« Maintenant, je manifeste de mon canapé. » Voilà déjà plus d’une demi-heure que David parle au téléphone, en ce début janvier. Le jeune homme n’élude rien de ses dernières semaines. Il raconte les nuits agitées, entrecoupées de « flashs ». Les « dix kilos perdus », après « deux semaines d’alimentation à la paille ». L’interdiction de boire de l’alcool et de fumer. L’impossibilité de se moucher pendant deux mois – « ça pourrait faire exploser mon palais ». Ses idées noires, aussi, comme lorsqu’il a pensé foncer avec sa moto dans un camion.
Depuis, David a repris le sport, et quelques kilos. Pas encore son travail de tailleur de pierre. Il parle désormais avec moins de difficulté, malgré ses quatre dents perdues et son bout de gencive manquant. Il jongle avec les termes chirurgicaux devenus familiers : « fracture maxillaire droite comminutive », « fracture alvéolaire avec perte de substance osseuse ». Puis, il résume, d’une phrase, « c’est un changement de vie total ».
Samedi 1er décembre 2018 à Paris, lors de l’acte III de la mobilisation des « gilets jaunes », David a reçu un tir de lanceur de balle de défense (LBD) en pleine tête, rue Paul-Valéry, à quelques mètres de l’Arc de triomphe. Il était venu des Yvelines, montrer une manifestation à sa compagne – « j’avais gardé un très bon souvenir des manifs contre le CPE [contrat première embauche, en 2006] ».
Avec ses revenus souvent inférieurs à 2 000 euros par mois, cet intérimaire de 31 ans se sent proche des revendications des « gilets jaunes ». En début d’après-midi, ce 1er décembre, la tension est montée entre les manifestants et la police. Le couple, qui voulait récupérer sa voiture pour partir, a été bloqué par une rangée de membres des forces de l’ordre. « Avec ma copine, on s’est approché, la main dans la main, les bras levés », assure-t-il. Puis, le jeune homme a reçu un tir, sans sommation, selon lui : « On bousille les gens pour bousiller. »
« Gueules cassées »
Combien sont-ils comme David, depuis le début du mouvement, fin novembre 2018, à avoir reçu des tirs de LBD – une arme dite « de force intermédiaire » qui a progressivement remplacé le Flash-Ball ?
Chloé Bertolus, professeure au service de chirurgie maxillo-faciale de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, évoquait, au début du mois de janvier, « une petite dizaine de personnes venues pour des blessures au visage et se disant victimes de tirs [de LBD] » depuis la fin novembre 2018. Mais il s’agit seulement des cas les plus graves, dans la capitale et ses alentours. Ils sont en réalité bien plus nombreux au niveau national, à avoir essuyé des tirs, au visage ou ailleurs – journalistes compris.
Voilà deux mois que chaque samedi s’accompagne de son lot de blessés. Sur les réseaux sociaux, des dizaines de cas s’affichent. Des mâchoires ensanglantées, des joues déchiquetées, des yeux tuméfiés, une véritable mosaïque de « gueules cassées ».
Des collectes de fonds ont été organisées sur Internet – David a lancé la sienne, qui a recueilli, pour l’instant, un peu plus de 5 000 euros. Le 12 janvier, lors de l’acte IX de la mobilisation des « gilets jaunes », le dernier en date, les vidéos des blessures de Lilian, un adolescent atteint à la mâchoire, à Strasbourg, et d’un manifestant, touché à la tête alors qu’il semblait fuir les forces de l’ordre à Bordeaux, ont été particulièrement relayées.
« 776 tirs de LBD » pour le seul 1er décembre à Paris
David Dufresne, un journaliste spécialisé sur les questions de maintien de l’ordre, estime qu’il y a eu en France, depuis la fin novembre 2018, « entre 80 et 90 blessés graves, beaucoup à la tête » par des tirs de LBD ou de Flash-Ball – certains sont encore utilisés. Parmi ces personnes « pas loin d’une quinzaine auraient perdu un œil », selon lui. Sans relâche, il recense les cas sur son compte Twitter.
