Ce repas aurait pu rester une anecdote, celle d’un dîner familial tout ce qu’il y a de plus classique dans une famille comme la mienne. Il aurait pu avoir lieu en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Egypte, ainsi que dans bien d’autres pays mais il se déroule en France. Malgré le temps, l’espace et la distance, certains coutumes patriarcales persistent comme un mécanisme inconscient dont il est presque impossible de s’en débarrasser.
Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre
Le salon est bondé. Entre mes oncles, mes tantes, la famille de la femme de mon cousin, nous nous rassemblons tous dans le salon en essayant tant bien que mal de nous asseoir convenablement. Les discussions s’enchaînent. On prend des nouvelles des uns et des autres. On débat sur l’actualité française puis l’actualité algérienne. Très vite, je constate que le premier canapé est occupé par des hommes, le second canapé par des femmes, autrement dit : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Je me doute que personne ne les a forcé ou enjoint à se positionner ainsi, aucun plan de table n’était défini, mais, inconsciemment sans doute, parce qu’ils ne connaissent pas assez, parce qu’ils étaient gênés ou timides, parce que certains ont perdus de vue d’autres, ils ont choisi de se séparer selon un seul critère : celui de leur sexe.
Première à servir, dernière à être servie
Une fois tous réunis, le repas pouvait débuter. Si les hommes sont tous installés, les femmes sont partagées entre une partie dans le salon, l’autre dans la cuisine, certaines entre les deux pièces ou installant les enfants dans une pièce séparée pour qu’ils puissent également dîner. Ma cousine, âgée d’une trentaine d’années, apporte le premier plat : la chorba, en guise d’entrée. La première table à être servie est celle des hommes. Puis, toujours dans un décalage bien ordonnancé, le tour des femmes arrive avec l’entrée. Tandis que nous commençons à peine à nous servir la chorba, les hommes en sont déjà au plat principal : un couscous, toujours apporté par celles qui s’affairent dans la cuisine. Lorsqu’ils entament les desserts et les fruits, les femmes dégustent le couscous, alors que celles qui sont en cuisine n’ont toujours pas mangé. A la fin du repas, elles ont enfin pu s’installer pour manger à leur tour, les restes des différents mets. Ce dîner n’a, a priori, pour moi comme pour d’autres, rien d’extraordinaire. C’est une situation qui, jusqu’à présent, me paraissait banale, anodine, commune, comme j’en avais connu des centaines depuis mon enfance. Une scène banale, qui ce soir, me terrifiait m’indignait dans son intégralité.
Tous vivent en France depuis des décennies, en ont adopté les mœurs et le revendiquent fièrement. Certains sont même nés ici. A l’opposé des plus radicaux ayant ravagé l’Algérie pendant la décennie noire, ils se présentent comme modernes, avec une culture ouverte, libérée, laïque. Ils vivent « à la française », se sont mariés ici, certains même sont sous concubinage, outrepassant les traditions héritées de Kabylie, outrageant les mœurs du village natal dont ils sont originaires. Mais ce soir-là, malgré tous leurs efforts, malgré cette présentation, leur modernisme reproduisait exactement la même disposition que celle de leurs anciens : les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Ces derniers servis les premiers, ces premières servies les dernières. Malgré eux, ils appliquent un protocole non applicable dans leurs propres restaurants. Imaginent-ils un jour, servir les hommes en premier dans leurs bars parisiens, puis les femmes dans un second temps ?
Sororité biaisée
Le laisser-faire des hommes, ou plutôt ce silence des mâles, est assez commode à dénoncer. Ils sont assez gênés par mes propos lorsque je dénonce ce rituel, surnommant de manière provocatrice les femmes de « gueuses » et les hommes de « seigneurs » puissants. J’ai délibérément pris parti pour les gueuses alors qu’ils marmonnent quelques acquiescements, consentant à se lever pour participer aux diverses tâches liées au dîner. Ce qui m’inquiète, c’est la réaction des femmes, de celles qui ont mon âge, de celles plus âgées, de cette génération ayant connu pendant leur jeunesse durant les années 1970 Alger en mini jupes. Ce soir-là, certaines d’entre elles me dévisageaient, perplexes. « Si tu réagis tout le temps comme ça, me dit l’une d’entre elles, tu ne seras jamais mariée ! » Sous prétexte que je parle un peu trop fort, que je n’arrive pas à me résigner sur le sort des femmes, de mes consœurs, j’irai donc finir ma vie comme une célibataire endurcie, une « grande gueule ». « Tu ne peux pas comprendre, tu es trop jeune encore et tu n’as pas de mari, me répliquait une autre, tu verras plus tard, quand tu seras mariée, toi aussi tu trouveras ça normal et tu feras pareil. »
Ce destin glaçant et ces réactions m’attristent profondément. Elles n’ont rien compris, me dis-je, ou alors elles sont pires que les hommes. Peuvent-elles être plus machistes que les hommes ? Et si le problème ce n’est pas les hommes mais les femmes ? Réalisent-elles cette situation ? L’acceptent-elles puisqu’elles la justifient ? Leur abdication représente mon désespoir. Comme si, au nom d’une ambition ultime, celle d’obtenir un statut social digne de ce nom, « une situation », il faut renoncer à toute idée d’égalité avec l’être de sexe opposé. Quant à l’amour, il s’agit d’une priorité secondaire, reléguée à une option Ne pas l’accepter, c’est se positionner en marginale, c’est devenir une vieille fille, une femme têtue, bornée, égoïste, refusant de se sacrifier au nom de l’union sacrée, celle du couple, celle du mariage, du foyer.
Mariée à tout prix
A la même période, un ami me raconte la rencontre de ses parents, aujourd’hui divorcés, depuis ses 2 ans. Alors que sa mère venait toujours juste d’avoir 17 ans, un beau jour son père la convoque pour lui présenter deux photos de deux hommes différents. « Tu choisis l’un des deux, ce sera ton mari », lui avait-il dit. Sans autre forme de procès. C’est le début des années 1970 en Algérie, plus particulièrement en Kabylie et les mariages se déroulaient encore selon cette manière. Ayant compris qu’elle n’aurait pas d’autre choix, si ce n’est cette présélection effectuée par son père selon des critères qui lui étaient propres (enfant de bonne famille, relations avec la belle famille, situation financière, etc.), elle finit par choisir selon le seul critère présenté : l’esthétique. Elle prit le plus beau, le père de mon ami.
Cette anecdote à l’origine de la rencontre de ses parents, fait écho à une autre. Celle d’un post sur Facebook relayé par plusieurs, d’une femme célibataire en Algérie se plaignant que les femmes mariées refusent de « partager » leur mari avec d’autres femmes célibataires qui cherchent aussi à créer un foyer et qui, malgré une bonne volonté affichée, ne trouvent pas de mari. Autrement dit, ce post vantait les mérites de la polygamie et du partage d’un homme bon, à l’ère du XXIe siècle. Tout cela me conduit à … Tinder. Imaginez donc une application avec le même fonctionnement que Tinder, un swipe à droite pour « matcher », à gauche pour recaler. Imaginez maintenant que les candidats seraient présélectionnés selon les critères de « bonne situation » et que ce « match » serait définitif, vous conduisant automatiquement à un engagement, à un mariage, selon le même principe que l’émission de télé-réalité « Mariés au premier regard ». Imaginez maintenant un nombre plus réduit de prétendants que sur Tinder, mais avec pour tous, la possibilité d’arriver au « match définitif ». Le mariage à portée de « swipe ». Combien d’entre nous y serait favorable ?
Ania Kaci Ouldlamara