Alors que des amphithéâtres ont été rebaptisés de noms féminins à Rennes et que le collectif #NousToutes a réservé le même sort aux rues de la capitale, le cœur de Paris a fait également peau neuve, pour quelques heures. Ce 8 mars 2019, des jeunes femmes achèvent d’attacher la banderole « Place des sorcières » à la statue de la République. À leurs pieds, une foule de plus en plus dense pour célébrer la journée internationale des droits des femmes.
Dans la capitale, ainsi que dans près de 200 rassemblements dans toute la France, le mouvement a attiré bien plus de monde que l’an dernier, alors que de nouvelles mobilisations sont prévues demain dans le cadre du nouvel acte des « gilets jaunes ». À Paris, on aperçoit Philippe Martinez de la CGT, Yannick Jadot, tête de liste pour Europe écologie-Les Verts aux européennes, la députée Mathilde Panot de La France insoumise… Attac, le NPA, la Ligue des droits de l’homme ou encore les associations féministes classiques agitent leurs drapeaux.
Le matin même, certaines salariées et salariés en grève pour réclamer l’égalité des droits, des salaires et la fin des violences sexuelles et sexistes avaient, dans leur entreprise, lancé leurs premières actions. Ainsi à Capgemeni, gros cabinet de conseil basé à Suresnes, les grévistes CGT ont notamment critiqué « l’escroquerie » que constitueraient les bons scores obtenus par leur entreprise au regard de l’index sur l’égalité homme-femme, un nouvel outil pour mesurer les écarts dans les gros groupes, au cœur d’une polémique depuis sa publication début mars [1]. D’autres sont allés prendre la parole au Sénat, comme ces femmes gilets jaunes de Monceau-les-Mines, pour défendre les femmes précaires.
Dans les rassemblements, la référence au « 15 h 40 » est permanente, instant symbolique au cours duquel les femmes, si l’on examine les inégalités salariales, perdent chaque jour deux heures de travail [2]. Nombre de manifestantes arborent d’ailleurs autour du cou ou sur la tête le petit foulard violet distribué notamment par la CGT. « À 15 h 40, nos salaires dévalent la pente », rappelle un slogan.
Mais l’édition 2019, comme celle de l’an passée, est également irrigué par le mouvement #MeToo et ses vagues continues, qui secouent tous les milieux (lire ici notre dossier [3], ainsi que la récente enquête sur l’ampleur du sexisme dans les médias, après les révélations sur la Ligue du lol [4]). « Don’t tell me how to dress, tell them how not to rape », a écrit une jeune femme sur une pancarte : « Ne me dis pas comment m’habiller, dis-leur comment ne pas me violer ».
La jeunesse des manifestantes et manifestants, notable, imprime les modes opératoires : des clitoris dorés sont peints à la bombe sur le sol et les messages sont sans ambiguïté sur le droit des femmes à disposer de leur corps, et au passage d’un corps sain : « Pas de glyphosate dans nos chattes ! » Ces mots ornent un dessin de tampon sur un carton, en référence aux produits toxiques dans les protections menstruelles. « Ceci est une vulve et elle est en colère », lit-on un peu plus loin. Jusqu’à ce gentil petit scout, foulard autour du cou, qui tient son message au dessus de sa tête : « Arrêtez de niquer nos mères ».
Des jeunes espagnoles et argentines rappellent les manifestations monstres dans leurs pays respectifs ces dernières années, alors que le mouvement féministe reprend des couleurs, un peu partout sur la planète (lire ici les articles Lénaïg Bredoux et Ludovic Lamant [5]). « En Espagne, cela a commencé par le viol d’une femme par cinq hommes, ce qui a déclenché chez nous une mobilisation incroyable, raconte Iréné Carrera, étudiante en Erasmus à Paris. Heureusement, les lois commencent à évoluer dans le sens des femmes. » Son amie, Valentina Rodriguez, rappelle la bataille pour le droit à l’avortement menée dans son pays [6] et la litanie des femmes qui meurent sous les coups de leur conjoint en Amérique latine. En France, depuis le 1er janvier, déjà plus de 20 féminicides ont été perpétrés, selon le recensement fait par Libération [7].
