L’antisémitisme ne fait pas à proprement parler partie des fractures de la gauche radicale. Les positionnements sur cette question varient peu d’une organisation de gauche à l’autre. Au contraire, celles-ci ont souvent en partage un désinvestissement de ce thème perçu comme secondaire voire négligeable, relativement à d’autres formes de racialisation. Plutôt qu’une fracture, c’est donc davantage un silence qu’il s’agit d’interroger ici, en plaidant pour une critique radicale de l’antisémitisme à l’heure où celui-ci a des effets pratiques et idéologiques jusque dans les formes que prennent certaines luttes sociales [1].
Pour nombre d’organisations de la gauche radicale et de l’antiracisme français, l’antisémitisme contemporain n’est pas une question. Plus précisément, les pratiques et les discours qui ciblent des (supposés) juifs tenus pour responsables de maux politiques, économiques ou sociaux n’attirent souvent l’attention que dans la mesure où cet antisémitisme est instrumentalisé par des politiciens ou intellectuels réactionnaires.
Il ne s’agit pas de nier l’existence d’une telle instrumentalisation. On assiste, depuis une vingtaine d’années, à la multiplication de discours sur une « nouvelle judéophobie » qui construisent l’image d’une « extrême-gauche » ou de « jeunes de quartiers » antisémites parce qu’antisionistes ou musulmans [2]. Pourtant, face à cette instrumentalisation, les organisations de la gauche radicale ou de l’antiracisme politique [3] ne s’enquièrent que rarement de la réalité de l’antisémitisme dans la période actuelle et faillissent souvent à développer leur propre critique des actes et de la symbolique antisémites. Ces organisations forgent plutôt diverses justifications d’une position de principe : l’antisémitisme ne serait une question que pour les défenseurs et les idéologues de l’ordre existant. L’antisémitisme contemporain devient ainsi une question que l’on ne doit tout simplement pas poser en tant que révolutionnaire et/ou antiraciste [4]. À l’heure actuelle, l’antisémitisme dans la gauche française est moins une ligne de fracture délimitant différentes positions que l’objet d’un silence. C’est ce silence que nous allons tenter de décrire et décrypter ici.
Parler de « la gauche » pour désigner tout un spectre politique extrêmement hétérogène et éclaté, allant de la France Insoumise aux autonomes en passant par l’antiracisme politique, les mouvements écologistes ou les différentes formations trotskystes ou maoïstes, peut paraître essentialisant, voire dénué de sens. Or, justement, le silence face à l’antisémitisme semble constituer une des rares choses partagées par la grande majorité des courants et organisations de la gauche française. Ériger l’antisémitisme en fracture constituerait ainsi une avancée et signifierait, a minima, d’en faire un point de débat et un enjeu politique.
L’antisémitisme et les silences de la gauche
Le peu de statistiques dont nous disposons font apparaître que les discours et les actes antisémites ont connu une recrudescence au début des années 2000. Depuis ce tournant, leur nombre annuel enregistré est supérieur à 200 et a été supérieur à 800 à cinq reprises [5]. Certains lient le tournant du début des années 2000 à la Seconde Intifada, tandis que d’autres avancent qu’une part conséquente des actes antisémites en France proviendraient des soi-disant « milieux arabo-musulmans » [6]. Il est à noter qu’ils se fondent souvent sur des catégorisations vagues et des données empiriques partielles. On peut cependant constater que le 11-Septembre a inspiré une panoplie d’élucubrations conspirationnistes sur le rôle qu’une organisation juive mondiale jouerait dans l’orchestration du cours du monde [7], jusque dans la crise des subprimes de 2008 [8].
Plus frappante est la multiplication d’attaques antisémites physiques visant des personnes, l’année 2012 étant la première où ce genre d’actes ont dépassé en nombre les actes touchant des lieux associés à la judéité (synagogues, cimetières juifs, etc.) [9]. Face aux meurtres ciblant des juifs du fait de leur judéité réelle ou supposée, les organisations qui revendiquent une identité de révolutionnaires et/ou d’antiracistes politiques ont le plus souvent adopté deux types de positions. Il y a d’abord l’attitude sceptique qui consiste à douter de la dimension antisémite de ces meurtres. Albert Herszkowicz, fondateur de Mémorial 98, notait déjà en 2009 que des organisations comme la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), l’Union Juive Pour la Paix (UJFP) et le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP) avaient refusé de manifester en solidarité avec Ilan Halimi sous prétexte, notamment, que la police n’aurait pas établi le caractère antisémite du meurtre. « [É]trange prétexte », écrivait-il avec justesse, « s’agissant d’organisations habituellement peu enclines à s’aligner sur les analyses policières » [10]. Toutefois, quand ce caractère antisémite est indéniable — même pour la police ! — au vu du discours explicite de l’auteur du meurtre, la position de la relativisation peut prendre le relais. Celle-ci revient à minimiser, voire à faire disparaître la dimension antisémite en la contrebalançant avec un phénomène jugé plus important. On se réfère alors surtout à la position minoritaire de l’assassin (Mohamed Merah et l’école juive toulousaine [11]) ou encore aux dispositifs autoritaires et islamophobes de l’antiterrorisme (Coulibaly et l’Hyper Cacher [12]). Rares sont donc les propositions d’analyse de ce qui est : des juifs tués parce que juifs.
