« Les Noirs de France sont individuellement visibles, mais ils sont invisibles en tant que groupe social. » Le livre considère « prioritairement les Noirs de France sous l’angle de leur minoration dans une perspective historique et sociologique. »
Pap Ndiaye utilise le terme « condition » parce qu’il désigne une « situation sociale qui n’est ni celle d’une classe, d’un état, d’une caste ou d’une communauté ». De ce point de vue « La condition noire est donc la description dans la durée de cette expérience sociale minoritaire. »
Compte tenu de l’extrême richesse des analyses et propos, je choisis de limiter ma présentation à quelques points traités dans le premier chapitre « Le fait d’être noir ».
L’auteur examine la « race » en insistant sur la représentation sociale, la catégorie imaginaire historiquement construite au service des systèmes de pouvoir. « Le facteur mélanique est un fait de nature, mais son interprétation a été un fait de culture. »
Contre les réductions économistes, il nous rappelle que « La question sociale ne se dissout pas dans les rapports de classe mais elle doit incorporer, sans hiérarchie déterminée, d’autres rapports sociaux, en particulier ceux fondés sur les hiérarchies raciales »
Les catégories imaginaires n’en ont pas moins des effets réels, il importe donc de « penser les groupes racialisés non du point de vue de leur existence biologique mais d’un point de vue social, en tant qu’ils sont objet de considérations dévalorisantes et que leurs membres partagent des expériences discriminatoires commune, est une opération intellectuelle non seulement légitime (en ce qu’elle n’a rien à voir avec l’essentialisation des identités) mais de surcroit utile puisque permettant de réfléchir aux difficultés sociales spécifiques aux groupes concernés. »
La neutralité, sans classe, sans sexe, sans couleur (« Privilège du groupe majoritaire que d’être aveugle à sa propre couleur, puisque celle-ci est pensée comme universelle… »), sans orientation sexuelle, etc, n’existe pas.
Comment prendre en compte la complexité des identités choisies face au simplisme de la prescription raciale, comment être face aux assignations identitaires ? Les phénomènes analysés ne sont pas réductibles à ce que nous nommons habituellement racisme.
« La catégorie « noir » est donc d’abord une hétéro-identification s’appuyant sur la perception de saillances phénoménales variables dans le temps et l’espace (pigmentation de la peau, apparence corporelle et vestimentaire, langue, accent,etc.) »
Je ne fais qu’énumérer les cinq autres chapitres de l’ouvrage, qui apportent des analyses nouvelles « Gens de couleur, histoire, idéologie et pratiques du colorisme », « Vers une histoire des populations noires en France », « Le tirailleur et sauvageon : les répertoires du racisme anti-noir », « Penser les discriminations raciales » et « La cause noire : des formes de solidarité entre noirs ».
Dans sa conclusion, l’auteur met l’accent sur un universel qui n’invisibilise pas les concrets « Nous voulons être invisibles du point de vue de notre vie sociale, et par conséquent que les torts et les méfaits qui nous affectent en tant que Noirs soient efficacement réduits. Mais nous voulons êtres visibles du point de vue de nos identités culturelles noires, de nos rapports précieux et uniques à la société et à la culture française. »
Malgré le rappel de l’auteur sur « Une analyse des rapports de domination qui ne prend pas en compte les variables de classe, de « race » et de genre conduit à une lecture hémiplégique de la situation sociale des groupes considérés », les rapports de genres ne sont pas traités dans cet ouvrage. Ce silence relève d’une difficulté présente aussi dans de multiples ouvrages.
Il semblerait que certaines lectures féministes radicales soient actuellement les seules qui tiennent la promesse d’une analyse englobante des dominations.
Il faut lire cet ouvrage qui offre un large panorama historique et analytique, expose la condition noire, compare les situations françaises, antillaises, anglaises et nord-américaines. « Si la souffrance n’est pas transformée en une analyse et une réflexion susceptibles d’être partagées sous la forme de revendications réalisables et de modes de solidarité dans lesquels les personnes de bonne volonté puissent se reconnaître, alors elle prend la forme stérile d’une concurrence infinie de mémoires blessées et de jalousies recuites. »
Didier Epsztajn