Tribune : Contrairement aux affirmations de Mme Nathalie Loiseau, ministre chargée des affaires européennes, rapportées dans ces colonnes le 19 février dernier, le « sujet » des Italiens asilés en France depuis maintenant quatre décennies ne peut pas être « traité de justice à justice ». En effet la procédure applicable à cette période est régie par la Convention européenne d’extradition de 1957 et non par le mandat d’arrêt européen, qui concerne les seules infractions postérieures au 1er novembre 1993 et non pas celles commises dans les années 1970-1980.
Or la Convention de 1957 prévoit trois phases, dont deux sont explicitement politiques et selon ce texte, en première et dernière intention, la décision d’extrader ou pas revient au pouvoir politique. « […] Pendant les années 1970, il y a eu une véritable guerre civile, bien que de basse intensité. […] Aborder sans cesse une question de cette envergure, c’est-à-dire les plaies ouvertes par une guerre civile, au moyen de l’outil pénal, de l’incrimination pénale, trente, vingt ou quinze ans après les faits, cela me semble carrément une chose étrangère au sens civil d’une démocratie qui se prétende vraiment accomplie. » Ces mots sont ceux de Giovanni Pellegrino, ancien président de la commission parlementaire d’enquête sur le terrorisme en Italie.
La « doctrine Mitterrand »
Le problème est donc de savoir si « l’outil pénal » encore brandi quarante ans plus tard n’est pas aussi techniquement obsolète qu’humainement inadapté. Au début des années 1980, les militants italiens qui avaient choisi la violence politique sont anéantis et leur destin scellé. Ce sont des centaines de fugitifs, dont la plupart s’abritent en France, où François Mitterrand, élu président de la République, a fait figurer dans son programme qu’aucune extradition ne sera accordée pour des faits de nature politique. La seule exigence est de renoncer pour l’avenir à toute violence politique et d’abandonner la clandestinité conformément à la formule attribuée à François Mitterrand : « Ce qui importe, avec le terrorisme, n’est pas tant de savoir comment on y entre mais plutôt de savoir comment on en sort. » C’est la naissance de la « doctrine Mitterrand ».
De plus, la chancellerie souligne les carences fréquentes des dossiers de la justice italienne. En 1992 le ministère français de la justice précise que « Rome informe de leur situation pénale [des réfugiés] sans que celle-ci soit jamais exposée de façon globale et clairement exploitable, mais fait montre en revanche d’une relative mauvaise volonté à fournir les renseignements complémentaires sollicités ».
Régularisations progressives
Le principe de l’asile est acté dans l’allocution, présentée ensuite comme la « parole donnée », tenue par le président Mitterrand lors du 65e congrès de la Ligue des droits de l’homme le 21 avril 1985 : « Les réfugiés italiens […] qui ont participé à l’action terroriste durant des longues années […] ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés […] J’ai dit au gouvernement italien qu’ils étaient à l’abri de sanctions par voie d’extradition. Mais, quant à ceux qui poursuivraient des méthodes que nous condamnons, sachez bien que nous le saurons et, le sachant, nous les extraderons ! » Il n’a jamais eu à le faire. Les asilés s’intègrent peu à peu à la société française, travaillent, fondent des familles, ont des enfants, des petits enfants, et sont progressivement tous régularisés par des titres de séjour, toujours renouvelés.
Est-il admissible de les accueillir un jour pour les rejeter quarante ans plus tard au prétexte d’une situation politicienne qui ne les concerne pas ? Ce ne sont pas seulement des dossiers, des numéros sur des listes, mais des femmes et des hommes qui ont vécu, vieilli, changé et se sont insérés pacifiquement dans notre pays. Et notre pays, c’est une réalité intangible, leur a donné asile. Car les gouvernements se succèdent, de droite comme de gauche, et le « statut » est maintenu. La « doctrine Mitterrand » devient celle de l’Etat français.
« Il est inconcevable que, quarante ans après les faits incriminés et autant d’années d’asile octroyé par la France, il puisse y avoir une inversion de cette politique d’accueil de l’Etat français »
En 1998, quand l’entrée en vigueur des accords de Schengen compromet l’accueil des Italiens, un courrier officiel de Lionel Jospin, alors premier ministre, confirme qu’aucune extradition de ces asilés ne sera mise en œuvre. Quelques années plus tard, lorsque la France adopte le mandat d’arrêt européen, elle précise que cette procédure s’appliquera aux seuls faits postérieurs à 1993, préservant ainsi de l’extradition les Italiens asilés dont les procédures concernent des faits s’achevant dans les années 1980. L’Etat français manifeste ainsi, y compris juridiquement, sa volonté de maintenir l’asile octroyé jadis.
Interrogé le 5 mars 2004 par le Corriere della Sera, Robert Badinter répondait : « […] Comme juriste, et sans entrer sur le fond des débats, je répète que la position prise par un Etat, par l’intermédiaire de son plus haut représentant, ne devrait pas être contredite vingt ans après… […] L’Etat doit respecter la parole donnée. C’est une question de cohérence et de principe […] » Nous voici quinze ans plus tard et cette « doctrine Mitterrand », devenue au fil des années doctrine d’Etat, l’a emporté. Elle l’a moins emporté comme « doctrine » qu’elle ne s’est imposée comme une pratique de pacification, répondant à une situation spécifique, qu’aucun gouvernement français n’a en réalité remise en cause.
Il est inconcevable que, quarante ans après les faits incriminés et autant d’années d’asile octroyé par la France, il puisse y avoir aujourd’hui une inversion de cette politique d’accueil de l’Etat français. Plus encore que déraisonnable, le temps judiciaire est dépassé, il doit laisser la place aux historiens… Ainsi s’exprimait déjà en 2000, et en Italie même, Giovanni Pellegrino : « […] Aujourd’hui… nous ne pouvons plus faire justice, car il est passé trop de temps. Nous pouvons seulement entreprendre une démarche de vérité. »
Michel Tubiana (Président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme) , Louis Joinet (Magistrat, premier avocat général honoraire à la Cour de Cassation) et Irène Terrel (Avocate)
• Le Monde. Publié le 04 mars 2019 à 06h00 - Mis à jour le 04 mars 2019 à 08h40 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/04/les-asiles-italiens-ne-doivent-pas-etre-extrades_5430951_3232.html
« Cesare Battisti a été exhibé comme un trophée de chasse »
L’ex-membre des Brigades rouges Paolo Persichetti critique la mise en scène, à Rome, de la traque des anciens militants d’extrême gauche.
Aujourd’hui âgé de 56 ans, Paolo Persichetti a milité dans les rangs des Brigades rouges-Union des communistes combattants (BR-UCC), dans les années 1980. Après un premier séjour en prison en Italie et un acquittement, il s’installe en France en 1991. Condamné en appel à vingt-deux ans de prison par contumace pour « participation à une bande armée » et « complicité morale dans un homicide », il est extradé en 2002 vers l’Italie, où il terminera sa peine en avril 2014.
Il s’insurge contre le traitement dont a fait l’objet Cesare Battisti depuis son arrestation en Bolivie, et l’utilisation politique par le gouvernement italien de la traque des anciens militants d’extrême gauche installés en France depuis le début des années 1980.
Jérôme Gautheret – Lundi 14 janvier, Cesare Battisti a atterri à l’aéroport de Ciampino, accueilli par deux ministres et une foule de journalistes. Que vous a inspiré cette scène ?
Paolo Persichetti : D’abord, les conditions générales de sa remise aux autorités italiennes restent obscures. La Bolivie n’a respecté aucune procédure, ni d’extradition ni d’expulsion. Ils ont évité de le faire repasser par le Brésil, comme cela aurait été logique compte tenu de la procédure, dans le but de l’empêcher de bénéficier, mécaniquement, d’une réduction de sa peine à trente ans de prison en vertu d’un accord conclu entre Rome et Brasilia.
Puis, il y a les images de l’aéroport de Ciampino, qui étaient répugnantes. Battisti a été exhibé comme un trophée de chasse. Quelque chose de moyenâgeux rappelant l’époque des supplices publics. Deux ministres, dont un qui paradait en costume de policier, se sont invités pour assister à la scène. Sans parler de la vidéo ignoble qu’a mis en ligne le ministre de la justice, Alfonso Bonafede, le lendemain.
Cette capture vous a nécessairement rappelé des choses…
Dans les trois cas où l’Italie est arrivée à ramener dans ses propres geôles des exilés, mon propre cas en 2002, celui de Rita Algranati en 2004 et maintenant celui de Battisti, les remises se sont toujours déroulées en contournant les lois internationales.
Le soir du 24 août 2002, j’ai été arrêté dans le hall d’un immeuble à Paris, alors que j’allais dîner chez des amis. J’ai été emmené au siège de la DNAT [Division nationale antiterroriste], où je suis resté menotté comme un cheval à un anneau accroché au mur, puis, vers minuit, j’ai été mis dans une voiture en direction de l’Italie. Au but d’une folle course dans cette nuit noire, j’ai été échangé sous le tunnel du Mont-Blanc.
Le lendemain soir, j’étais en prison à Rome, mais la surprise est arrivée quand on m’a accusé d’avoir pris part au meurtre de Marco Biagi, un conseiller du ministre du travail d’alors. Accusation sans fondement, car au moment des faits, je tenais un cours dans la salle B224 de l’université de Saint-Denis, face à une vingtaine d’étudiants.