Les dénégations et le manque de réactivité face aux meurtres antisémites ne sont que l’expression la plus manifeste d’un profond silence de la gauche radicale. Il existe de fait un décalage frappant avec le niveau de thématisation de l’antisémitisme dans le débat public et les médias mainstream où s’enchaînent polémiques autour de faits divers antisémites et tribunes contre le « nouvel antisémitisme ». Au mieux, l’antisémitisme est inséré dans le cadre de la lutte contre les partis et groupements de l’extrême-droite et la critique de leurs idéologies. L’antiracisme politique a pourtant su montrer, contre l’antiracisme institutionnel et moral, que les représentations racistes sont produites en premier lieu par la profonde racialisation de la société française. Celle-ci a permis aux partis d’extrême-droite d’émerger et de trouver une audience. Ce type de raisonnement sur les mécanismes structurels du racisme semble ne pas valoir pour l’antisémitisme. La gauche radicale reste silencieuse devant les deux facettes principales d’un antisémitisme qui dépasse largement le seul public de l’extrême-droite traditionnelle : l’antisémitisme conspirationniste moderne liant les juifs au pouvoir et à l’argent et les éléments d’antisémitisme qui peuvent être reformulés dans des invectives contre Israël.
Le renforcement contemporain d’un antisémitisme classique associant les juifs au pouvoir et à l’argent a pour trame de fond l’émergence d’un conspirationnisme de masse à partir de la seconde moitié des années 1990. La forme de pensée conspirationniste a deux effets principaux [13]. D’une part, elle offre une vision du monde évacuant la complexité, voire le caractère impénétrable d’une société organisée autour de l’impératif de valorisation capitaliste et de ce qui s’y associe : formes sociales (marchandise, État, droit …), rapports de domination (classe, genre, race), stratégies d’hégémonie, idéologies, formes de gouvernement, rapports d’exploitation ... Cette vision du monde se focalise sur des petits groupes maléfiques œuvrant dans l’ombre. D’autre part, cette conception paranoïaque d’un monde régi par des forces occultes et terrifiantes fait apparaître la réaction contre les groupes incriminés comme un mécanisme d’auto-défense où une « communauté » fantasmée (le peuple, la race blanche, parfois la Oumma) se dresse face aux conspirateurs.
Le nouvel essor du conspirationnisme constitue un phénomène de masse prenant de court la gauche. Il s’explique sans doute en partie par les bouleversements sociaux générés par la restructuration néolibérale du capitalisme initiée dans les années 1970 et accélérée par la crise de 2008 et la fin des grands récits de la modernité, notamment l’affrontement idéologique entre libéralisme occidental et stalinisme soviétique qui avait structuré la guerre froide. Ensuite, l’émergence et la popularisation rapide d’Internet ont permis une diffusion massive de discours « alternatifs » bien au delà de l’extrême-droite ou des communautés conspirationnistes « geek » qui avaient émergé à partir des années 1950 et 1960, notamment autour des spéculations sur l’existence des extraterrestres. Une enquête d’opinion menée en 2017 par la fondation Jean Jaurès et Conspiracy Watch fait apparaître le complotisme comme un phénomène majeur, 79% des sondés croyant à au moins une théorie du complot [14].
Si toute les théories du complot ne sont pas fondées sur l’antisémitisme, un grand nombre d’entre elles se laissent facilement décliner dans un sens antisémite en raison des représentations qu’elles charrient et de leurs effets sociaux. Par-delà la malléabilité et l’hétérogénéité des figures de la conspiration, celle du juif semble invariante depuis le XIXe siècle dans son rôle de surface de projection permettant de concrétiser et de personnifier les rapports sociaux capitalistes et l’idée même de domination et d’injustice. En outre, l’existence d’autres figures du complot dans un même récit n’évince pas forcément la « juiverie mondiale ». Derrière les premières couches apparentes de la conspiration se trouvent des strates plus profondes impliquant généralement les juifs, incarnation du pouvoir maléfique ultime. La « juiverie mondiale » se trouve alors au sommet de la pyramide des conspirations, à l’œuvre derrière « la finance », les machinations de la CIA ou l’orchestration du « grand remplacement ».
Certaines figures publiques juives cristallisent ainsi le ressentiment et la paranoïa antisémite. À travers ses activités philanthropiques, le milliardaire juif américain d’origine hongroise Soros oeuvrerait à la déstabilisation des sociétés et des nations au profit de la domination juive mondiale. Selon les élucubrations antisémites, Bernard Henri-Lévy serait l’un des principaux instigateurs des interventions militaires françaises et le dîner du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France) le lieu où les hommes politiques prêtent allégeance à leurs maîtres juifs.
Cette structure fantasmagorique se décline à travers tout un ensemble de stéréotypes sur les juifs qui se manifestent au quotidien. Selon un sondage CNN réalisé en France et en Europe, entre 24 et 28% des personnes interrogées estiment que « la communauté juive a trop d’influence à travers le monde » dans la sphère de la « finance et des affaires » et 21% partagent cette idée au sujet du champ politique et des médias [15]. Certes, les stéréotypes sur les juifs ne se traduisent pas forcément dans des formes d’hostilité, les juifs étant souvent loués pour leur supposé « sens des affaires » et leur « solidarité communautaire ». Toutefois, le contexte de défiance à l’égard des « élites » et de dégradation des conditions matérielles d’une partie de la population marqué par une agitation populiste peut faire de ces stéréotypes les mobiles d’agressions verbales ou physiques dirigés contre des (supposés) juifs. Celles-ci apparaissent, pour les antisémites s’estimant victimes de la domination juive, comme une forme de rébellion [16].