Des Algériennes sont également présentes, alors que les manifestations se poursuivent de l’autre côté de la Méditerranée. Nadia Ziane est à Paris, mais surtout beaucoup sur son téléphone, à surveiller la révolte à Alger… « Le seul moyen pour que l’Algérie se libère, c’est que les mères comprennent qu’elles doivent élever leurs garçons et leurs filles de la même manière. Mais je ne sais pas si les femmes qui marchent dans les rues le font pour remplir la casserole ou pour élever leurs enfants autrement. »
« Fin du monde, fin du mois, fin du patriarcat, même combat. » Le slogan, brandi ici ou là, évoque les trois mots d’ordre du week-end de mobilisation qui s’annonce, puisque, pour la première fois, des associations écologistes et des gilets jaunes lancent des actions communes d’ampleur, alors que l’acte XVII du mouvement est dédié « aux droits des femmes ».
Marie, Maud et Virginie sont gilets jaunes, « avant d’être des hommes ou des femmes », mais n’en rappellent pas moins ce qui est désormais connu : « Les femmes sont plus précaires et plus pauvres, et en plus, elles sont agressées par les hommes, physiquement et sexuellement ! Pourquoi ne pas déployer les moyens policiers immenses engagés contre les gilets jaunes chaque semaine à ne serait-ce qu’enregistrer les plaintes de ces victimes ? » Marie approuve les paroles de Maud. « Moi, la violence je l’ai vécue. Je me suis battue seule. Mon ex-compagnon a été jugé, il a pris six mois de prison avec sursis. Et il me poursuit à nouveau. Quand je vais voir les flics, on me dit qu’on ne peut rien faire s’il n’y a pas de coups. Ils attendent que je sois morte pour intervenir ? »
Le collectif Stop au harcèlement de rue rappelle aussi que le combat pour l’égalité et contre les violences concerne tout le monde, « femmes, grosses, handicapées, LGBTQ, racisées, SDF et travailleurs du sexe ». La ministre Marlène Schiappa a communiqué en amont du 8 mars pour se féliciter des 332 amendes « pour outrage sexiste » depuis l’introduction de ce nouveau délit, en août 2018. Pas de quoi convaincre Pierre, qui fait la moue : « C’est encore un coup de communication. J’ai un énorme doute sur le fait que des interpellations en flagrant délit aient eu lieu. Nous souhaitions surtout que les moyens donnés à l’éducation soient augmentés, pour un changement profond des mentalités. Pour ça, depuis la suppression de l’ABC de l’égalité dans les écoles, on attend toujours. »
Deux drapeaux du mouvement des Jeunes communistes français flottent sur la place de la République. L’organisation fait actuellement face à des accusations d’agressions sexuelles par plusieurs militantes, qui ont témoigné lors du congrès du mouvement en janvier, puis dans la presse [8] et sur Twitter. Interrogée à ce sujet, une jeune militante nous renvoie vers son camarade Amado Lebaube, responsable du groupe parisien. « Ce n’est pas une surprise, nous savions qu’il y avait du sexisme dans notre organisation. Et quand on a su qu’il y avait des crimes sexuels, cela ne m’a pas non plus étonné. Ce qui me met en colère, c’est que nous nous revendiquons comme une organisation féministe, et que ce genre de choses arrive quand même. » Le jeune homme n’hésite pas à contredire son parti, en insistant sur la nécessité d’exclure et de sanctionner les agresseurs, « sans attendre qu’une plainte soit déposée par les victimes », comme le laissait entendre le premier communiqué du PCF sur cette affaire.
Alors que des femmes continuent de sortir du métro, deux heures après le début du rassemblement, pour rejoindre la place, une manifestante quitte les lieux. Elle entame dans le métro la lecture de l’essai bestseller de la journaliste Mona Cholet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, devenu référence féministe pour toute une génération. Sûrement un coup de la République, quelques mètres au-dessus.
MATHILDE GOANEC