Bonnets arborant l’inscription « Turc » en lettres runiques [se dit d’anciennes écritures d’origine incertaine, formées de signes spéciaux, appelés runes, utilisés par des peuples germaniques du nord de l’Erope] tatouages de tête de loup – signe de ralliement de l’ultranationalisme – pendentifs et bracelets en forme de croix gammée vendu en pleine rue… Les symboles d’un nationalisme d’inspiration ethniciste et raciste sont en vogue au sein d’une jeunesse surtout urbaine et séculaire soucieuse de différencier sa sensibilité patriotique du nationalisme islamo-turc revendiqué par le régime d’Erdogan.
On observe depuis plusieurs années en Turquie une montée des références au passé asiatique et préislamique des Turcs, accompagnée d’une visibilité de plus en plus flagrante de propos racistes, dont internet permet bien entendu la propagation. Si un ultranationalisme ethnique et la revendication d’une identité panturque ne sont pas inédits dans l’histoire politique du pays, leur popularisation, notamment dans la jeunesse, mais aussi au sein des forces armées constitue un phénomène singulier et relativement récent lié à une imbrication de facteurs politiques d’ordre national et international.
L’équilibre nation-religion
Le nationalisme constitue en Turquie l’élément principal, considéré comme presque naturel, de toute formation politique et tout courant idéologique. De la droite à la gauche, des laïcistes aux conservateurs-islamistes, des associations patronales aux syndicats, même si le poids du patriotisme peut différer, il n’est jamais absent et est perçu comme une source de légitimité. Seul y échappe, bien entendu le mouvement kurde et les secteurs de la gauche radicale qui marquent leur solidarité avec ses revendications.
Quant au nationalisme ethnique, bien que l’apologie de la race turque ait été perçue comme un élément de cohésion nationale et de rupture avec le passé Ottoman à la fondation de la république (formellement en octobre 1923), celle-ci fut équilibrée au fil du temps avec un nationalisme basé sur la citoyenneté, la culture et encore plus sur le sentiment « d’appartenir à la nation turque ».
Toutefois l’ultranationalisme raciste et panturque, lié à l’idéal d’une « réunification » des peuples turcs d’Asie continuera à survivre au plan idéologique notamment sous la figure de Nihal Atsiz jusqu’aux années soixante-dix. Selon Tanil Bora, auteur de plusieurs livres sur la question, ce courant, même minoritaire, conservera sa présence dans le mouvement nationaliste pour y être finalement marginalisé dans les soixante-dix. « Dans les conditions de guerre civile entre la gauche radicale et l’extrême-droite représenté par le MHP – Parti du Mouvement Nationaliste – de l’ex-colonel Aparsan Türkes (1917-1997) et sa formation paramilitaire des “Loups Gris”, ces derniers vont surtout recruter dans la jeunesse conservatrice-religieuse de l’Anatolie centrale et orientale, ce qui va justement renforcer l’identité islamique au sein du parti » explique-t-il.
La fameuse « synthèse islamo-turque » décrété comme un élément dominant de la nouvelle idéologie officielle à la suite du coup d’État militaire de 1980 accentuera encore plus cette tendance. Tendance qui aura finalement comme résultat une scission dans les années quatre-vingt-dix de l’aile islamique. « Cette division était aussi voulue par Türkes qui n’arrivait plus à contrôler la dynamique islamique au sein de son parti » nous précise Tanil Bora (mé en 1963, co-éditeur de la publicatio Birkim et rédacteur en chef de du mamazine Toplum v Bilim)
Sécularisation et ethnicisation du nationalisme
Au cours de la dernière décennie du XXe siècle, face au double défi de la rébellion kurde et de la montée de l’Islam politique le nationalisme va évoluer sur deux bases. Tout d’abord celle du nationalisme ethnique « turquiste » comme réaction au mouvement kurde – armé et civil dans des conditions de guerre dite de « basse intensité ». C’est notamment à cette période que seront republiés les œuvres de Nihal Atsiz (de son vrai Hüseyyin Nial Atzis, 1905-1975, décédé à Istanbul) dont les thèses racistes seront découvertes par un plus grand public. De plus, la désintégration/implosion de l’Union Soviétique et de son régime ainsi que l’accession de plusieurs États turques d’Asie à l’indépendance va engendrer un enthousiasme et une perspective d’unification néo-panturque (« Touraniste ») qui va renforcer cette tendance ethniciste, ainsi que le souligne Bora.