La gauche, pourtant toujours prête à dénoncer le péril fasciste, ne s’alarme pas particulièrement de cette propension au conspirationnisme et à sa déclinaison antisémite, qui constituent pourtant le terreau pour la popularisation d’idéologies fascisantes. Elle pense encore largement l’idéologie comme un ensemble de mécanismes procédant uniquement « par le haut » : manipulation, diffusion de visions du monde (néo)libérales et/ou réactionnaires, production de subjectivités par les appareils idéologiques d’État (école, université …) et les médias dans l’intérêt des classes dominantes. Si l’État diffuse une partie des récits conspirationnistes, notamment la vision raciste et sécuritaire du « péril islamiste », figure réactualisée du vieil « ennemi intérieur », une grande partie du conspirationnisme est produit « par le bas ». La paranoïa conspirationniste se situe souvent au niveau des mécanismes de défense psychologiques spontanés des individus. Récits et figures fantasmagoriques émergent d’une myriade diffuse de micro-médias complotistes (blogs, sites, chaines YouTube, pages Facebook, comptes Instagram et Twitter ...) dont les contenus circulent massivement sur les réseaux sociaux. En ce sens, le conspirationnisme est devenu aujourd’hui une idéologie mainstream et « dominante ». Ce ne sont pas l’État ni les médias du « grand capital » qui produisent et diffusent l’antisémitisme en France mais un ensemble d’entrepreneurs antisémites jouant sur des idées antisémites répandues et sur le rejet populaire spontané du « système » et de « ceux d’en haut ».
Ainsi, l’analyse de la spécificité et de l’autonomie relative de ces phénomènes est le plus souvent éludée à gauche. Évoquer l’antisémitisme populaire reviendrait pour une grande partie de la gauche à faire le jeu des discours dominants discréditant les « dominés ». Le portrait du prolétariat post-colonial ou plus récemment des prolétaires blancs des « périphéries » en barbares antisémites doit, par contraste en quelque sorte, légitimer les projets hégémoniques des classes dominantes drapés dans le langage de la défense de la civilisation. Quand il traite du problème de l’antisémitisme, le collectif anti-impérialiste Quartiers Libres se concentre sur la recomposition d’une partie de l’extrême-droite autour de Soral et Dieudonné. Ne retient l’attention que la manière dont l’accusation d’antisémitisme se « surajouterait » aux représentations racistes et islamophobes qui nourrissent les processus de relégation et de contrôle des prolétaires racisés [17].
Corrélat direct, l’accusation d’antisémitisme ne viserait qu’à délégitimer les critiques du capitalisme et les tentatives d’auto-organisation des subalternes. Cette position a été portée notamment par Le Monde diplomatique et Frédéric Lordon : « cet ordre [...] en crise profonde […], vide d’arguments, […] ne trouve plus à opposer que des disqualifications. Comme un premier mouvement de panique, ‘‘l’antisémitisme’’ a été l’une des plus tôt jetées à la tête de toute critique du capitalisme ou des médias » [18].
De sorte que le conspirationnisme et par extension l’antisémitisme seraient, pour une large partie de la gauche, le résultat malheureux de la propagande idéologique de l’État et des médias néolibéraux au service des élites qui « déposséderaient » les dominés de leur capacité à penser leur situation [19].
Cette minimisation peut déboucher sur une position particulièrement nocive : derrière l’antisémitisme se cacherait une forme de proto-critique sociale et une aspiration à la résistance légitime. La critique du capitalisme en termes d’« élites » dominant « le peuple » ou tout équivalent, influente dans de nombreuses mobilisations (Occupy, Nuit debout, forums et mouvements sociaux ...) et courants politiques [20], reprend parfois à son compte une certaine concrétisation manichéenne des rapports sociaux. Il faudrait se placer du côté des « dominés », vus comme des sujets révolutionnaires potentiels – qu’importe ce que ces derniers font et pensent. Qu’on confonde ressentiment et propension à la lutte, on excusera les manifestations d’antisémitisme populaire par des considérations pseudo-sociologiques et politiques. On y discernera même des aspects positifs. « Derrière l’hostilité envers les juifs, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’État Nation et de l’impérialisme […] derrière chacune de nos régressions, il y a une dimension révolutionnaire [21] ». L’analyse d’Houria Bouteldja résume parfaitement, ici dans le langage de la décolonialité, ce type de positionnement d’une gauche dont elle essaie pourtant constamment de se distinguer.
L’aspect faussement contestataire et libératoire de l’antisémitisme trouve une forme d’expression particulièrement claire dans l’entretien d’un ressentiment à l’égard d’Israël reposant sur une vision totalement fantasmée d’une toute-puissance de l’État juif. Celle-ci dépasse le cadre de la condamnation légitime de la politique israélienne et de ses exactions que l’on peut trouver dans les cercles de gauche. La critique d’Israël telle qu’elle s’exprime au quotidien, dans les lycées, les universités, sur YouTube et les réseaux sociaux, dans les discussions de comptoir, la musique populaire, etc., est généralement largement déconnectée d’une connaissance des enjeux historiques précis de la question. Un sondage Ifop de 2013 a ainsi montré que plus de 60 % de la population française partage une image mauvaise ou très mauvaise d’Israël alors que 72 % a une connaissance mauvaise ou très mauvaise de l’État juif et son histoire [22]. À rebours de la perception bienveillante d’Israël de l’État français et des organes médiatiques dominants, un pseudo-savoir sur Israël mêlant fake news, pathos et conspirationnisme est partagée par une partie importante de la population française.