Il s’agissait d’une violation de la convention européenne sur les extraditions : la France, qui était parfaitement au courant des intentions de la magistrature italienne, aurait dû demander une nouvelle demande d’extradition et l’Italie ne pouvait pas m’inculper sans l’autorisation française. Ils savaient très bien que devant les juges, les accusations italiennes se seraient écroulées.
Votre retour en Italie avait-il donné lieu à une mise en scène comparable ?
J’ai eu droit, moi aussi, à une surmédiatisation avec la différence que les médias n’ont été avertis que quand j’étais déjà à Turin. La presse n’a été convoquée que pour filmer mon passage dans la cour de la questura. Les jours suivants, les journaux racontaient que Berlusconi et son gouvernement, réunis dans sa villa de Sardaigne, avaient sorti le champagne à l’annonce de mon arrestation.
« Pendant des années, on a raconté au pays que les attentats à la bombe étaient l’œuvre des Brigades rouges. On a réécrit l’histoire »
La rentrée de Battisti a été annoncée à l’avance, ce qui a permis une mise en scène théâtrale très soignée : défilé des équipes spéciales des différentes polices, directs TV, radios et réseaux sociaux… Ça a été l’événement médiatique du moment. Il faudrait tout de même rappeler que fin 2017, lorsque l’un des auteurs de l’attentat de Brescia [8 morts et 102 blessés, en 1974], Maurizio Tramonte, un militant d’extrême droite proche des services secrets, a été ramené au Portugal, l’opération s’est déroulée dans l’anonymat le plus absolu. Pendant des années, on a raconté au pays que les attentats à la bombe étaient l’œuvre des Brigades rouges. On a réécrit l’histoire.
Que sait-on des conditions de détention de Cesare Battisti ?
Une fois débarqué à Rome, il a été renvoyé à la prison d’Oristano, en Sardaigne. Il était tellement chamboulé qu’une fois arrivé sur place il a demandé dans quelle partie du monde il se trouvait… Cette prison n’a pas été choisie au hasard : elle est une des plus dures du pays. Elle se trouve de plus dans une île, alors que sa famille vit sur le continent. Une façon d’amplifier l’isolement, de rendre difficiles les parloirs et les visites des organismes de contrôle.
Battisti a été placé à l’isolement diurne pour six mois dans un lieu séparé de la prison. On lui a préparé une sorte de « 41 bis » sur mesure [un régime d’isolement total, prévu pour les mafieux les plus dangereux, que la Cour européenne des droits de l’homme a qualifié de « torture »], quelque chose d’absolument illégal. D’ailleurs, c’est le type de traitement qu’attend tout réfugié ramené en Italie : moi aussi, j’ai fait quatre mois et demi d’isolement.
Matteo Salvini [le ministre de l’intérieur italien] lui-même a annoncé qu’il n’y aurait aucun aménagement de peine, et que Cesare Battisti allait pourrir en prison jusqu’à la fin de sa vie. Une façon de mettre sous pression les juges d’exécution des peines. Comme cela m’est arrivé à moi, il devra répondre d’un « délit d’exil ». Ils lui reprocheront la soi-disant « doctrine Mitterrand » et la décision de Lula [ex-président brésilien] de ne pas l’extrader. Tout parcours d’intégration en France et au Brésil sera interprété à l’envers, comme une circonstance aggravante…
Les juges deviennent fous face à cette question de la fuite et de l’exil. On m’a reproché d’avoir écrit un livre sur les dessous de mon extradition [Exil et Châtiment, Textuel, 2005], et même d’avoir fait en France un diplôme d’études approfondies sur la « judiciarisation de la démocratie ». Le châtiment qui attend tout exilé, c’est la destruction de tout ce qu’il était arrivé à reconstruire. Ils doivent démontrer que la seule chose possible pour les révoltés des années 1970, c’est un emprisonnement infini, sans possibilité de sortie.
Matteo Salvini, et après lui tout le gouvernement italien, a annoncé qu’ils ne comptaient pas en rester là, et s’apprête à demander l’extradition d’autres personnes recherchées par la justice italienne, dont la plupart sont en France.
En 2004, la justice française avait accepté l’extradition de Battisti contre la promesse que l’Italie modifie sa loi sur la contumace, permettant à Battisti et aux autres dans la même situation d’espérer un nouveau procès. Le Brésil avait, lui, donné son accord pour l’extradition en échange d’une commutation de la perpétuité à trente ans de prison [la peine maximale prévue par le code pénal brésilien]. En Italie, aucun de ces engagements n’a été respecté. Au contraire, ils l’ont enfermé et ils ont jeté les clés de sa cellule.
Je pense que la France doit soigneusement réfléchir à toute requête venant de l’Italie. Il a fallu cinq ans à l’Italie, après la guerre, pour amnistier les crimes des fascistes, six ans à la France pour les crimes de l’OAS durant la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, on est à plus de quarante ans de l’affaire Moro. C’est le temps de l’histoire, pas du châtiment.
Propos recueillis par Jérôme Gautheret (Rome, correspondant)
• Le Monde. Publié le 06 février 2019 à 12h20 - Mis à jour le 06 février 2019 à 12h20 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/02/06/cesare-battisti-a-ete-exhibe-comme-un-trophee-de-chasse_5420027_3210.html
Les aveux
Capturé à la mi-janvier en Bolivie après près de quarante ans de cavale, l’ancien activiste italien d’extrême gauche avait été condamné en Italie à la perpétuité pour quatre meurtres qu’il n’avait jamais reconnus formellement.
Cesare Battisti semble avoir pris cette initiative lui-même, avec l’assentiment de son avocat italien. Samedi 23 mars, le procureur Alberto Nobili, chef de l’unité antiterroriste de Milan, s’est rendu à la prison d’Oristano, en Sardaigne, pour y entendre l’ancien militant d’extrême gauche, arrêté le 12 janvier en Bolivie après trente-sept années de cavale en France et en Amérique du Sud, puis aussitôt ramené en Italie pour y purger une peine d’emprisonnement à perpétuité, à laquelle il a été condamné par contumace en 1987.
Durant neuf heures d’interrogatoire réparties sur deux jours, le magistrat a recueilli les premiers aveux circonstanciés de l’ancien militant des Prolétaires armés pour le communisme (PAC). Il a reconnu les faits qui lui avaient valu sa condamnation : sa participation matérielle à quatre assassinats – deux en tant qu’acteur direct, le gardien de prison Antonio Santoro, le 6 juin 1978, à Udine, et le policier Andreza Campagna, le 19 avril 1979, à Milan, et deux autres en tant que complice, un bijoutier, Pierluigi Torregiani, et un boucher, Lino Sabbadin –, trois « jambisations » (des attaques destinées à blesser aux jambes) et de multiples vols à main armée.
« Il a trouvé refuge à l’étranger pendant des dizaines d’années en profitant d’une image de victime innocente d’une persécution politique. Maintenant il a décidé de dire la vérité », a déclaré Alberto Nobili, lors d’une conférence de presse, lundi 25 mars. Le magistrat a par ailleurs ajouté que l’ancien activiste a présenté ses excuses aux familles de ses victimes « pour la douleur qu’il leur a causée ».
Evadé de la prison de Frosinone en 1981, où il purgeait une peine de treize années de prison pour appartenance à une bande armée, Cesare Battisti s’était enfui en direction de la France et du Mexique, avant de s’installer à Paris, comme environ 150 anciens militants d’extrême gauche italiens. Il y était devenu gardien d’immeuble, et avait publié plusieurs romans policiers à la tonalité très autobiographique.
Dans les années 1980, la France avait adopté une politique qualifiée par la suite, par un raccourci, de « doctrine Mitterrand » : en pratique, les autorités avaient fait savoir qu’elles n’extraderaient aucune personne réclamée par l’Italie pour des crimes de nature politique, dès lors qu’elle n’aura pas trempé dans le « terrorisme réel, actif, sanglant », pour reprendre les mots de l’ancien président, et qu’elle aura déposé les armes.
Soutien d’intellectuels
Cette disposition, à laquelle les gouvernements italiens des années 1980 n’étaient pas forcément opposés – elle permettait de s’assurer que ces anciens activistes se tiendraient tranquilles et évitait la création de bases arrière terroristes – a commencé à être remise en cause à la fin des années 1990. Puis, en 2002, un ancien membre des Brigades rouges appartenant à une autre génération politique, Paolo Persichetti, a été extradé dans des conditions très controversées.
En 2004, alors que les autorités françaises semblaient décidées à le remettre à la justice italienne, Cesare Battisti a changé d’avocat et rompu avec la stratégie de profil bas adoptée par l’ensemble des anciens militants d’extrême gauche réfugiés en France pour se dire victime d’une erreur judiciaire. Son attitude, très critiquée parmi les anciens activistes, lui vaudra en revanche le soutien de nombreux intellectuels français, notamment la romancière Fred Vargas et l’écrivain Bernard-Henri Lévy.
Cette mobilisation avait été vue très négativement en Italie, la gauche française se trouvant accusée d’avoir idéalisé des terroristes au point d’en faire des héros romantiques. La colère italienne redoublera après la fuite pour l’Amérique du Sud de l’ancien militant d’extrême gauche, dont on apprendra par la suite qu’elle avait été facilitée par le gouvernement français.