D’autre part, et à une échelle beaucoup plus large, il sera question d’une exacerbation du nationalisme laïciste et « Atatürkiste » en référence au fondateur de la république face à la progression de l’islamisme institutionnel représenté par Refah Partisi (Parti de la Prospérité) qui obtiendra les mairies d’Istanbul et Ankara en 1994 et accédera au gouvernement en 1995 sous forme de coalition. « C’est à cette période que nous avons assisté à une première émergence du nationalisme pop » signale Güven Gürkan Öztan. Politologue à l’Université d’Istanbul et spécialiste des rapports entre nation et militarisme, Öztan a été plusieurs fois traduit en justice pour « insulte au Président » et « propagande terroriste » en raison de ses articles et pétitions.
« Ce nationalisme républicain a été généré par un sentiment de menace d’une islamisation de la société et d’une division du territoire se traduisant par une crise d’identité nationale. Au niveau populaire cette atmosphère s’est manifestée sous la forme du port extrêmement répandu de pin’s de têtes d’Atatürk et de drapeau turc » affirme-t-il. A l’exhibition de ces symboles afin de réaffirmer son identité individuelle mais aussi celle de l’État, laïque et unitaire et bien entendu « indestructible », s’ajoutait aussi les versions « pop » des chants et marches nationales des débuts de la République entonnées à toute occasion. « Mais ce qui diffère de la nouvelle vague de popularisation du nationalisme ethnique dont nous sommes témoin aujourd’hui, c’est qu’il était question d’une marchandisation de symboles connus de tous et toujours revendiqués, alors que de nos jours c’est une sorte de découverte d’un passé lointain, qui était absent de l’imaginaire politique populaire » nous explique Öztan.
Ainsi tout au long des années quatre-vingt-dix et dans la décennie suivante se forme une nouvelle base pour le nationalisme, séculaire cette fois et particulièrement établit sur les côtes de la mer Égée et de la Méditerranée et dont les vagues migratoires en provenance des régions kurdes renforceront les prédispositions ethnicistes.
Ressorts et manifestations de l’ultranationalisme actuel
C’est à travers ce courant idéologique et sur une base sociale urbaine, jeune, classe moyenne et éduquée que se développera dans un premier temps le renouveau du nationalisme ethnique. Selon Tanil Bora « l’allergie anti-islamique » s’est intensifiée durant la longue période de pouvoir de l’AKP et d’Erdogan. Cependant ce rejet s’est conjugué à l’indignation de la mouvance nationaliste face aux pourparlers avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurditsan) entamés dès 2009 et au processus de négociations avec Abdullah Ocalan – leader du PKK – déclaré en 2013.
De plus, la question des migrants syriens qui ont atteint aujourd’hui le nombre de trois millions et demi a réactivé l’hostilité culturelle, traditionnelle et historique à l’égard des Arabes. « Comme chez Atsiz, le principal précurseur du nationalisme ethnique et anti-islamique, l’islamisation de la société est aussi perçue comme une arabisation qui est identifiée à une sorte de décadence. Ainsi face à la vision néo-ottomanienne du régime, à la synthèse Islamo-turque, il y a une quête d’identité nationale et ce sont les références et symboles préislamiques qui sont mis en avant » estime Öztan.
Cependant le fait que de nouvelles générations, plus jeunes, plus urbaines et ayant un certain niveau d’enseignement soient mobilisées dans cette mouvance, dans cette nébuleuse ultranationaliste a, semble-t-il, accru la quantité et la qualité du matériel mis à la disposition d’un public intéressé par l’histoire, la langue, la mythologie des tribus turcs des steppes asiatiques. « Il existe de nos jours beaucoup plus de sources et de matériaux pour ceux qui voudraient se trouver des légendes et symboles en ce domaine » affirme Bora.
