Les Italiens accusent les Français de provoquer les migrations africaines vers l’Europe en appauvrissant le continent par l’intermédiaire de mécanismes comme le franc CFA, une monnaie qu’ils qualifient de “coloniale”.
C’est une question débattue à mots couverts dans les cercles intellectuels du panafricanisme, dans la diaspora et parmi les universitaires et militants du continent. Mais la plupart des médias occidentaux ont préféré dénoncer ces propos, qualifiés de populistes et de démagogues.
Certains d’entre eux ont toutefois fait appel à des experts africains pour donner plus de poids à leurs analyses, et notamment à Ndongo Samba Sylla. Cet économiste sénégalais a publié en septembre un livre sur le sujet, en collaboration avec la journaliste française Fanny Pigeaud. L’Arme invisible de la Françafrique : une histoire du franc CFA (éditions La Découverte) est d’ores et déjà devenu une référence. [Le franc CFA est une monnaie commune à 14 pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, dont 12 anciennes colonies françaises.]
“L’inqualifiable scandale du franc CFA”
Les deux auteurs essaient d’apporter un peu de rigueur dans un débat qui s’appuie parfois sur des émotions pures, sur des dogmes ou des sous-entendus.
“Même si les propos italiens sont démagogiques, ils ont le mérite d’avoir alerté l’opinion publique internationale sur l’inqualifiable scandale du franc CFA”, se félicitent les deux auteurs, qui nous répondent par courriel, avant d’admettre que, “bien entendu”, le franc CFA à lui seul n’est pas la cause de l’émigration désespérée vers l’Europe.
Surtout parce que les migrants, victimes de la mondialisation, viennent aussi de pays qui n’appartiennent pas à la zone du franc CFA”, soulignent-ils.
Sylla et Pigeaud assurent que les flux migratoires “non souhaités” qui arrivent aujourd’hui en Europe sont le résultat, depuis l’époque coloniale, de politiques d’accumulation en Occident fondées sur la mise en coupe réglée du continent africain.
Annuler les accords de coopération monétaire
“Les pays occidentaux ne peuvent pas obliger les pays africains à libéraliser le commerce, l’investissement et les finances, et en même temps rejeter l’émigration des travailleurs africains qui sont victimes de cet ultralibéralisme à grande échelle, poursuivent-ils. Les migrations non souhaitées vers l’Union européenne sont l’une des répercussions de la destruction orchestrée dans les pays du Sud par la logique capitaliste effrénée.”
Ndongo Samba Sylla et Fanny Pigeaud rappellent que, en tant que pays occidental et membre de l’Union européenne, l’Italie a elle aussi participé à la dynamique d’appauvrissement du continent africain.
“Il y a une chose que l’Italie et d’autres pays européens peuvent faire, c’est obtenir de la France qu’elle mette fin au colonialisme monétaire que subissent encore 14 pays africains, lancent-ils ; cela veut dire annuler les accords de coopération monétaire entre les pays africains et la France.” Comment peuvent-ils faire cela ? “En portant le problème à l’échelle européenne, car depuis 1999 et la naissance de l’euro, le franc CFA est aussi sous la supervision de l’Union européenne.”
Aucune décision “sans l’aval de Paris”
Le franc CFA a été créé en 1945 pour que les colonies françaises d’Afrique subsaharienne participent à la reconstruction de la métropole après la Seconde Guerre mondiale. Après la vague d’indépendances, les deux banques centrales des deux zones (Afrique de l’Ouest et Afrique centrale) ont transféré leurs sièges respectivement à Dakar, au Sénégal, et à Yaoundé, au Cameroun. Et leur personnel s’est progressivement africanisé.
Tout cela peut avoir donné l’impression d’une décolonisation monétaire, admettent les auteurs. Mais les règles instituées pendant la période coloniale continuent à régir le fonctionnement de cette monnaie, placée sous le contrôle du Trésor français.”
Quatre mécanismes sont à l’œuvre pour le franc CFA : sa parité est fixée par rapport à la monnaie française (franc français, puis euro – aujourd’hui, 1 euro = 655,96 francs CFA) ; on peut librement transférer des capitaux et des revenus à l’intérieur de la zone franc (qui inclut la France) ; il existe une centralisation des réserves de devises (les banques centrales africaines sont obligées de déposer 50 % de leurs réserves sur un compte spécial du Trésor français), enfin, le Trésor français garantit la convertibilité du franc CFA [ce qui donne une crédibilité internationale aux pays utilisant cette monnaie].
Des manifestations anti-franc CFA
“On ne peut prendre aucune décision de politique monétaire sans l’aval de Paris”, précisent Ndongo Samba Sylla et Fanny Pigeaud, qui rappellent que les billets de franc CFA sont imprimés en France [à Chamalières, fief de l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing]. La Banque de France possède également 90 % des stocks d’or de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO).
[Pour les partisans de ce système, le contrôle extérieur du franc CFA apporte une certaine stabilité et représente un bouclier contre la tentation de faire tourner la “planche à billets”, et ainsi limite l’inflation et la dette. A contrario, pour ses adversaires, une inflation trop basse pour des pays à forte croissance peut limiter leur développement et un euro fort peut pénaliser les exportations vers des destinations non européennes.]
La question du franc CFA est débattue depuis les années 1970. Ce débat a connu un temps fort avec la dévaluation du franc CFA en 1994, une décision prise unilatéralement par la France et qui a été catastrophique pour les économies des pays qui l’utilisent [cela a provoqué entre autres une forte augmentation des prix]. La contestation de cette monnaie s’est calmée jusqu’à récemment quand la grogne est réapparue [plusieurs manifestations anti-franc CFA ont eu lieu en 2017 au Bénin, au Gabon, en Côte d’Ivoire et au Mali].
Des avantages supérieurs aux désavantages ?
Les deux auteurs notent que le discours sur le franc CFA a toujours été celui des classes dominantes : les chefs d’État africains, le gouvernement français et ses experts, les autorités monétaires, les banquiers et les économistes “orthodoxes”. “Il consiste à dire, de façon simpliste, que le franc CFA est une monnaie africaine et que ses avantages (stabilité monétaire, parité fixe, faible inflation) sont supérieurs aux inconvénients, qui eux ne sont jamais spécifiés.”
L’économiste sénégalais et la journaliste française observent enfin que la plupart des médias occidentaux ne parlent du franc CFA que lorsqu’un dirigeant occidental l’inscrit à son ordre du jour. Et de citer pour conclure les mots du panafricaniste et universitaire jamaïcain Horace Campbell : “Sans la richesse de l’Afrique, la France serait une puissance mineure, pas plus influente que l’Autriche.”
La grande majorité des intellectuels africains pensent comme le professeur Campbell”, font valoir les deux auteurs.
Ángeles Jurado
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