Interrogé par la presse, le ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, a accueilli avec satisfaction la nouvelle de ces aveux : « Mieux vaut tard que jamais. (…) J’espère que les pseudo-intellectuels de gauche qui ont couvert et défendu ce personnage sordide présenteront bientôt, eux aussi, leurs excuses. » Puis il a lancé, faisant allusion aux actuelles démarches italiennes auprès de la France visant à obtenir l’extradition d’une quinzaine d’anciens militants d’extrême gauche : « Nous travaillons pour ramener en Italie plusieurs terroristes, plusieurs assassins qui sont actuellement en vacances. »
Cellule de 3 mètres par 3
Selon son avocat, Davide Steccanella, les aveux de Cesare Battisti sont avant tout motivés par sa volonté de soulager sa conscience : « Pendant quarante ans, il a été décrit, en Italie, comme le pire des monstres. Avec ce geste, il veut se réapproprier son histoire. » Agé de 64 ans et sans perspective autre que celle de « pourrir en prison » – selon la promesse faite par Matteo Salvini le jour de son retour en Italie –, l’ancien fugitif n’a en effet plus rien à perdre, et pas grand-chose à gagner.
La demande, présentée par son avocat, de considérer comme prescrite sa condamnation à six mois d’isolement a été rejetée par la justice italienne. Depuis janvier, l’ancien activiste est emprisonné à Oristano, dans une des prisons les plus difficiles du pays, dans une cellule de 3 mètres par 3, où il fait l’objet d’un traitement « sur mesure », surveillé 24 heures sur 24 par les gardiens, il n’a pas grand-chose de plus à espérer qu’un geste de clémence.
Pour l’ancien membre des Brigades rouges Enrico Porsia (dont la condamnation à quatorze années de prison est prescrite depuis 2013), qui a bien connu Battisti lors de ses années parisiennes, l’ancien membre des PAC a surtout cédé à la pression à laquelle il est soumis depuis son retour en Italie : « Il a été exhibé lors de son arrestation, il est enfermé dans un “aquarium” et soumis à un traitement inhumain, très proche du “41 bis” réservé aux mafieux… En fait, avec ces aveux, l’Etat italien dit : il nous a suffi de trois mois pour le briser. »
Jérôme Gautheret (Rome, correspondant)
• Le Monde. Publié le 25 mars 2019 à 16h06 - Mis à jour le 26 mars 2019 à 11h03 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/03/25/italie-cesare-battisti-reconnait-sa-responsabilite-dans-quatre-meurtres_5441014_3210.html
Battisti : entre Rome et Paris, les années de plomb en héritage
Après Cesare Battisti, Matteo Salvini promet le retour d’autres militants politiques ayant quitté l’Italie à la fin des années 1970, dont ceux vivant en France.
C’est le dossier empoisonné par excellence, celui que personne, à Paris, ne voulait voir resurgir. Surtout alors que, depuis l’été 2018, les relations entre les gouvernements français et italien, sur tous les sujets, sont au plus mal. Mais voilà : avec l’onde de choc de l’arrestation de Cesare Battisti en Bolivie, le 12 janvier, et son arrivée très médiatique sur le sol italien, deux jours plus tard, après trente-sept années d’exil, la suite était inévitable.
Dans les jours qui ont suivi, plusieurs responsables italiens ont dit leur volonté de relancer les demandes d’extradition d’anciens militants politiques ayant quitté leur pays entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, pour échapper à de lourdes condamnations pour terrorisme. En tout, plusieurs centaines de fugitifs, venus de l’extrême gauche ou de l’extrême droite, ont fui le pays, et l’immense majorité sont désormais hors de portée de la justice italienne. Mais arriver à en récupérer ne serait-ce qu’un ou deux constituerait déjà, pour le gouvernement Conte, un succès politique considérable.
Comme toujours, le ministre de l’intérieur, Matteo Salvini (Ligue, extrême droite), a été prompt à accaparer le sujet, le jour même du retour en Italie de M. Battisti. « Nous travaillons pour récupérer d’autres terroristes », a-t-il déclaré à la presse, précisant qu’il parlait de « terroristes de toutes les couleurs, rouges, noirs, verts ou blancs », pour rappeler que la police ne recherche pas uniquement les anciens militants d’extrême gauche.
Le lendemain, il précisait sa pensée : « Je lance un appel aux autorités françaises, au gouvernement français et au président français pour qu’ils restituent à l’Italie et à la justice italienne ceux qui ont tué des innocents, pour qu’ils ne finissent pas leur vie à boire du champagne sous la tour Eiffel mais en prison, comme cela est juste. »
La doctine Mitterrand
En réalité, depuis le premier instant, c’est bien vers la France que se sont tournés les regards. D’abord parce que Paris a été, durant les années 1980-1990, la capitale incontestée de l’exil pour les militants d’extrême gauche recherchés par la justice italienne, qui ont été jusqu’à 150 à y vivre. Ensuite parce que l’attitude de la gauche française, accusée pendant des années d’avoir idéalisé les fugitifs au point d’en faire des héros romantiques, à été très mal perçue par l’opinion publique italienne, tout bord politiques confondus.
Au milieu des années 1980, Paris avait adopté une politique qualifiée par la suite de « doctrine Mitterrand » : la France refusera l’extradition de toute personne réclamée par l’Italie pour des crimes de nature politique, dès lors qu’elle n’aura pas trempé dans le « terrorisme réel, actif, sanglant », selon l’expression de l’ancien président français, et qu’elle aura renoncé à la lutte armée.
La mesure, qui, dans un premier temps, permettait de régler le sort de centaines de personnes sans risquer la création de bases arrière terroristes en France, connaîtra quelques entorses à partir du début des années 2000. La première concerne Paolo Persichetti, qui appartenait à une autre génération d’activistes en tant qu’ancien des Brigades rouges : il a été extradé à l’été 2002 dans des conditions très controversées. La seconde a trait à Cesare Battisti, ancien militant des Prolétaires armés pour le communisme (PAC), qui devra fuir la France pour échapper à l’extradition.
« Cas par cas »
En 2008, c’est une autre ancienne militante des Brigades rouges, Marina Petrella, qui s’est trouvée sous le coup d’un arrêté d’extradition pour sa participation à plusieurs crimes commis entre 1977 et 1982. Mais la procédure sera arrêtée au dernier moment « pour raisons humanitaires », eu égard à l’état de santé de l’ancienne brigadiste, alors en grève de la faim.
Pour l’heure, face à l’hypothèse d’une prochaine réouverture des dossiers, les autorités françaises font preuve d’une extrême prudence, et affirment n’avoir encore reçu aucune demande en bonne et due forme. A la chancellerie, on assure que « les demandes qui seront reçues dans les prochains jours de la part des autorités italiennes feront l’objet d’une étude approfondie, au cas par cas, comme cela a été le cas depuis une quinzaine d’années ».
Dans le même temps, on admet que se tiennent actuellement des échanges informels entre magistrats, et que doit avoir lieu à Paris, « dans les prochains jours », une réunion franco-italienne sur le sujet. Selon plusieurs sources, l’attention des magistrats se concentrerait sur quatorze cas, pour lesquels il s’agira d’examiner notamment si les faits ne sont pas tout simplement prescrits – s’agissant de procédures remontant aux années 1980, cela devrait être le cas pour beaucoup d’entre eux.
« Assoiffé de vengeance »
Il s’agit donc de s’en tenir dans l’immédiat à des discussions techniques, le plus loin possible des interférences politiques. L’affaire s’annonce périlleuse : alors que le dossier relève, en théorie, de la compétence du ministre de la justice italien, le ministre de l’intérieur, Salvini, semble décidé à faire de la traque des anciens militants d’extrême gauche un argument à part entière, à la fois contre la gauche italienne et contre la France d’Emmanuel Macron, dans la campagne des européennes à venir.
De leur côté, les principaux intéressés ont choisi, à ce stade, de garder le silence. Dans un entretien au quotidien italien La Repubblica, leur avocate parisienne, Irène Terrel, a déclaré qu’elle espérait ne pas avoir, dans les prochains mois, à mener une nouvelle bataille judiciaire. Tout en dénonçant un Etat italien « assoiffé de vengeance » qui, dans la mise en scène du retour de Cesare Battisti, a eu un « comportement inacceptable pour des institutions démocratiques ».
Quatorze cas litigieux
Les autorités italiennes ont transmis à leurs homologues françaises une liste d’anciens militants condamnés et susceptibles d’être extradés. Elle comporte quatorze noms : Giovanni Alimonti, Luigi Bergamin, Roberta Cappelli, Enzo Calvitti, Paolo Ceriani Sebregondi, Salvatore Cirincione, Maurizio Di Marzio, Paola Filippi, Gino Giunti, Giorgio Pietrostefani, Ermenegildo Marinelli, Sergio Tornaghi, Raffaele Ventura et Enrico Villimburgo. Le nom de Marina Petrella, qui figurait initialement sur la liste examinée à ce stade par les magistrats français et italiens, a été retiré car son extradition a été annulée, en 2008, pour « raisons humanitaires ».
Jérôme Gautheret (Rome, correspondant) et Simon Piel
• Le Monde. Publié le 06 février 2019 à 11h22 - Mis à jour le 06 février 2019 à 11h33 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/02/06/battisti-entre-rome-et-paris-les-annees-de-plomb-en-heritage_5419973_3210.html
Le long exil de l’extrême gauche italienne à Paris
Dans les années 1970-1980, des centaines d’activistes italiens se sont réfugiés en France, qui les a accueillis à condition qu’ils renoncent à la lutte armée. Aujourd’hui, Rome demande l’extradition de certains d’entre eux.