Parmi les manifestations populaires de l’ethnonationalisme est privilégié le Göktürkçe, la langue des « Turcs célestes » constituée de caractères runiques, comme les inscriptions retrouvées à Orkhon [1].
Si les cours et vidéos en ligne d’apprentissage du Göktürkçe sont très prisés depuis plusieurs années, c’est surtout l’inscription du mot « turc » en caractère runique, sur les t-shirts, bonnets, sac à dos… qui sert principalement de signe ostentatoire de la revendication de l’identité turque. Les lettres runiques figurent aussi sur les innombrables comptes Twitter des jeunes internautes liés à la mouvance, accompagnées souvent de la croix gammée… Toutefois la référence ne serait pas faite ici au svastika nazi mais au « sceau d’Oz » de la cosmogonie proto-turque qui signifierait la réincarnation dans un autre monde à travers l’union avec Tengri (Dieu). Si le symbole est effectivement fréquent dans maintes cultures asiatiques -et non pas limité aux turcs-, la signification de son usage dans le cadre de l’exhibition d’un nationalisme basé sur la race reste plutôt ambiguë. Un certain sentiment de fierté nationale provenant du fait que (même) « Hitler nous a volé notre sigle » peut aussi se voir dans les nombreux débats sur les réseaux sociaux concernant la signification du symbole. Aux côtés du drapeau turc et de Mustafa Kemal – ayant donc achevé l’empire Ottoman —, on croise aussi très souvent l’image de la tête de loup en référence encore une fois à la mythologie turque selon laquelle ce serait une louve qui aurait nourri et élevé le dernier enfant survivant des Turcs célestes et permis ainsi la renaissance du peuple turc en Asie centrale.
Groupuscules et formations politiques
En dehors de l’exhibition de symboles, cette nébuleuse ultranationaliste s’exprime à travers les revues et les comptes Twitter et Facebook d’une multitude d’associations et de groupements, certains organisés à l’échelle nationale, d’autres de simples groupuscules locaux, portant des noms tels que les « Jeunes Atsiz », la « Plateforme du mouvement touranien », « L’union tourane-turque », les « turquiste de la montagne de Dieu », le « mouvement des Turcs blancs » etc. Les propos directement racistes envers les autres ethnies comme les Kurdes, les Arméniens ou les Syriens sont rares dans les revues et les comptes officiels où sont plutôt vantés les mérites et la supériorité de la race turque. C’est plutôt sur les comptes personnels que la haine du kurde (« terroriste », « traître », « sous-développé » et souvent assimilé à l’arménien qui constitue une sorte d’ennemi historique) se laisse exprimer. Au niveau directement politique figurent au premier plan deux questions. Tout d’abord un soutien ardent à la répression du mouvement kurde (en Turquie et en Syrie du Nord, dans le Rojava) qui revêt des termes souvent assez violents. Mais aussi la défense du peuple turc (Ouyghour) dans le Xinjiang – nommé le Turkistan oriental — persécuté par les autorités chinoises. Le régime d’Erdogan est ainsi critiqué pour s’être mobilisé pour les peuples musulmans Syriens, Palestiniens et Rohingyas (du Myanmar), en abandonnant ses congénères turcs de Chine à leurs sorts.
Au niveau de la représentation politique, c’est le IYI Parti (Bon Parti) de Meral Aksener qui tente de capter cette dynamique nationaliste séculaire anti-AKP. Issu d’une scission avec le MHP qui s’est allié à Erdogan, le parti de l’ancienne ministre de l’Intérieur des années quatre-vingt-dix – aux plus sombres heures de la guerre contre les Kurdes — a adopté comme sigle le sceau de la tribu des Kayi qui fut l’une des 24 tribus formant l’union tribale turque des Oghouzes. Cette tribu dont le sceau est constitué de symboles évoquant les lettres IYI fut aussi à l’origine de la dynastie Ottomane au XIIIe siècle. Aux élections législatives de juin 2018 IYI Parti a obtenu 10% des votes dont une grande partie provenait du MHP et dans une moindre mesure, des franges les plus nationalistes du Parti Républicain de Peuple (CHP) de centre-gauche kémaliste. Même si le parti repose principalement sur des cadres d’extrême-droite provenant du MHP, il vise à devenir une formation de centre-droit. Ainsi il ne penche pas vers un discours ultranationaliste mais adopte une posture critique du régime sur des positions nationalistes « ordinaires », pourrait-on dire (notamment sur la question des migrants syriens), et séculaires.