Ce cadre fournit les éléments de langage, les récits et les images à travers lesquels s’exprime une partie de l’antisémitisme contemporain et alimente diverses formes de conspirationnisme. Israël serait l’incarnation même de l’injustice sur Terre, de la maladie nationaliste et la concrétisation de la violence souveraine. L’État juif devient le principal, voire l’unique, responsable des désordres et malheurs du monde – bref, « le juif des nations », pour reprendre la formule de Poliakov [23]. Une géopolitique de comptoir recycle ainsi des clichés antisémites éculés : Israël empoisonnerait des puits palestiniens ; Tsahal s’adonnerait au trafic d’organes d’enfants palestiniens.
La place centrale qu’occupe le conflit israélo-palestinien à gauche et dans les luttes d’une partie des populations issues de l’immigration post-coloniale n’est pas problématique en soi. Elle s’explique d’abord par un faisceau de raisons historiques. La France a participé à la création de l’État d’Israël (avec notamment comme argument la nécessité de combattre la ligue arabe et donc la lutte des Algériens) ; de nombreux Maghrébins ont voulu combattre en Palestine en 1948 ; les comités Palestine, créés en France en 1967 par des travailleurs et étudiants arabes, devinrent ensuite les bases des mouvements de luttes des ouvriers spécialisés dans les années 1970. Par ailleurs, il y a bien une tendance univoque de la part des autorités israéliennes et de leurs alliés et relais médiatiques à entretenir l’amalgame entre antisémitisme et critique d’Israël afin de délégitimer cette dernière.
À rebours des lectures en termes de « nouvel antisémitisme » ainsi que certaines analyses marxistes antideutsch de l’antisémitisme et du sionisme [24], notre propos n’est donc pas ici d’affirmer que l’antisionisme ou l’anti-impérialisme de la gauche produiraient d’eux-même, par leur seule structure argumentative et les représentations qu’ils charrient, de l’antisémitisme. Si l’antisionisme et l’anti-impérialisme peuvent, sous certaines conditions, reprendre, consciemment ou inconsciemment, des éléments d’antisémitisme, il s’agit d’avantage de voir comment la gauche ignore et minimise un antisémitisme plus large qui, au fond, se moque éperdument du sort des Palestiniens. En effet, la reprise de tropes antisémites dans des invectives contre Israël demeure largement sous-thématisée voire niée par une grande partie de la gauche [25]. Quand elle s’y confronte, ses réactions reproduisent les mécanismes d’évitement évoquées au sujet de stéréotypes antisémites plus traditionnels.
Pour une grande partie de la gauche, évoquer les actes antisémites commis au nom d’une pseudo-solidarité avec les Palestiniens reviendrait à discréditer les mouvements anti-impérialistes et la résistance à la politique d’Israël. Dans une discussion du 16 juillet 2014 sur Oumma TV autour des polémiques sur la manifestation pro-palestinienne du 13 juillet 2014, Michèle Sibony, membre de l’UJFP et Youssef Boussoumah, théoricien décolonial et membre du Parti des Indigènes de la République (PIR), ne tentent aucunement de distinguer entre fake news (attaque d’une synagogue) et nombreuses manifestations d’antisémitisme avérées [26] . Ils récusent toute accusation d’antisémitisme en invoquant des « provocations » visant à discréditer la mobilisation et justifier les interdictions de manifestation » [27]. Cette reconduction de l’opposition entre bons manifestants et éléments provocateurs élimine la possibilité même d’une critique pratique et théorique des expressions d’antisémitisme dans les rangs de ceux qui se revendiquent de la dignité ou de la révolution.
En dernière instance, Israël serait responsable de l’antisémitisme. L’État juif, l’impérialisme et ses relais alimenteraient la confusion antisémitisme/antisionisme et juifs/Israël et généreraient des antisémites et des tensions inter-communautaires. Dans un article de Rouge, l’hebdomadaire de l’ancienne LCR à propos d’une manifestation pro-palestinienne en 2000, Christian Picquet affirmait par exemple qu’il fallait certes critiquer ceux qui crient « mort aux Juifs » en appelant à la guerre sainte dans les manifestations, mais que les leaders de la communauté juive, en appelant à une identification avec Israël, ne peuvent « qu’encourager de part et d’autre la confrontation entre Juifs et Arabes ». Selon l’auteur, les positions pro-israéliennes du CRIF et des responsables de la communauté juive alimenteraient l’antisémitisme en soutenant l’État d’Israël [28].
Une longueur d’avance à droite ?
Depuis plus de deux décennies, la question de l’antisémitisme est captée et noyautée par la droite et plus récemment par certaines parties de l’extrême-droite FN-RN. Dans la conjoncture actuelle, l’antisémitisme n’est pas le seul sujet sur lequel la droite et l’extrême-droite donnent le ton. La gauche et l’extrême-gauche sont le plus souvent dans une position défensive et peinent à proposer leurs propres analyses. La question de l’antisémitisme, délaissée, a été abandonnée à la droite [29]. Comment ce glissement a-t-il eu lieu ?
En 1995, c’est Jacques Chirac qui reconnaît enfin la responsabilité du régime de Vichy, de l’État français et de sa police dans la déportation et le massacre de plus de 70 000 juifs français et étrangers dans le cadre de la collaboration avec l’Allemagne nazie, alors que François Mitterrand s’était tu. Désormais, chaque présidence est marquée par un moment de commémoration, d’appel à la vigilance et d’alerte contre la persistance, le renaissance ou le regain de l’antisémitisme. Cette politisation de l’antisémitisme mêle moralisme anhistorique et « devoir de mémoire ». La proposition de Sarkozy, en 2008, que chaque enfant de CM2 parraine un enfant mort en déportation, d’ailleurs vite abandonnée, n’est que le versant dadaïste sinon obscène de ce traitement mémoriel.