Commençons par un rendez-vous manqué. « J’écris en ce moment un reportage sur les années françaises des fugitifs italiens des années 1970-1980. Puis-je vous contacter ? », disait notre SMS. Demande acceptée. Comme beaucoup de ses compatriotes réfugiés, cette personne a vu les images de Cesare Battisti extradé de Bolivie après trente-sept ans de cavale au Mexique, à Paris, puis au Brésil.
Elle a regretté cette inutile humiliation que l’Etat italien a infligée à l’ancien activiste des Prolétaires armés pour le communisme, condamné à la réclusion à perpétuité pour quatre meurtres. A la mi-janvier, on l’a fait défiler, menotté, sur le Tarmac de l’aéroport Ciampino, à Rome, devant le ministre de l’intérieur Matteo Salvini et le ministre de la justice Alfonso Bonafede comme un trophée symbolisant l’efficacité de l’alliance entre l’extrême droite de la Ligue et le populisme du Mouvement 5 étoiles (M5S). Vae victis…
Triomphante, l’Italie a envoyé la semaine dernière à Paris des magistrats pour réclamer à la France une quinzaine d’anciens activistes des années de plomb que Matteo Salvini décrit comme « buvant du champagne sous la tour Eiffel ».
Alors notre contact a renoncé. Peur que cette histoire-là, la sienne et celle de centaines de compatriotes ayant quitté la Péninsule plutôt qu’y purger de lourdes condamnations distribuées par une justice aussi débordée qu’expéditive, ne puisse être racontée, comprise.
Nouveau SMS, à notre attention cette fois : « Je reviens vers vous pour décliner notre rendez-vous. Après réflexion et échange avec d’autres personnes concernées, on pense que le moment est trop délicat, glissant, en somme peu propice pour une argumentation médiatique. J’espère pouvoir compter sur votre compréhension. »
Une vie à se faire oublier
Cette prudence, cette peur diffuse, c’est aussi celle d’Irène Terrel. Tous les militants italiens de Paris connaissent l’adresse de son cabinet d’avocats spécialisé dans le droit d’asile, rue Lacépède, Paris 5e. Depuis la mort de son mari, Jean-Jacques de Félice, en 2008, elle continue seule le combat.
Elle a défendu Battisti durant son séjour en France de 1990 à 2004, lorsque celui qui était d’abord le discret concierge d’un immeuble de la rue Bleue, dans le 9e arrondissement, se retrouva sous les feux de l’actualité et de la justice, grisé par sa petite notoriété d’auteur de polars. Paniqués, les derniers extrémistes encore recherchés par Rome ont appelé Irène Terrel. Que faire ? Fuir encore ? Alerter les médias ? A tous elle a conseillé de rester tapis dans leur anonymat. « C’est leur meilleure protection aujourd’hui. Ils mènent une vie normale. Ils ont passé leur vie à se faire oublier. »
« Tout homme a droit à une deuxième chance. On ne va quand même pas offrir des gens de 75 ans sur l’autel politique de ce M. Salvini ! » Irène Terrel, avocate
Recommencer les batailles contre l’extradition ? « Tout homme a droit à une deuxième chance, au pardon. C’est une traque sans fin. On ne va quand même pas offrir des gens de 75 ans sur l’autel politique de ce M. Salvini ! » Elle sait aussi que le contexte est moins favorable. La violence politique, qui, il y a quarante ans, dans la foulée de Mai 68, pouvait éventuellement se théoriser, n’est plus tolérable ; les terroristes ont pris d’autres visages…
« Aujourd’hui, on confond les activistes italiens avec les djihadistes du Bataclan. » Les intellectuels se sont tus : « Quelles sont les grandes consciences qui pourraient les défendre ? », s’interroge-t-elle en nous raccompagnant.
Comprendre les années de plomb, un peu plus de dix ans de violence et de chaos commencées avec l’attentat attribué à l’extrême droite de la piazza Fontana à Milan (16 morts, 88 blessés) le 12 décembre 1969 et terminé aux confins des années 1970-1980 ? Pas simple. Trop de sang, de sigles, de slogans.
Imaginez un chaudron de bonne taille, dans lequel on a porté à ébullition l’air du temps : le refus de l’autorité (celle de l’Etat, des flics, des militaires, des parents), la détestation de la Démocratie chrétienne, qui régit les institutions politiques, du Parti communiste – alors le plus puissant d’Europe –, qui gouverne les rapports sociaux (syndicats, milieux culturels, associations), des nostalgiques des Chemises noires, des patrons, de la magistrature qui poursuit les contestataires.
Ajoutez à ce brouet de haines les utopies et les combats de la décennie : la libération de la classe ouvrière, le rêve d’une vie communautaire, l’égalité des sexes et l’amour libre, les chanteurs Bob Dylan et Giorgio Gaber, l’antipsychiatrie, le désir de renouer avec la geste des partisans de 1943 qui, l’arme à la main, ont libéré le pays de Mussolini et ses nervis en sifflotant Bella ciao et Bandiera rossa.
Ajoutez une bonne pincée de manipulations diverses des services secrets italiens et étrangers qui préféraient voir l’Italie se transformer en dictature à la perspective d’assister, impuissants, à l’arrivée au pouvoir du Parti communiste à la faveur d’une alliance avec la Démocratie chrétienne, ce fameux « compromis historique », condamné par les deux extrêmes. Enfin, épicez cette mixture en y jetant des pains d’explosifs, des armes de poing, des mitraillettes et une bonne dose d’inconscience. Bilan : plus de 360 morts attribués aux deux bords, des milliers de blessés, 10 000 arrestations, 5 000 condamnations, des années de prison par centaines.
La révolution asphyxiée
Cette folie, Alessandro Stella, 63 ans, y a cru jusqu’au vertige. Pantalon de cuir noir, parka défraîchie, teint pâle de fumeur. Condamné à six ans de prison pour « association subversive constituée en bande armée », il a raconté dans un petit livre sincère, au titre provocateur (Années de rêves et de plomb, éditions Agone, 2016), sa vie de militant puis de fuyard.
Pour nombre d’activistes, l’assassinat d’Aldo Moro, en 1978, marqua le renoncement à la lutte.
Il a appartenu à un groupuscule affilié au mouvement Autonomie ouvrière jusqu’à l’assassinat, en 1978, du président du conseil démocrate-chrétien, Aldo Moro, qui, pour nombre d’activistes, marqua leur renoncement alors qu’à l’inverse les Brigades rouges (BR), intensifièrent leur pression sur le pouvoir, transformant la lutte révolutionnaire en une guerre privée contre l’Etat.
Alessandro Stella écrit : « Fin janvier 1981, après deux ans de vie clandestine, je décidai de quitter l’Italie. Je n’en pouvais plus de cette vie menée sous un faux nom, des faux comportements, du déguisement d’employé modèle. (…) Avoir un lit pour passer la nuit, se trouver un refuge à droite ou à gauche, était devenu mon activité principale. »
En promettant d’importantes remises de peine aux « repentis » qui dénonçaient leurs anciens camarades ou aux « dissociés » qui reniaient publiquement leur ancienne foi, la justice est parvenue à assécher le vivier des extrémistes, à les couper de leurs soutiens. La révolution est asphyxiée, l’utopie est morte. Ses serviteurs ? Une armée débandée.
Après un transit par le Luxembourg, le Pérou et le Mexique, Alessandro Stella débarque à Paris en 1982. « Une fois ici, j’ai été obligé de rebondir, raconte-t-il dans la cafétéria glaciale de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il enseigne à présent. Ensuite je me suis marié (par amour, tient-il à préciser) avec une Française et j’ai obtenu la nationalité. »
La cavale, une discipline militaire
Gianluigi (le prénom a été changé à sa demande et les détails de son parcours qui pourraient permettre de l’identifier ont été gommés), lui, est arrivé à la fin des années 1970. Il a traversé la frontière italienne par la montagne, « en chaussures de ville », avec une quarantaine de compagnons. « Je ne me suis pas dissocié, j’ai déserté tout simplement », raconte-t-il. Cadre dans un groupe important, il est rompu à la vie clandestine.
« Grâce à un dernier hold-up avant de partir, nous disposions d’un peu d’argent pour notre groupe. On donnait un peu plus aux couples qu’aux célibataires. A Paris, notre règle de vie est devenue militaire. Il fallait connaître parfaitement le quartier où l’on vivait pour fuir la police française et la cinquantaine de carabiniers venue leur prêter main-forte. Sortir et rentrer à des horaires réguliers. Etre courtois mais muet avec les voisins. Ne pas porter de cheveux longs ni de vêtements voyants, ne pas boire, ne pas fumer de shit, et bien fermer le gaz et l’eau avant de partir, afin de ne pas alerter les pompiers. En un an et demi, j’ai changé 54 fois de domicile. J’ai appris le français en lisant Le Monde et en écoutant France Culture. Pendant six mois, je n’ai pas prononcé un mot. C’était une solitude terrifiante. »
Dès les années 1970, des intellectuels comme Roland Barthes, Gilles Deleuze ou Félix Guattari sont solidaires des luttes italiennes.