Nationalisme rime avec militarisme
Cependant une étape décisive de la popularisation de ce nationalisme aux accents racistes fut la reprise de la guerre dans le sud-est du pays, dans la région kurde. A la suite des élections législatives de juin 2015 où l’AKP perdit la possibilité de former le gouvernement tout seul, notamment grâce aux résultats du parti pro-kurde de gauche HDP, Erdogan mit un terme définitif au processus de négociations. Le Chef d’État avait déjà opéré un tournant nationaliste dans les mois précédents, considérant que les négociations ne lui permettraient pas d’obtenir davantage de voix kurdes. « Erdogan et l’AKP ainsi optèrent pour une résolution militaire de la question kurde. Comme nous l’avons déjà observé lors de la guerre des années quatre-vingt-dix le militarisme va de pair avec le nationalisme. C’était aussi le moyen pour Erdogan, affaiblit, d’établir de nouvelles alliances au sein de l’État avec les secteurs nationalistes » commente Ismet Akça politologue spécialiste du militarisme et universitaire limogé pour avoir signé une pétition en faveur de la paix avec le peuple kurde. La violente répression menée par les unités d’opération spéciales de la police et de la gendarmerie (aux initiales PÖH et JÖH) dans le courant de l’hivers 2015-2016 et les traces qu’elle a laissées dans des quartiers ravagés ont été relayées par les réseaux sociaux et les médias.
« Nous avons assisté alors à un assortiment de symboles, slogans, prestations de serments, inscriptions murales islamo-nationalistes d’une part et préislamiques-turquistes de l’autre » souligne-t-il. Parmi ces dernières on observe particulièrement le port extrêmement répandu de cache-nez et d’écussons ornés d’écriture en lettres runiques, ou bien des images de tête de loup sur les uniformes et les casques. Plus expressives sont les inscriptions sur les murs comme « Si tu es turc sois en fière, si tu ne l’es pas, obéis », « Que l’avortement soit gratuit pour les putes, autrement c’est nous qui devons nous occuper de leurs rejetons », « Tu dois te soumettre au turc », « Les crocs du loup ont tâté le sang, ayez peur », « vous allez voir la force du Turc » et ainsi de suite [2]. Selon Ismet Akça « tout comme cela s’est passé dans les années quatre-vingt-dix, le climat de guerre et d’exaltation patriotique ne se limite pas aux régions militarisées et se répand dans toute la société. On assiste donc à une autre période de popularisation de l’ultranationalisme, mais bien évidemment les symboles changent d’une période à l’autre ».
Ayant soulevé des débats dans le parlement à l’initiative des députés du HDP le port d’écussons, d’autocollants au tout autre matériel non conforme au règlement a été finalement interdit par les forces armées. Toutefois de nombreux témoignages signalent que le port et l’exhibition de ces symboles nationalistes sont toujours très fréquents non seulement chez les militaires au front (à Afrin en Syrie par exemple) mais aussi chez les simples soldats effectuant leur service militaire.
Si l’apprentissage de l’alphabet des Turcs célestes et l’ostentation de symboles mythologiques pouvaient être perçus comme une sorte de sous-culture, réactionnaire mais tout de même limitée, l’atmosphère d’embrasement nationaliste et d’effervescence militariste provoqué par le régime a permis à ce nationalisme ethnique anti-islamique de se déployer tout en se combinant à celui du pouvoir. « Ce qui est à la fois désolant et effrayant, c’est de constater que malgré toute la gamme de nationalismes divers qui existaient déjà en Turquie, ça n’a pas suffi… » soupire le professeur Güven Gürkan Öztan.
Uraz Aydin