Deux stratégies simultanées se sont révélées délétères pour les juifs en France et déterminent la faiblesse des réponses politiques apportées par la gauche. D’abord, les discours publics ne cessent d’entretenir l’amalgame entre défense des juifs et défense de l’État d’Israël. Ensuite, les représentants politiques de droite et de centre-gauche œuvrent à séparer la question de l’antisémitisme des autres formes de racisme en France.
Au moment même où il emboîte le pas du FN en célébrant l’identité nationale tout en hystérisant les questions migratoires et de sécurité, Sarkozy fait de nombreuses déclarations au sujet de l’antisémitisme. Son discours de 2011 au dîner annuel du CRIF mélange des considérations générales sur l’État d’Israël, sur le rôle de la France au Moyen-Orient et sur la question de l’antisémitisme en France. ll évoque la contribution du judaïsme à l’identité de la France ainsi que ses double racines chrétiennes et juives [30]. Le discours libéral sur l’émancipation des juifs et leur participation à la nation française est repris sous une forme droitière et utilisée contre d’autres groupes racisés sur lesquels le contrôle sécuritaire s’approfondit. Ce positionnement de la présidence Sarkozy cristallise parfaitement le discours civilisationnel imposé par la droite et l’extrême-droite dans le champ politique et intellectuel. Celui-ci dessine un « conflit de civilisation » interne à la France entre une identité judéo-chrétienne et la figure de l’ennemi fondée sur un continuum allant du « jeune de banlieue » au « terroriste islamiste ». Sur ce sujet, Manuel Valls est dans la droite ligne de ses prédécesseurs et associe systématiquement soutien à Israël et défense inconditionnelle des juifs de France [31].
Plus récemment, la stratégie de Marine le Pen de « normalisation du FN » s’est accompagnée d’un tournant sur la question de l’antisémitisme. Alors que son père était ouvertement antisémite, négationniste et hostile à l’égard de l’État d’Israël, Marine le Pen prend progressivement position en faveur de la politique « d’auto-défense » d’Israël et de la lutte contre l’antisémitisme, quitte à s’aliéner certains membres et fractions ouvertement antisémites de son propre parti [32]. Au printemps 2018, dans le cadre de la répression par Tsahal de la marche au retour à Gaza, Marine Le Pen et Louis Aliot critiquent Macron pour sa dénonciation des violences de l’armée israélienne et associent allégrement la menace terroriste que subissent les Israéliens à la menace dans « nos rues de France » [33].
Ce dispositif de mise en concurrence des diverses formes de racisme et le « mémorialisme » des discours publics sur l’antisémitisme ont fourni les termes du débat pour certains entrepreneurs antisémites. Ils ont consolidé la popularité de Kemi Seba et ont aussi été un vecteur de l’alliance entre Soral et Dieudonné. Le langage du « deux poids deux mesures » s’est imposé : on parle trop des juifs ; on parle trop de la Shoah. Le dispositif de concurrence victimaire s’est renforcé : on ne parle que d’Auschwitz et pas de l’esclavage ; on ne parle du camp de Drancy que comme antichambre à l’extermination pendant l’Occupation, mais il n’existe pas de lieu de mémoire pour les colonisés. Cet antisémitisme mémoriel, aux relents négationnistes, dont la chanson « Shoananas » de Dieudonné est le chef-d’œuvre incontesté, est donc aussi le produit d’un traitement droitier de l’antisémitisme [34]. Un véritable jeu de miroirs réfléchissant s’est installé entre cet antisémitisme mémoriel et une forme de bien-pensance droitière qui sature l’atmosphère politique et intellectuelle autour de la question de l’antisémitisme.
Cette recomposition politique s’accompagne d’une hyper-exposition médiatique d’un certain nombre de personnalités juives très à droite, comme Finkielkraut, et d’un glissement à droite du CRIF. Est-ce le signe d’un inexorable basculement général des juifs de France vers la droite ? Si Traverso parle de Fin de la modernité juive [35], et s’il est difficile de nier que de nombreux juifs de France sont plus conservateurs qu’il y a vingt ans, rien ne permet d’affirmer que ce mouvement a eu lieu à un rythme différent de la droitisation de l’ensemble de la société française.
Sans analyse de la spécificité de l’antisémitisme, et réticente à déplacer les termes du débats, en ignorant trop souvent la question, la gauche, loin de se fracturer autour de l’antisémitisme, reste passive et défensive. Dans le champ de l’extrême-gauche, cela se marque par une coupure entre la vivacité des réflexions sur le racisme depuis les années 2000 et l’interrogation sur l’expérience historique de la persécution juive. Fanon avait pourtant pu rattacher l’expérience des colonisés à l’antisémitisme et faire des réflexions sartriennes un aiguillon pour un questionnement de l’expérience coloniale [36]. Pierre Goldmann pouvait relater sa découverte du racisme anti-noir aux États-Unis lorsque, emprisonné avec des blancs, il constatait que son seul co-détenu non raciste était juif et que celui-ci considérait que les attitudes racistes des autres détenus blancs relevaient d’« histoires de goys » [37]. Force est de constater que ce continuum ne fonctionne plus aujourd’hui.