Mesurer l’ampleur du phénomène est une gageure. Car si les policiers doivent faire remonter l’utilisation des LBD dans un fichier créé en 2012, le TSUA – pour « traitement relatif au suivi de l’usage des armes » –, les autorités n’avancent aucune donnée sur le sujet pour les derniers mois. « Le nombre de tirs, nous ne l’avons pas, puisqu’il n’est pas consolidé, indique-t-on au ministère de l’intérieur, lundi 14 janvier. Donner des chiffres maintenant serait approximatif, et très rapidement faux, donc, pour nous, pas opportun. »
Le Parisien avait toutefois mentionné « 776 tirs de LBD » pour la seule journée du 1er décembre à Paris, un nombre qui n’a pas été démenti par la Préfecture de police. Depuis, aucune autre information de ce type n’a filtré.
David Dufresne déplore un manque de transparence du pouvoir sur ces sujets. « Si on n’était pas quelques-uns à répertorier les incidents, et que les “gilets jaunes” ne postaient pas sur les réseaux sociaux, on ne saurait rien, souligne-t-il. Il y a une omerta incroyable de la police. »
« Ces armes mutilent et détruisent des vies »
Le ministère de l’intérieur se borne à rappeler le caractère inédit des manifestations, le contexte violent de ces derniers mois – il y aurait eu plus de 1 700 blessés parmi les manifestants et environ un millier parmi les membres des forces de l’ordre – et la doctrine concernant ces armes : elles ne peuvent être utilisées que dans les situations de légitime défense et de maintien de l’ordre, lorsque les forces de l’ordre subissent des violences ou qu’elles n’ont « pas d’autre moyen pour défendre leur position ».
Il est nécessaire, pour pouvoir s’en servir, d’avoir suivi une formation de six heures, à renouveler tous les trois ans. Une instruction du 2 septembre 2014 relative aux LBD indique par ailleurs que « le tireur vise de façon privilégiée le torse ainsi que les membres supérieurs ou inférieurs. La tête n’est pas visée ». Mais en cas de légitime défense, « il n’est pas fait mention de zone de tir », ajoute-t-on au ministère de l’intérieur, tout en soulignant l’importance de la « proportionnalité » dans les réponses policières, un terme qui ulcère nombre de blessés, estimant que ce principe n’est pas respecté.
Les événements de ces dernières semaines ont ravivé la polémique sur l’usage de ce type d’armes. Le 7 décembre, environ 200 personnalités, dont des élus de gauche, des sociologues, des historiens et des écrivains ont appelé à cesser « immédiatement » l’utilisation des LBD en manifestation. « Ces armes mutilent et détruisent des vies, et sont utilisées de manière très importante. Elles sont totalement inadaptées au cadre du maintien de l’ordre qui implique des masses mouvantes, avec beaucoup de gens », avance Me Alimi, l’un des signataires et défenseur de plusieurs manifestants blessés. Le 18 décembre, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté un recours de plusieurs « gilets jaunes » demandant une mesure provisoire d’interdiction.
Nombreuses victimes collatérales
La controverse ne date pas seulement des derniers mois. Dans un rapport rendu public le 10 janvier 2018, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, préconisait la fin du recours aux LBD lors des opérations de maintien de l’ordre, soulignant leur « usage dangereux et problématique ». « Le caractère non létal des armes de force intermédiaire conduit en pratique les agents à les utiliser avec moins de précautions que les armes traditionnelles », écrivait-il.
Selon des données communiquées au Monde, le Défenseur des droits a été saisi, en 2018, de sept cas concernant des LBD, dont cinq en marge du mouvement des « gilets jaunes » et des blocages lycéens. En 2017, une seule saisine concernait l’usage de Flash-Ball ou LBD, loin des onze enregistrées en 2016, année marquée par les manifestations contre la loi travail.
