe officiellement à 70 %.
De la mer Rouge au Darfour
Des dizaines de manifestations ont eu lieu en quelques semaines à travers tout le Soudan. Certaines minuscules, vite écrasées ; d’autres regroupant des foules importantes.
Les forces de sécurité ont fait un usage croissant de leurs armes, ouvrant le feu de plus en plus souvent sur les foules, sans parvenir à instiller la peur. C’est dans ce contexte que les manifestations se sont étendues jusqu’au Darfour. A Al-Fasher et Nyala, des manifestants ont tenté de prendre les rues, dimanche, scandant les mots d’ordre, chansons et slogans qui circulent dans le pays, ceux des « printemps arabes » de 2011.
Les arrestations se multiplient. Pour le pouvoir, il s’agit de tenter de décapiter un mouvement dont les têtes restent inconnues. Le coup de filet vise large, mais essaye surtout de neutraliser les membres de l’Association des professionnels soudanais.
Une dizaine de jours plus tôt, les détenus politiques était au nombre de 300, selon un décompte réalisé par Khalid Omer, le secrétaire général du Parti du congrès soudanais (différent du Congrès national, au pouvoir). Cette formation politique est l’une des rares impliquées dans la contestation, alors que la plupart des partis ont été neutralisés par le pouvoir, certains de leurs dirigeants se laissant acheter pour faire de la figuration, notamment dans le récent gouvernement d’union nationale.
Cette coquille a du reste explosé ces derniers jours : vingt-deux représentants de partis ont feint de critiquer soudainement un pouvoir avec lequel ils ne sont associés que pour des raisons personnelles. « Ils n’ont pas de crédibilité, mais cela affaiblit un peu plus le régime », commente une source soudanaise.
Le mouvement s’est préparé dans l’ombre
Parmi le millier de détenus, hommes et femmes, figurent plutôt des responsables de la société civile. Il y a quelques jours, Mohamed Yousif Ahmed Al-Mustafa, professeur au département de sociologie de l’université de Khartoum, membre fondateur et coordinateur de l’Association des professionnels, était encore joignable. Il ne l’est plus. Il a été arrêté, parmi de nombreux autres, rejoignant les personnes gardées au secret.
Depuis l’extérieur du pays, Khalid Omer, du Parti du congrès soudanais (dont le président a lui aussi été arrêté), explique : « Personne ne peut prétendre être à la tête du mouvement. Ce qui arrive, c’est une révolution. Depuis que ce régime est arrivé au pouvoir en 1989, il y a eu des insurrections, mais jamais de cette ampleur. »
Lors des premières manifestations, l’Association des professionnels était à peu près inconnue, sans chefs clairement identifiés. Elle s’était constituée dans la discrétion, instruite par les précédents épisodes de répression, mais aussi pour contourner les syndicats, achetés ou infiltrés par le pouvoir.
Le mouvement s’est préparé dans l’ombre, créant patiemment, comme l’indique l’un de ses responsables, « des groupes informels, communiquant sur Facebook ou WhatsApp, afin de mobiliser et faire circuler les mots d’ordre ». « Des lettres ont été écrites, imprimées, glissées sous les portes pour diffuser des idées, dénoncer la mainmise de quelques-uns sur l’économie et l’effondrement des conditions de vie », témoigne l’un de ses organisateurs.
Brutalité de l’appareil répressif
La tentative de grève générale de novembre 2016 a aussi jeté les bases méthodologiques de la décentralisation des décisions au sein du mouvement. Ce principe a été conservé pour tenter de protéger les structures de la répression. Au cours des années écoulées, l’Association des professionnels a étendu son influence au sein des groupes de militants ou de partis n’appartenant pas à la vieille garde des formations politiques soudanaises.
Le 1er janvier, cette alliance, rejointe par les coalitions Nidaa al-Sudan (« l’appel du Soudan », qui inclut des mouvements armés et des partis politiques) et des Forces nationales du consensus, a signé une Déclaration pour la liberté et le changement : une charte prévoyant, après le départ du président Al-Bachir, d’installer aux commandes du pays un gouvernement de technocrates pour une période de transition de quatre ans, afin de s’attaquer aux problèmes de fond du Soudan, notamment en se promettant d’ « arrêter la guerre afin de traiter par la racine la question soudanaise et ses conséquences ».
Un objectif encore lointain. Le pouvoir, pour l’instant, tente de limiter la violence visible et se concentre sur un gigantesque coup de filet pour briser le mouvement.
Dans un second temps, il peut encore compter sur un appareil répressif d’une grande brutalité. Des officiers supérieurs de la police et de l’armée ont affirmé que leurs hommes ne tireraient pas sur les manifestants. Mais ces déclarations peuvent être considérées comme une tactique pour éviter de porter la responsabilité des morts. Selon une source soudanaise, « il n’est pas exclu que le pouvoir lâche toute sa violence contre les manifestants ».
Moscou, le nouvel allié
Plus complexe est le rôle des anciens janjawid, qui ont mené la guerre au Darfour. Ils sont désormais regroupés au sein d’une Force de réaction rapide dirigée par Mohamed Hamdan Dagolo « Hemeti », qui a rassemblé les pick-up de ses hommes près de Khartoum… avant de se livrer à des déclarations en faveur de la contestation. En agissant ainsi, il choisit de garder une certaine distance avec les événements afin, affirme un observateur, de rester « faiseur de rois » au sein d’une éventuelle prochaine configuration du pouvoir.
Par ailleurs, le régime compte un nouvel allié, Moscou, qui pourrait peser dans le jeu. Khartoum vient en effet tout juste d’annoncer qu’une base militaire russe pourrait s’installer en territoire soudanais.
L’épreuve de force est engagée. Des éléments du pouvoir vont-ils choisir de « quitter le navire », comme l’affirme une source, « pour se sauver tant qu’il est encore temps », ou Omar Al-Bachir va-t-il écraser le mouvement dans le sang ?
L’ancien vice-président Ali Osman Taha, l’une des figures du mouvement islamiste soudanais, a pris la défense du pouvoir, le 8 janvier, en mettant en garde les manifestants : « Les autorités ont des bataillons clandestins prêts à sacrifier leur vie pour défendre le régime. »
Jean-Philippe Rémy