Au printemps 2018, il semble qu’on ait vu l’aboutissement d’une forme de recomposition du champ politique autour de l’antisémitisme. La marche d’hommage à Mireille Knoll, dame de 85 ans tuée le 23 mars 2018 par un voisin antisémite dans son appartement du Nord parisien, s’est insérée dans l’agenda national-sécuritaire de l’État et à sa rhétorique anti-terroriste. La marche coïncide avec l’hommage au gendarme « premier de cordée » Arnaud Beltrame. Elle permet aussi au RN-FN de se présenter en « ami des juifs ». S’il semble difficile, dans les faits, de séparer le bon grain du « meurtre crapuleux » et paranoïaque de l’ivraie antisémite, il n’en demeure pas moins que les formes de pensée de l’assassin ont fortement joué dans le choix de la victime et les mobiles du meurtre. La violence du mode opératoire — brûler sa victime après l’avoir longuement poignardée — ayant touché, de plus, une personne rescapée de la rafle du Vel d’Hiv’, a aussi suscité un émoi bien compréhensible.
Après une campagne destinée à faire reconnaître le caractère antisémite de l’assassinat, une marche blanche fut l’occasion d’affirmer l’unité républicaine autour de ce problème et toute la classe politique annonce son intention de défiler. Cependant, Francis Khalifa, le président du CRIF, annonce que ni Marine le Pen ni Jean-Luc Mélenchon n’y sont bienvenus. Dans les faits, c’est Jean-Luc Mélenchon qui se fait évacuer de la manifestation par l’insignifiante Ligue de Défense Juive (LDJ) qu assure cependant la « sécurité » de Marine Le Pen jusqu’à la fin. En ce sens, sur ce terrain symbolique, cette marche semble marquer une forme de paroxysme dans le traitement droitier de l’antisémitisme. À cet égard, encore une fois, la faiblesse de la réponse de la gauche, en particulier la réponse de Mélenchon à son éviction de la marche blanche [38], est significative de son incapacité à proposer, ne serait-ce que sur un terrain symbolique, une grille de lecture adéquate à l’événement.
Quelle place pour l’antisémitisme vécu ?
Cette sous-estimation de la question de l’antisémitisme et les reconfigurations politiques dont elle a été l’objet ont eu des conséquences fortes sur les juifs, leur implication dans le champ politique à l’extrême-gauche et la possibilité d’y trouver des alliés pour répondre à ces problèmes.
Le vécu de l’antisémitisme en France, ce que ses manifestations représentent pour ceux qui les vivent, ont été constamment minimisés à l’extrême-gauche. Il n’existe pas ou peu d’espace où il est possible de parler du caractère profondément agressif et anxiogène de ses manifestations quotidiennes et diffuses. Une conversation de comptoir où l’on entend que les juifs ont trop de pouvoir, un voyage en tramway où un prêcheur improvisé évoque « l’extermination de Sion », des remarques sur « l’efficacité » de tel syndicaliste dans la négociation d’un conflit de fin de grève parce que son patronyme le prédispose à la puissance et à l’argent ne sont pas des incidents isolés. De tels stéréotypes sont confus, parfois peu idéologisés. Ils sont pourtant persistants et stables dans leur contenu. Et cette intrication laisse souvent démuni.
Tout ceci mine le quotidien mais peut aussi avoir des conséquences dans la relation des juifs politisés à certains espaces politiques. Les luttes de base ne sont pas indemnes de ces stéréotypes antisémites qui traversent la lutte de classe : une manif, un rassemblement de solidarité sur un piquet de grève... Les espaces d’élaboration théoriques ou culturels non plus. Il n’y a, sur ce terrain comme sur d’autres d’ailleurs, aucune autonomie idéologique stricte de la gauche ou de l’extrême-gauche. Celle-ci semble aussi éponger, en mineur, les lames de fond idéologiques qui traversent la société française.
En fonction des subjectivités juives, des outils intellectuels et politiques dont on dispose, selon les circonstances, on protestera ou on se taira. Réagir en solitaire n’est pas simple. Pour beaucoup, la socialisation de ces problèmes — incidents quotidiens, commentaires de l’actualité — a lieu principalement dans l’espace de la famille ou avec quelques rares camarades juifs partageant la même vision du monde et peu disposés à laisser ces questions à la droite et à l’extrême-droite. Ainsi, la configuration objective de la période rétrécit singulièrement les espaces politiques où ces questions sont audibles.
Ceux qui s’attachent à réellement investir ces questions font donc face à un double front. Le premier est celui des antisémites patentés et de manière plus diffuse, ceux qui peuvent les relayer. Le second est occupé par ceux qui proposent une lecture droitière de l’antisémitisme ou l’intègrent à l’agenda national-sécuritaire de l’État, ce qu’Ivan Segré a appelé « la réaction philosémite » [39]. Cette configuration complexe a des effets retors. Poser la question de l’antisémitisme comme fait social à l’extrême-gauche aurait comme préalable la démarcation et de la politique israélienne et de toutes les lectures droitières, en particulier la thèse du « nouvel antisémitisme », qui se sont imposées dans l’espace public. Certes, mais cet amas de prérequis court-circuite parfois tout simplement la possibilité de pouvoir poser la question.
Il s’avère qu’un banal récit d’expérience d’une personne juive victime de racisme ou un simple questionnement — pourquoi ce sentiment d’une montée de l’antisémitisme de plus en plus répandu chez les juifs en France ? — n’ont le plus souvent tout simplement pas droit à l’existence. Ne posons pas ces questions, donc, ou posons-les avec de telles circonvolutions que l’antisémitisme en tant que tel ne sera pas nommé. Effet boomerang. Certains juifs d’extrême-gauche semblent avoir intégré l’idée qu’ils porteraient une responsabilité congénitale dans la politique israélienne ou qu’ils devraient en permanence se blanchir de toute compromission avec les « Sentinelles » qui gardent depuis quelques années les portes des synagogues. Ce désintérêt n’est pas sans nourrir en retour le déni ou l’incapacité à faire entendre une voix juive ancrée dans ce vécu et qui ne nourrisse pas les lectures du CRIF et consorts.