Comme les sous-marins, ils sont près de 300 Italiens au début des années 1980 (certains parlent de 500 ou de 1 000) à vivre à Paris en immersion. Ils y ont des contacts, des complices, des compagnons. Dès les années 1970, des intellectuels comme Roland Barthes, Gilles Deleuze ou le psychanalyste et philosophe Félix Guattari sont solidaires des luttes italiennes. L’adresse de l’appartement de ce dernier, rue de Condé, à deux pas du Sénat, se transmet de fugitif en fugitif, tout comme celle du mouvement Emmaüs de l’abbé Pierre, lui aussi favorable à l’accueil des ex-activistes transalpins.
Beaucoup, à gauche, les considèrent comme des victimes d’une « semi-démocratie ». Le journaliste italien Domenico Quirico s’en amusera dans La Stampa en 2007 : « Les Italiens sont accueillis à bras ouverts, choyés par une gauche française incurablement nostalgique d’une révolution qu’elle n’avait pas faite et qui s’imprégnait avec enthousiasme de celle que d’autres croyaient avoir faite. »
Réfugiés politiques ?
Autre point de chute des exilés fraîchement débarqués et sans ressources : dans le 18e arrondissement populaire, le 52, boulevard Ornano, où des avocats de gauche, regroupés autour d’Henri Leclerc, ont créé un cabinet collectif. Les prix sont imbattables : 30 francs la consultation. Jean-Pierre Mignard, l’un des fondateurs, explique : « Les demandes d’extradition de l’Italie étaient mal conçues. Les faits n’étaient pas toujours étayés. C’était scandaleux de la part d’un pays qui est à l’origine de l’invention du droit. Pour nous, la qualité politique de ces réfugiés ne souffrait aucun doute. »
Malgré les efforts des avocats, à la fin du mandat de Valéry Giscard d’Estaing, une quarantaine d’extrémistes sont extradés. Départ de l’aéroport militaire de Villacoublay, en région parisienne, au petit matin, atterrissage deux heures plus tard sur celui de Pratica del Mare, au sud de Rome… Mais un espoir fait tenir ces Italo-Parisiens : la perspective de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Candidat de l’Union de la gauche, il a affirmé que la France resterait une « terre d’asile ». Le soir du 10 mai 1981, beaucoup de Transalpins en fuite sont place de la Bastille pour fêter l’élection du premier président socialiste.
1981, c’est l’année que choisit aussi Oreste Scalzone, fondateur du mouvement Potere operaio (Pouvoir ouvrier) – qui prône l’autonomie ouvrière sans recours à la violence –, pour rejoindre la France depuis Copenhague, où il avait trouvé un premier refuge. Condamné par contumace à plus de trente ans de prison en première instance, il avait été libéré après une grève de la faim mais restait sous la surveillance de la justice. Sa fuite est une odyssée. D’abord un ferry de Civitavecchia jusqu’en Sardaigne en compagnie de l’acteur vedette Gian Maria Volontè (Pour une poignée de dollars, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon…). Puis une voiture jusqu’à l’île de la Maddalena, où mouille le voilier du comédien. Sur sa coque est écrit ce vers de Paul Valéry : « Le vent se lève… ! il faut tenter de vivre ! »
Scalzone raconte : « On a navigué jusqu’en Corse, où un ami de l’ancienne partisane qui m’accompagnait nous attendait. Il nous a conduits en voiture jusqu’à Bastia. De là, j’ai pris un ferry pour Toulon. J’ai traversé toutes les frontières jusqu’au Danemark sans être inquiété. J’avais de bons faux papiers, et j’étais bien maquillé. » Prof de philo en Italie, il a appris à se grimer en fréquentant le Living Theater installé sur la piazza Indipendenza de Rome.
A partir d’août 1981, avec sa femme et leur petite fille, il est à Paris, après un passage par un village du sud de la France. « Il valait mieux se fondre dans la grande ville. Retrouver une vie sociale, des amis… Ma femme et moi n’avons pas trouvé le temps de chercher du travail, du fait de notre engagement pour faire barrage à toute extradition. Je me rappelle un 11-Novembre : sur les murs, je voyais des affiches du syndicat FO annonçant une manif à Bastille. Je croyais que Dario Fo [écrivain et homme de théâtre, prix Nobel de littérature en 1997] allait venir donner un spectacle. »
La « doctrine Mitterrand »
Rive droite, un bureau discret du ministère de l’intérieur, tenu par Gaston Defferre. Tous les samedis s’y réunissent, sous l’autorité de Louis Joinet, conseiller justice de François Mitterrand, des avocats, des magistrats, des juristes, des professeurs de droit, des policiers de haut rang. Ordre du jour : que faire de ces Italiens défaits, planqués dans Paris ? Comment éviter que leur précarité ne les conduise à refaire le choix de la violence ? La Fraction armée rouge, en Allemagne, et Action directe, en France, sont prêtes à les accueillir à bord de leur bateau ivre. Combien auraient aimé retrouver cette force ?
Jean-Pierre Mignard assiste aux réunions de la Place Beauvau : « Les policiers étaient très favorables à accorder l’asile aux Italiens. Les filatures avaient démontré qu’ils ne présentaient aucun danger. Les autorités italiennes n’étaient pas hostiles non plus. Leurs prisons étaient pleines. C’est comme ça que nous avons élaboré le pacte qui deviendra la doctrine Mitterrand : l’asile pour les Italiens qui n’avaient pas commis de crime de sang en échange de la sortie de la clandestinité et du renoncement à toute forme de lutte armée des deux côtés des Alpes. »
Rive gauche, cette fois, rue de Nanteuil, 15e arrondissement, une maison d’association. Ici, tous les samedis également, des débats véhéments ont lieu. Souhaitant peser sur leur destin, les Italiens se sont constitués en association de réfugiés. Ici aussi on discute des conditions du pacte négocié Place Beauvau. La petite amie française de l’un d’eux se souvient de leurs insultes : « Ils se traitaient de traditore (“traître”) ou de stronzo (“connard”). Accepter de sortir de la clandestinité, c’était faire confiance à la parole de l’Etat et verbaliser la défaite. Cela n’allait pas de soi. » Gianluigi se rappelle y être allé parfois. « Il y avait trois types de réfugiés, dit-il. Les clandestins, très rigides, très méfiants ; les innocents, qui n’avaient fait que distribuer des tracts et tenir des discours ; et, enfin, les dépolitisés. Ceux-là voulaient tourner la page au plus vite. L’ambiance était infecte. Les anciens BR insultaient tout le monde. Ils dépensaient toute leur énergie à faire la guerre aux autres activistes. »
Lanfranco Pace, lui aussi ancien fondateur du groupe Potere operaio, raconte : « Certains voulaient continuer la lutte armée. Nous leur avons expliqué fermement que la France avait un certain savoir-faire en matière de police parallèle et de barbouzerie, et que même Lénine était resté tranquille pendant ses années d’exil. »
« C’était étrange, se souvient Alessandro Stella, on s’engueulait, mais en même temps on se donnait des combines pour un boulot ou un appart’. »
Finalement, le pacte est adopté. Tous les avocats apportent leurs dossiers à la police. Jean-Pierre Mignard en dépose 118 à lui seul en 1982. Tous ont respecté leur contrat, excepté quelques soldats perdus. Un an plus tard, Ciro Rizzato, membre des Communistes organisés pour la libération prolétarienne, est abattu par la police à l’issue d’un hold-up dans une banque du 17e arrondissement pour le compte d’Action directe, en octobre 1983. Il avait 24 ans.
En définitive, le plus dur commence : reprendre une vie normale, construire une existence, s’installer dans un exil de longue durée que ne viendront plus rompre les incessants déménagements. « Ils devaient se mettre au boulot. C’était des intellos qui n’avaient rien glandé de leur vie à part rêver à la révolution depuis leur adolescence », raconte un témoin de ces années-là. Alessandro Stella témoigne : « En Italie, j’étais étudiant. A Paris. J’ai fait des chantiers. Parfois, quand je me balade, je me dis : “Là, j’ai refait les peintures, là, la salle de bains.” » Lanfranco Pace pousse la porte du quotidien Libération, au cœur de la Goutte-d’Or, dans le 18e. Avant lui, Antonio Bellavita l’a précédé, passant d’activiste sans boulot à directeur artistique. Recommandé par Jean-Marcel Bouguereau, alors spécialiste des mouvements d’extrême gauche allemands et italiens, Pace rencontre Serge July, le directeur et fondateur du journal. Embauché !
« Je parlais très mal le français. Je confondais les mots “cuillère” et “couillon” », se souvient-il au téléphone. Il signe ses premiers papiers du pseudo qu’il gardera durant toute sa carrière en France, Edouard Mir. Mir… la paix, en russe. Bouguereau se rappelle ces collègues qui venaient le voir pour lui demander : « Mais, Edouard, il a du sang sur les mains ? » Il les rassure.
Après Pace, ce sera au tour de Giambattista Marongiu de débarquer rue Christiani. D’abord maquettiste, puis secrétaire de rédaction, il deviendra une des plumes du cahier « Livres » sous le nom de Jean-Baptiste Marongiu. Avocat en Italie, Luigi Zezza, les retrouve un cutter à la main à monter les pages du journal. Gianluigi, lui, est devenu livreur puis déchargeur aux halles de Rungis. De cette nouvelle vie à l’air libre, il se souvient « de ses virées à Mobylette et de la soupe à l’oignon à 4 heures du matin ».