Le nombre de plaintes liées à l’usage de lanceurs de balle depuis le début du mouvement reste inconnu. Plusieurs parquets n’ont pas répondu à nos sollicitations sur ce sujet. « Tous les usages connus du LBD 40 mm l’ont été uniquement dans des situations de violences commises contre les personnels de police, soit le tireur lui-même soit ses collègues, tient à rappeler Dominique Alzeari, procureur de la République de Toulouse. La seule incertitude demeure la qualité des visées dans des situations de stress intense sous une pluie de projectiles, potentiellement mortels pour certains d’entre eux. »
Censés être bien plus précis que le Flash-Ball, les LBD sont accusés d’avoir fait de nombreuses victimes collatérales. Début décembre, Vincent, un lycéen de 17 ans que Le Monde a rencontré, a subi une importante blessure à la joue droite, au niveau de la bouche, alors qu’il filmait un blocus qui dégénérait devant son lycée, à Montgeron (Essonne). Reçu aux urgences de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), il a de nouveau été opéré fin décembre, et ne peut pas s’alimenter normalement. Il craint de rater son bac.
« Rupture dans la doctrine française du maintien de l’ordre »
Lorsqu’ils ont déposé plainte avec leur fils au commissariat, ses parents ont été rassurés de voir, grâce à des images de vidéosurveillance, que celui-ci n’avait pas jeté de projectiles, comme il le leur assurait. Mais la mère de Vincent s’interroge : « Je pensais que la police utilisait ce genre d’armes contre les délinquants… » « Cela donne l’impression que l’on a tiré en direction d’une masse agitée, sans qu’il y ait forcément une cible », souligne Me Cyril Dubois, l’avocat du garçon.
« Le Flash-Ball ou le LBD est une rupture dans la doctrine française du maintien de l’ordre, selon laquelle on ne visait pas la foule et l’on montrait sa force pour ne pas s’en servir, juge David Dufresne. Aujourd’hui, les forces de l’ordre ont massifié le fait de viser la foule. » Si les chiffres de 2018 n’ont pas encore été communiqués, les statistiques des années précédentes soulignent un recours de plus en plus fréquent aux « armes de force intermédiaire ».
Selon un rapport de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) présenté le 26 juin 2018, les policiers ont utilisé 2 495 fois les LBD en 2017, soit une hausse de 46 % par rapport à l’année 2016. Une croissance « liée pour l’essentiel aux opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre menées dans le cadre des manifestations ou de violences urbaines », note la « police des polices ». Et l’Etat continue à s’équiper : le 23 décembre 2018, le ministère de l’intérieur a passé commande de trois lots de LBD, pour un total de 1 730 armes.
A la date du 11 janvier, l’IGPN a été saisie de 207 signalements pour des dénonciations de violences policières, dont 71 enquêtes judiciaires et une enquête administrative, depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », sans que l’on sache combien de ces procédures sont liées aux LBD.
David, le tailleur de pierre des Yvelines, n’en fait pas encore partie. Lorsqu’il est revenu chez lui début décembre, après avoir été opéré à l’hôpital Saint-Joseph, dans le 14e arrondissement de Paris, il s’est pourtant immédiatement rendu sur le site Internet de l’IGPN. Il y a laissé un message, sans espoir de réponse : « Je pensais : “Ils ne vont jamais me rappeler, c’est mort !” » Un agent l’a toutefois joint au téléphone, et lui a indiqué qu’il pouvait porter plainte. « Il m’a dit : “T’as quand même peu de chances qu’on retrouve le policier.” »
Finalement, David n’a pas saisi l’IGPN. Mais il déposera cette semaine une « plainte administrative, contre l’Etat ». « Parce que celui qui m’a tiré dessus n’a fait que répondre aux ordres », estime-t-il. Au-delà des tirs de LBD, la question du maintien de l’ordre est plus que jamais au centre des accusations.
Yann Bouchez