D’autre part, il convient de ne pas minimiser le caractère socio-centré de cette invisibilisation de l’antisémitisme. La capacité à le nommer n’est pas délié de la question des espaces politiques susceptibles d’accueillir et de légitimer de tels énoncés. Mais les juifs aussi sont pris, comme d’autres populations racialisées, dans des formes de subjectivation d’autant plus fortes qu’ils sont plus bas socialement. L’universel est un luxe. Le fait de porter un nom juif n’est pas un obstacle pour un directeur de maison d’éditions, il ne l’est pas nécessairement pour une femme d’origine juive séfarade quand elle fait son marché à Aubervilliers. Mais si le premier se rappellera qu’il est juif en écrivant depuis son bureau une missive de solidarité avec « la Palestine », la seconde ne l’oubliera pas, parce que, dans l’espace social où elle évolue souvent, tout le monde le lui rappelle. « — Tu viens d’où ? — Shalom Madame ».
C’est cet aspect situé mais labile de l’expérience juive, qui renvoie aussi à un vécu de l’antisémitisme possiblement très différencié, qui peine à se faire entendre. De plus, il semble que ce soit une caractéristique intrinsèque des discours antisémites de faire appel à une force invisible, masquée, relevant souvent d’une construction idéologique diffuse et floue, « la rumeur sur les juifs » [40] dont parle Adorno et Horkheimer. L’antisémitisme fonctionne d’abord comme « fausse projection » [41]. Or, tout se passe comme si, pour une grande partie de la gauche, on considérait que « la rumeur » n’affectait pas des personnes, des groupes sociaux. Comme si une quenelle, des propos négationnistes, le renvoi d’un militant juif au pouvoir ne relevaient que de la sphère du discours. Alors, si les discours violemment antisémites ou négationnistes peuvent être relevés, toute phénoménologie précise des manifestations de l’antisémitisme, tout éclaircissement du continuum existant entre moments hystériques et rumeur de basse intensité font défaut.
Cause ou conséquence, une fracture semble se creuser entre l’antiracisme politique et la question de l’antisémitisme, deux enjeux pourtant historiquement liés. Dans les espaces spécifiquement dédiés à l’antiracisme, à même de servir de courroie de transmission entre les expériences vécues du racisme et une grille d’analyse plus large, les juifs n’ont pas droit de cité. On considère qu’ils ne sont pas victimes du même racisme structurel que les noirs, les arabes ou les rroms. À raison : les juifs ne subissent pas de discrimination au logement ou à l’embauche et ne sont plus victimes de racisme d’État. Ce signifiant de « structurel » fétichisé se réduit en l’espèce à l’idée que la structure, c’est l’État. Il joue dans ce contexte précis le rôle de cache-sexe de la socialisation spécifique de l’antisémitisme et empêche toute lecture de ses effets bien réels.
Les expériences subjectives de personnes juives n’offrent pas nécessairement une vision claire de la situation. Mais quelque chose qui relevait il y a quelques années encore d’une sorte de malaise difficilement nommable ne peut que se dire et se politiser. La conjoncture, même si elle est trop souvent appréhendée par le biais d’une comparaison impressionniste entre l’époque de crise sociale et politique que nous vivons et les années trente, redonne un certain relief à la question de l’antisémitisme. À une échelle large, il devient difficile de ne pas corréler cette conjoncture et un réseau d’actes antisémites qui vont de la prise d’otages de l’Hyper Cacher en janvier 2015 au massacre de Pittsburgh en octobre 2018. À l’échelle des subjectivités politiques gauchistes, la formation d’un petit groupe comme les Juives et juifs révolutionnaires en est le symptôme [42].
Ainsi, la conjoncture invite à replacer les poussées d’antisémitisme dans une montée du racisme et des réponses nationales-sécuritaires et populistes à la crise sociale. Elle invalide sérieusement la thèse d’un antisémitisme exclusivement « arabo-musulman » et nous invite plutôt à comprendre les effets de vase communicants entre plusieurs types de racisme, quoique leurs moteurs soient partiellement différenciés : le racisme dit structurel qui frappe les populations noires et arabes et la matrice spécifique de la racialisation des juifs, matrice conspirationniste, possiblement protestataire – le « socialisme des imbéciles ». Tout semble indiquer que la violente hostilité aux migrants en Italie s’est accompagnée d’une montée de l’antisémitisme [43] et que la présidence Trump aux États-Unis est elle aussi marquée par une recrudescence des actes antisémites.
Qu’en est-il de l’antisémitisme dans le mouvement des gilets jaunes qui a fait irruption en France à la fin du mois de novembre ? Considérer le problème, c’est d’abord acter une fois pour toutes que, si antisémitisme il y a, il a un aspect diffus, et n’est ni nouveau ni ethnique. Il peut autant concerner le « vrai Français » paupérisé que « l’arabo-musulman ». Serait-ce un terrain susceptible de mettre tout le monde d’accord ?
Avec les gilets jaunes, la question sociale, celle de la dégradation généralisée des conditions matérielles semble être entrée par la petite porte de la question fiscale et d’une hostilité à un président des riches qui ne respecte plus aucune « économie morale » [44]. Dans la socialité des ronds-points et la dynamique émeutière plus métropolitaine, une fraction du prolétariat et de la classe moyenne prolétarisée frappée par la crise s’est manifestée indépendamment des cadres de la politique classique. Les gilets jaunes sont d’abord le symptôme de l’ampleur de la crise sociale et se donnent comme une révolte émancipée de l’encadrement des organisations issues du mouvement ouvrier. Celle-ci n’est d’aucune manière réductible à ses composantes les plus fascistoïdes.