Une « Little Italy » parisienne
Mais l’exil est un acide ; il ronge. Comment composer avec cette part de soi restée au pays ? Les souvenirs qui parfois vous assaillent pour une odeur, une impression fugace ? Les parents que l’on ne peut plus voir et qui meurent loin de vous ?
« Ils souffraient terriblement du mal du pays, se remémore un proche d’un des exilés. Parlaient sans cesse de leur village, de leur ville. Un jour, dans un restaurant, l’un d’eux s’est levé et s’est écrié plein de désespoir “Puglia ! Puglia !” (“Les Pouilles !”) Ils se faisaient des pâtes, disaient du mal des Français, parce que nous n’avions pas de bidet dans nos salles de bains. » « Tu te rends compte, frissonne encore un ancien membre de l’organisation Prima Linea (Première ligne), on mangeait des spaghettis au gruyère ! »
Pour combattre la nostalgie, d’anciens activistes ouvrent les premiers vrais restaurants italiens à Paris dont la plupart ont depuis fermé ou ont changé de propriétaire : le Passepartout, à Saint-Michel, Le Sipario, dans le 12e arrondissement, L’Enoteca, à Saint-Paul, ainsi que la Tour de Babel, la librairie italienne de la rue du Roi-de-Sicile, dans le Marais.
Une Little Italy parisienne voit le jour. Pourtant, la tentation de repasser la frontière est trop forte pour certains. « Un ami, raconte Alessandro Stella, n’a pas pu résister. Il a été tué en sortant de chez lui par la Digos, la police antiterroriste, à Trieste. » Gianluigi a bien failli retourner chez lui clandestinement pour revoir son père mourant. Son sac était prêt. Des amis l’ont dissuadé in extremis d’entreprendre ce voyage. Plus tard, il a su que les carabiniers l’attendaient à l’hôpital.
Rentrer ou rester ? Paolo Persichetti n’a pas eu à se poser la question. Le 24 août 2002, dans un hall d’immeuble parisien, alors qu’il se rendait à un dîner, il est interpellé, conduit à la division nationale antiterroriste (DNAT) et ramené en voiture au pays pour purger le solde d’une peine de vingt-deux ans de prison pour « appartenance à une bande armée » et « complicité morale dans un homicide ».
De cette extradition, en partie justifiée en raison des faits qui lui étaient reprochés – l’assassinat d’un général en 1987, postérieur à l’élaboration de la doctrine Mitterrand –, il garde le souvenir d’une sorte d’escamotage. « Quand nous sommes entrés dans le tunnel du Mont-Blanc j’ai eu l’impression que la montagne m’avalait. J’ai été remis aux policiers italiens à l’intérieur, sur une aire de secours, loin des regards », se souvient-il dans cette grande cafétéria impersonnelle de la périphérie de Rome, un soir de janvier.
« En Italie, le discours dominant voudrait que les brigadistes exilés passent leur vie en vacances à l’étranger, à se la couler douce. » Paolo Persichetti
Rejeton tardif de l’insurrection (il avait 16 ans lors de l’assassinat d’Aldo Moro), il n’est arrivé en France qu’en 1991. Fils d’ouvriers originaires des Pouilles, il est devenu doctorant en sciences politiques, chargé de cours à l’université Paris-VIII, à Saint-Denis. « Je m’étais fait une autre vie, et c’est ça qu’on a voulu me faire expier, continue-t-il. En Italie, le discours dominant voudrait que les brigadistes exilés passent leur vie en vacances à l’étranger, à se la couler douce. Dans cette logique, tout ce que vous avez pu accomplir par la suite devient une circonstance aggravante qui sera retenue contre vous. » D’abord placé à l’isolement complet pendant quatre mois, il obtient, en 2008, au bout de six ans de détention, un régime de semi-liberté. « Quand je suis sorti, je ne reconnaissais plus ma ville. Les quartiers où j’avais grandi avaient complètement changé. Je me perdais dans Rome. Ici, ce n’est plus chez moi. »
Retour à Gênes
Enrico Porsia, lui, a pu de nouveau se rendre à Gênes, en juillet 2013, une fois prescrite sa condamnation à quatorze années de prison et au terme de plus de trente années d’exil en France. Il n’a jamais cherché à faire profil bas. Fin juillet 2013, à peine vingt-quatre heures après avoir débarqué d’un ferry arrivant de Corse, où il vit depuis la fin des années 1990, les journaux annonçaient « le retour du brigadiste jamais repenti » et ironisaient sur la « belle vie » qui était promise à l’enfant du pays.
Son parcours a de quoi susciter des aigreurs. Parti à 20 ans, Enrico Porsia est devenu photographe, puis journaliste d’investigation. Pour son travail, il a sillonné la France, dont il ne pouvait pas sortir, « comme une balle de flipper ». Il a découvert l’Outre-mer, pour voir du pays, puis s’est posé en Corse, où ses reportages lui ont valu pas mal d’inimitiés – sa voiture a été plastiquée en 2009.
« Tu vois, c’est ici qu’un groupe a enlevé l’armateur Costa, en 1977. Avec le fric de la rançon, les Brigades rouges ont pu tenir pas mal de temps. » Enrico Porsia
Chaleureux et volubile, il joue les guides dans les rues de Gênes. « Tu vois, c’est ici qu’un groupe a enlevé l’armateur Costa, en 1977. Avec le fric de la rançon, les Brigades rouges ont pu tenir pas mal de temps. » Un peu plus tard, dans un petit restaurant où il a refait pour nous l’histoire mouvementée et détaillée de l’après-guerre italienne, un client s’est approché. Il s’est présenté comme un ancien membre du Parti communiste avant de lancer, glacial : « Le problème avec vous, les brigadistes, c’est que vous n’avez pas tué les bons. » Devenu Français par décret, en 1986, Enrico Porsia a appris il y a trois ans, « par hasard », qu’il avait perdu sa nationalité italienne. Hâbleur, il assure que cela ne lui fait ni chaud ni froid. Grave, il lâche : « L’exil est une véritable peine. Et le retour, encore plus dur ensuite. »
Rome était méconnaissable aux yeux de Lanfranco Pace lorsqu’il y est retourné en 1994. Berlusconi était sur le point d’être élu président du Conseil. Il avait quitté un pays frileux, il en retrouvait un autre où les chaînes de télévision du « Cavaliere » diffusaient des images de filles à moitié nues, le strip-tease des ménagères : « Tout avait changé, les gens, les voitures. Mes amis soutenaient Antonio Di Pietro, le juge de l’opération “Mains propres”, qui représentait à mes yeux l’archétype du magistrat politisé que nous avions combattu toute notre jeunesse ! »
Est-ce pour cette raison qu’il a choisi d’écrire pour Il Foglio, un quotidien financé en partie par l’ex-épouse de Berlusconi ? « Un petit journal mais une grande liberté », justifie-t-il.
Parfois, Alessandro Stella retourne au pays, même s’il est brouillé avec son frère, Gian Antonio, un journaliste réputé. « J’apprécie les odeurs, les paysages, dit-il. Mais, pour l’historien que je suis devenu et l’ancien activiste que j’ai été, il n’y a rien de plus intéressant que la France. » Chaque samedi, il participe aux manifestations des « gilets jaunes ». Le matin seulement, avant que le rassemblement ne dégénère. A 63 ans, il fatigue un peu…
Quarante ans ont passé depuis les années de plomb, mais Oreste Scalzone continue de faire le fiérot. « L’exil n’est pas une disgrâce. J’ai une aversion pour la faute, les passions tristes, la victimisation. Je mène une vie difficile à Paris mais moins ennuyeuse que prof de philo à Terni [sa ville de naissance]. » Il n’est retourné en Italie qu’en 2007, vingt-six ans après son arrivée à Paris. Sa mère est morte peu après, à 102 ans. « Comme si elle m’avait attendu pour partir », dit-il. De son passé, il ne renie rien, et refuse qu’on l’y force. Question de principe.
Son combat, c’est l’amnistie, sans conditions ni repentir, comme la France l’a fait avec les généraux putschistes de l’OAS. Il répugne à se prononcer sur la culpabilité de Cesare Battisti. Au terme d’un long raisonnement, il lâche, dans un sabir très post-soixante-huitard : « Toute justice pénale est un dispositif de production d’effets de vérité. Je voudrais pouvoir dire que, même dans la pire situation de ma vie, je resterai quelqu’un qui ne se laissera pas extorquer un aveu d’innocence. »
« Malheur aux vaincus »
L’Etat, l’opinion et les médias italiens ne veulent pas entendre parler de clémence, et encore moins aujourd’hui alors que les contentieux se multiplient entre Rome et Paris.
Lanfranco Pace : « Les Italiens sont un peu dégueulasses. C’est malheur aux vaincus. Ils ne veulent pas d’amnistie collective, mais le pardon au cas par cas, ça passe. » Pour l’historien Marc Lazar, « la majorité des Transalpins considèrent qu’une amnistie est inutile car les responsables des attentats ont bien été jugés par un Etat de droit. En outre, il faudrait que ceux qui ont choisi la lutte armée expriment une contrition. » Ce passé-là ne passe pas dans ce pays paradoxal qui a plus facilement assimilé vingt ans de fascisme que ces dix années de plomb.