Il est néanmoins établi que des thèses antisémites sont diffusées chez les gilets jaunes à une échelle relativement large, d’abord sur Internet, mais aussi dans les énoncés et les slogans que le mouvement s’est donnés [45]. Cet antisémitisme a des accents complotistes contre la « toute-puissance » de Rothschild, responsable de la « ruine de la France », et mêle l’association de la puissance politique et médiatique à Sion, la focalisation sur BFMTV et son patron Drahi, à des références récurrentes à la « Quenelle » soralo-dieudonnienne — le « Macron, une quenelle dans ton cul » n’est pas un slogan isolé –- voire des propos clairement négationnistes.
L’opinion libérale saute à pieds joint sur ces manifestations d’antisémitisme bien réelles. Contre le mouvement des gilets jaunes, la bourgeoisie française fait preuve de tout le mépris de classe qu’elle a en réserve. Elle se dédouane aussi des parts les plus sales de son histoire en les attribuant aux classes dangereuses.
Quant à la gauche radicale, lorsqu’elle n’a pas opté pour l’hostilité à une dynamique qui lui échappe largement, elle ne déroge le plus souvent pas à ses habitudes et ne prend aucunement la mesure du problème. Elle minimise cet antisémitisme ou ne parle que d’instrumentalisation dans une optique pseudo-tactique (ne pas nourrir l’offensive idéologique contre le mouvement). Qu’une vieille dame juive agressée à la fin de l’Acte VI par des gilets jaunes négationnistes ne porte pas plainte, doit-on en déduire que cette agression, qui n’est malheureusement pas isolée, n’est qu’ivrognerie [46] ? Dans ce cas, on s’interdirait de penser l’antisémitisme comme une violence raciste et ce qu’il implique, y compris pour les juives et juifs impliqués dans la dynamique des gilets jaunes. On s’empêcherait aussi de penser l’antisémitisme comme une véritable limite du mouvement.
D’une part, ces thèmes antisémites accompagnent souvent le racisme anti-migrants et l’exaltation de la communauté nationale. L’aspect « post-idéologique » des gilets jaunes et la crise ultime de la gauche dont il est le signe laissent place libre à des figures comme Étienne Chouard ou le journaliste Vincent Lapierre qui mêlent démocratisme radical, révolution nationale et désignation d’un Autre responsable des « malheurs de la France ». Ils sont au cœur du possible devenir Cinque-stelle des gilets jaunes. D’autre part, l’expansion des tropes antisémites constitue une forme de remède aux difficultés tactiques internes. Que reculent les blocages, barricades sur les Champs-Élysées ou les pillages de magasins, on se concentrera sur les Rothschild – faible substitut à l’avancée tactique de la révolte. Si l’antisémitisme n’est jamais complètement fonctionnel, et s’il conserve un fond archaïque et pulsionnel, on ne peut le minimiser comme ingrédient essentiel de la mayonnaise nationale-populiste et comme courroie de transmission entre une opposition à « ceux d’en haut » et un scénario de restructuration populiste.
* * *
L’antisémitisme n’est pas tant une fracture de la gauche que l’objet d’un silence, source de malaise pour les juifs en milieu « progressiste ». Dans la lignée de la thématisation douloureuse du racisme structurel accomplie par l’antiracisme politique au cours des années 2000 et 2010, le travail de « fracturation » autour de l’antisémitisme, avec tous les déchirements qu’il implique, reste à faire. À rebours du cas allemand où une large partie de la gauche s’enfonce de plus en plus dans une islamophobie voire xénophobie assumée au nom de lutte contre l’antisémitisme, un tel travail de problématisation devra s’insérer dans une confrontation plus large avec l’ensemble des processus de racialisation des sociétés capitalistes occidentales.
Cela nécessiterait de se pencher à la fois sur la spécificité de la racialisation des juifs et la manière dont celle-ci fonctionne conjointement avec d’autres formes de racisme au sein de la totalité sociale. En effet, cette racialisation des juifs prend souvent la forme particulière de l’attribution d’un pouvoir ou d’une influence démesurés à ce groupe. Pour autant, elle partage avec d’autres formes de racialisation leur caractère essentialisant et homogénéisant, qui a pour effet de construire le groupe visé comme une filiation nocive et inchangeable. La spécificité de l’antisémitisme ne pourrait donc être saisie que dans ses liens historiques et contemporains à d’autres formes de racialisation, notamment l’islamophobie et le racisme anti-Rrom. C’est d’autant plus important que, sur le plan pratique, on ne peut combattre l’antisémitisme qu’à condition de combattre conjointement ces autres formes de racialisation qui concourent plus ou moins directement à un acharnement sur les (supposés) juifs.
Si donc l’analyse et la théorisation de l’antisémitisme requièrent de prendre en compte le mode opératoire propre de celui-ci, on ne pourra que déplorer la séparation de la lutte contre l’antisémitisme des autres luttes anti-racistes.Par conséquent, sous les conditions actuelles d’un regain de l’antagonisme social et d’expressions d’antisémitisme de plus en plus ouvertes, faire de ce dernier un enjeu des luttes antiracistes est une tâche politique des plus urgentes. À défaut, l’alliance entre différentes fractions de classe, ou encore entre les « beaufs » et les « barbares », à laquelle certains appellent, loin de s’effectuer dans l’amour révolutionnaire autour d’un projet d’émancipation sociale, se fera sur le dos des juifs.
Camilla Brenni, Memphis Krickeberg, Léa Nicolas-Teboul & Zacharias Zoubir
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