Un après-midi durant, Oreste Scalzone nous a parlé dans un café proche de chez lui. Le soir, nous l’avons raccompagné. Il avait neigé, la chaussée était glissante. Il nous tenait le bras et parlait… parlait comme s’il n’allait jamais s’arrêter. Sur son pull et sa chemise, il avait passé un vieux blouson de cuir, un vieux manteau et un vieil imperméable. Il portait aussi une chapka sur la tête et de grosses chaussures fourrées. Il marchait avec une canne. « Toujours subversif », de son propre aveu, il incarne la persistance d’une utopie révolutionnaire aujourd’hui anachronique.
Gauchiste de 72 ans, il est devenu la figure de référence sur la question des réfugiés politiques italiens. C’est sa raison sociale et sa raison d’être. On l’invite à des conférences des deux côtés des Alpes. Il chante L’Internationale au décès des camarades et joue Bella Ciao à l’accordéon. Il ne boit pas de champagne sous la tour Eiffel. Il habite un très modeste deux-pièces en rez-de-chaussée près des habitations à bon marché en brique rouge de la porte de Montreuil, dans le 20e arrondissement. Pour le voir, il suffit de frapper au carreau.
Longtemps, la justice italienne a cru, avant d’abandonner cette piste, qu’il avait été l’un des cerveaux, avec le philosophe Toni Negri, de certaines violences imputées à l’extrême gauche. En regardant ce petit homme frêle comme un oiseau dans la lumière jaunâtre d’un réverbère de la rue Saint-Blaise, cette hypothèse nous a paru simplement incongrue.
Philippe Ridet et Jérôme Gautheret (Rome, correspondant)
• Le Monde. Publié le 22 février 2019 à 05h52 - Mis à jour le 22 février 2019 à 20h22 :
https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2019/02/22/a-paris-le-long-exil-de-l-extreme-gauche-italienne_5426538_4500055.html
Les années de plomb de Cesare Battisti
L’ancien activiste italien d’extrême gauche, réfugié au Brésil depuis des années, a été arrêté en Bolivie et devrait être livré par le Brésil à l’Italie. « Le Monde » revient sur les faits qui lui sont reprochés.
Plus de trente-sept ans après son départ d’Italie, de longs séjours en France, au Mexique et enfin au Brésil, Cesare Battisti a été arrêté dans la nuit de samedi 12 à dimanche 13 janvier, par la police brésilienne alors qu’il était en cavale en Bolivie. Il devrait être extradé vers son pays, où la justice n’a jamais clos son dossier d’ancien activiste d’extrême gauche.
La traque dont il a fait l’objet ravive chez beaucoup d’Italiens les souvenirs douloureux des « années de plomb ». Deux décennies – entre les années 1970 et 1990 – pendant lesquelles la violence politique, d’extrême droite et d’extrême gauche, a causé un millier de morts, des milliers de blessés et une cicatrice indélébile dans l’histoire nationale.
Fureur et chaos ont culminé entre 1977 et 1979, alors que la Péninsule comptait plus de 300 groupes terroristes pour 2 000 à 2 500 attentats par an. C’est à ce moment-là que Cesare Battisti entre dans la clandestinité, intégrant un groupuscule d’extrême gauche encore anonyme, mais qui se révélera, en quelques mois, d’une rare violence.
Pour l’un de ses fondateurs, Arrigo Cavallina, interrogé par Le Monde en 2012, « toute proportion gardée, si les Brigades rouges avaient fonctionné comme nous, elles auraient fait le double des dégâts qu’elles ont causés ». Battisti a vécu de l’intérieur l’essor de ce groupe ; il en a même été le bras armé.
Pour lui, tout commence en février 1978, à l’âge de 23 ans. Il n’en mène pas large, ce jour-là, à sa descente du train en gare centrale de Milan. Lui le « sudiste » ne connaît ni la ville ni les personnes censées l’accueillir. Il a quitté Rome à la hâte, la police à ses trousses, après le braquage, avec deux amis, d’un bureau de poste de sa commune, Sermoneta, à une soixantaine de kilomètres au sud de la capitale.
L’opération a viré au fiasco : les trois pieds nickelés ont raté l’arrivée du fourgon de transport de fonds. En plaçant un pistolet sur la tempe du postier, ils n’ont récupéré que 297 000 lires (environ 150 euros) et des timbres fiscaux.
Tandis que ses complices étaient rapidement arrêtés, Battisti a réussi à rallier Rome. Pour le quotidien romain Il Messaggero, ce jeune malfaiteur connu des services de police, est « le plus dangereux des trois ; il a l’arme et l’argent ».
Son premier réflexe a été de téléphoner à Arrigo Cavallina, un homme qu’il a connu l’année précédente à la prison d’Udine, dans le nord-est du pays. Cet enseignant d’une trentaine d’années, activiste d’ultragauche déjà chevronné, était en attente d’un procès pour « appartenance à une bande armée » tandis que Battisti purgeait une peine pour un braquage chez un particulier. « Je n’aimais pas sa personnalité à la fois froide et enfiévrée, mais j’étais impressionné par sa culture et ses théories révolutionnaires – même si je ne comprenais pas tout ce qu’il disait », racontera Battisti aux juges du Tribunal suprême brésilien, en 2009.
De la délinquance au terrorisme
Les deux hommes sont restés en contact après leurs libérations successives. Rentré chez lui, à Vérone, Cavallina confie l’accueil de Battisti à ses amis de Milan, des jeunes habitués à graviter autour de Senza galere (« Sans prisons »), une revue anticarcérale fondée par Roberto Silvi début 1977 et dont Cavallina a été, depuis sa cellule, un contributeur régulier.
A Milan, le fugitif est d’abord hébergé par un certain Pietro Mutti dans son studio de Barona, un quartier de la périphérie sud. C’est cet ouvrier qui, à l’issue de son service militaire avec Roberto Silvi, a eu l’idée de doter Senza galere d’un bras occulte capable de passer à l’action armée. Le groupe, qui se fera par la suite appeler Prolétaires armés pour le communisme (PAC), n’existe pas encore vraiment et n’a même pas de nom, mais il a à son actif quelques hold-up – non revendiqués – destinés à financer la revue et l’achat d’armes.
Battisti endosse son rôle, celui du délinquant à la gâchette facile que toute formation se lançant dans la lutte armée se doit d’avoir à l’époque
Battisti découvre les contours de cette nébuleuse. Il y a là les « historiques » de Milan, dont Luigi Bergamin, Claudio Lavazza et Sebastiano Masala, auxquels s’ajouteront des membres du Collectif autonome antifasciste de Barona – Sante Fatone et « le groupe des Sardes » (Sisinio Bitti et Marco Masala). Il rencontre naturellement « ceux de Vérone », étudiants pour la plupart, comme Maria Cecilia Barbetta, qui devient sa principale « fiancée » dans ces années-là. Il s’entend bien avec le noyau de Padoue, constitué de Diego Giacomini et de sa compagne Paola Filippi, un couple surnommé « Bonnie & Clyde ». Enfin, il croisera deux autres camarades, les très expérimentés Giuseppe Memeo et Gabriele Grimaldi, qui rejoindront le groupe en 1979. Les PAC ne sont alors qu’une formation parmi d’autres dans cette région milanaise qui en compte à elle seule une centaine.
D’abord moqué pour son accent méridional et sa culture politique rudimentaire, Battisti devient vite populaire auprès des filles de la bande, qui le trouvent beau. Puis il endosse son rôle, celui du délinquant à la gâchette facile que toute formation se lançant dans la lutte armée se doit d’avoir à l’époque.
Sa première participation à une action violente date du 14 avril 1978, dans un bureau de poste de Vérone. Tandis que ses comparses Mutti et Masala tiennent les clients en joue, il passe de l’autre côté du comptoir et se fait remettre 5,3 millions de lires en liquide. Deux autres hommes les attendent à l’extérieur : Lavazza fait le guet sur le trottoir, Bergamin est au volant d’une Simca 1000 volée. Même si le butin n’est pas mirobolant, tout semble prêt pour des opérations plus « politiques ».
Opérations de « jambisation »
L’unanimité se fait alors sur un double objectif. Préparée par Arrigo Cavallina, la « jambisation » – une attaque destinée à blesser aux jambes, non à tuer – du docteur Giorgio Rossanigo, médecin de la prison de haute sécurité de Novara, est confiée, le 6 mai, au trio Mutti-Masala-Bergamin.
Pour celle de Diego Fava, un médecin de la Sécurité sociale, effectuée deux jours plus tard, les tireurs désignés sont Silvi (le fondateur de la revue) et Battisti. Le Beretta de ce dernier s’étant enrayé, c’est Silvi qui tire dans les jambes du médecin.
Dans les jours suivants, le sigle PAC apparaît pour la première fois sur le tract revendiquant cette double action « contre les médecins flics d’Etat ». Sauf que ce coup d’éclat passe complètement inaperçu... L’actualité est focalisée sur Rome, où l’on vient de découvrir, recroquevillé dans le coffre d’une R4, le corps sans vie d’Aldo Moro, le chef de la Démocratie chrétienne, kidnappé en mars par les Brigades rouges. Le communiqué des PAC n’aura même pas l’honneur d’un entrefilet dans la presse.
Au terme de réunions enfiévrées, leurs membres décident de frapper plus fort. Leur cible : le maréchal Antonio Santoro, surveillant chef de la prison d’Udine, que Cavallina et Battisti ont connu en détention. Un homme que Cavallina appelait « le maréchal fasciste » dans son livre sur l’univers carcéral sorti l’année précédente. Santoro est tout-puissant à la prison d’Udine, un établissement sélectionné pour faire partie du plan sur les lieux de détention de haute sécurité. Un symbole à abattre, donc. Ce sera fait le 6 juin 1978.
Quand il sort de chez lui, vers 7 h 30, pour se rendre à pied à la prison, située à quelques centaines de mètres de là, le sous-officier ne prend pas garde au couple d’amoureux qui se bécote sur le trottoir, ni aux deux inconnus postés dans une Simca 1301 au coin de la rue. Cesare Battisti, fausse barbe et perruque châtain, enlace Enrica Miglioratti, la compagne de Bergamin. Une poignée de témoins le voient ensuite suivre le surveillant de prison, lui tirer une balle dans le dos, puis s’accroupir à ses côtés pour l’achever de deux balles dans la tête.
Les faux amoureux courent vers la Simca, qui démarre aussitôt. Quelques centaines de mètres plus loin, les quatre quittent le véhicule le long d’une avenue, traversent le terre-plein central pour s’engouffrer dans une Simca 1000 prépositionnée. Battisti prend la direction de la gare pendant que les autres s’engouffrent dans la voiture personnelle de Claudio Lavazza. De retour à Milan, tout le groupe se retrouve le lendemain pour rédiger le tract de revendication.
Au centre du cercle
Dans Dernières cartouches, un polar en grande partie autobiographique publié en 1998, Cesare Battisti évoque, de manière romancée mais à la première personne, cet épisode sanglant. Un premier homicide qui le marquera, comme l’a confirmé Maria Cecilia Barbetta, à laquelle il confia un jour ses états d’âme : « Il m’a raconté l’impression que donne le fait de tirer sur une personne, l’effet que provoque la vue du sang qui coule », a-t-elle déclaré devant la cour d’assises en 1986.
Durant l’été 1978, Battisti participe à deux hold-up à Vérone. Il faut dire que le groupe manque d’argent pour financer sa cavale et verser le salario sociale à ceux qui, comme l’enseignant Cavallina, n’ont plus de travail. Cela n’empêche pas une partie d’entre eux de s’offrir, en août, quinze jours de vacances, sous la tente, en Sardaigne. Des rires, du farniente et des « réunions politiques » quasi quotidiennes. Est-ce au cours de celles-ci que germe le projet d’attentat contre Arturo Nigro, un surveillant de la prison de Vérone, très médiatisé après s’être opposé de façon musclée à une tentative d’évasion ?
Les diverses enquêtes sur les PAC ont montré la présence de Battisti dans la quasi-totalité des opérations du groupe durant l’hiver 1978-1979
L’idée de « lui donner une leçon » vient de Cavallina. L’opération de « jambisation » est planifiée par le groupe de Vérone, renforcé par le néo-Milanais Battisti. Le 23 octobre au soir, celui-ci et Mutti interceptent le fonctionnaire devant chez lui, le mettent en joue avant de l’obliger à se coucher au sol. Sur les trois balles tirées à bout portant par Mutti, deux touchent les jambes.
Les diverses enquêtes sur les PAC ont montré la présence de Battisti dans la quasi-totalité des opérations du groupe durant l’hiver 1978-1979. Attaques de banques, de bureaux de poste et de commerces, car le besoin d’argent est permanent, mais aussi sabotages, attentats à l’explosif, incendies de véhicules, voire tentatives d’enlèvement…
Cette hyperactivité désordonnée trahit les désaccords stratégiques apparus au sein d’un groupe peu structuré, aux composantes multiples. C’est à ce moment que l’influence de Cesare Battisti s’affirme. Proche du noyau historique milanais, apprécié autant à Barona qu’à Padoue, l’ancien délinquant est toujours disponible, alors que la plupart des autres doivent jongler avec un emploi. Arrigo Cavallina confiera plus tard à un ami : « Si on traçait un cercle reliant tous les points où les PAC ont laissé des traces de leurs actions, on trouverait au centre de ce cercle l’appartement où habitait Battisti. »
Un boucher et un bijoutier liquidés
Renforcé par les expérimentés Giuseppe Memeo et Gabriele Grimaldi, qui permettront aux PAC de se doter d’un arsenal important (45 armes de poing, 15 carabines, 7 000 munitions) en dévalisant une armurerie à Bergame, le groupe met entre parenthèses la lutte anticarcérale prônée par Cavallina et se concentre sur les commerçants, accusés de se substituer à l’Etat pour « tuer des prolétaires » sous prétexte d’autodéfense.
A Milan, la décision est prise de liquider un bijoutier, Pierluigi Torregiani, que la presse a surnommé « le shérif » après qu’il a tué un malfaiteur lors d’un hold-up dans une pizzeria. De son côté, la cellule de Padoue a ciblé un boucher, Lino Sabbadin, « coupable » d’avoir réagi à un braquage dans son commerce en blessant mortellement l’un des deux agresseurs. L’idée est de commettre les deux attentats en simultané afin de donner un plus large écho médiatique à cet acte visant le « pacte social » entre la bourgeoisie et l’Etat…
Le 16 février 1979, peu avant 17 heures, Battisti et Giacomini pénètrent dans la boucherie Sabbadin à Santa Maria di Sala, un bourg près de Venise. Avec moustache et perruque, mais à visage découvert, ils s’assurent que l’homme derrière le comptoir est bien Lino Sabbadin, puis Giacomini lui tire trois balles. Le commerçant s’étant effondré, il s’avance et s’accroupit pour lui donner le coup de grâce. Les deux hommes ressortent sans encombre pour retrouver leur amie Paola, en attente au volant d’une Volkswagen volée. Direction Padoue.
Les confessions de Cesare Battisti
Cesare Battisti devra attendre 20 heures pour donner enfin le coup de fil de revendication du double homicide au bureau de l’agence de presse Ansa à Mestre. Il a eu du mal à joindre ses comparses de Milan, où l’opération contre le bijoutier Torregiani s’est mal passée. Certes, le commerçant a bien été tué, vers 15 heures, devant sa boutique. Mais, protégé par son gilet pare-balles, il a pu répliquer aux trois balles de Giuseppe Memeo, avant les deux coups, mortels ceux-ci, tirés par Gabriele Grimaldi. Dans la fusillade, le fils du bijoutier, âgé de 14 ans, a été touché par une balle tirée par son père et restera paralysé.
Les bêtes noires de l’ultragauche
Les agresseurs s’enfuient sans s’apercevoir qu’un automobiliste, au terme d’une discrète filature, a relevé le numéro de plaque minéralogique de leur Renault 4, immatriculée au nom de la mère de Sante Fatone, un autre membre de la bande. Dans les heures suivantes, une dizaine de militants sont arrêtés à Barona, à l’exception de Fatone, en cavale. L’émotion causée par ce double assassinat, et surtout par le sort de l’adolescent blessé, pousse plusieurs activistes des PAC à se mettre au vert à Padoue et à Bologne.
Seuls Battisti, Memeo, Bergamin et Lavazza sont restés à Milan. Au fil des semaines, ils fomentent l’assassinat de l’agent Andrea Campagna, un jeune policier domicilié dans le quartier Barona. Ce sans-grade a beau n’être qu’un simple chauffeur de la Digos, la police antiterroriste, ils le considèrent comme « un tortionnaire » des camarades arrêtés dans le cadre de l’affaire du bijoutier. Le 19 avril 1979, en début d’après-midi, quand le policier ouvre la portière de son Alfasud après avoir déjeuné chez ses futurs beaux-parents, Cesare Battisti bondit de derrière une Fiat 600 garée à proximité et lui tire cinq balles dans la poitrine. Il mourra avant d’arriver à l’hôpital.
Cesare Battisti demande « pardon », mais clame son innocence
Les protagonistes expliqueront plus tard que l’assaut n’avait pas forcément été programmé pour ce jour-là, Battisti et Memeo étant plutôt venus pour un énième repérage. Cette initiative précipitée les inquiétera jusqu’aux journaux d’informations du soir : « Bien que n’étant pas croyants, nous priions Dieu de ne pas nous être trompés de personne, avouera Memeo devant la cour d’assises de Milan le 8 novembre 1988. Quand ils ont annoncé qu’un agent de la Digos avait été tué par un terroriste à Milan, alors là, disons que nous avons poussé un soupir de soulagement. »
Début mai, Battisti est à nouveau en première ligne dans une tentative d’attentat contre le juge Luigi De Liguori, bête noire de l’ultragauche milanaise et du Véronais Cavallina. Battisti, Lavazza et un troisième larron, qui ne se présentera pas au rendez-vous, faisant ainsi capoter l’opération, sont les tireurs chargés d’abattre le magistrat et les membres de son escorte. Pour cela, ils se sont entraînés au maniement des kalachnikovs, obtenues via une filière au Proche-Orient.
Cavale internationale
Les enquêteurs trouvent les détails de ce raté lors d’une perquisition dans un appartement de Milan, le 29 juin 1979. C’est là que Cesare Battisti est arrêté en compagnie de quelques autres. Jugé en février 1981 avec douze compagnons, il est condamné à treize ans de prison pour « appartenance à une bande armée ».
A ce procès, il est apparu comme un comparse de moindre importance, dans la mesure où les dossiers concernant les assassinats du surveillant de prison Santoro, du boucher Sabbadin et du chauffeur de la Digos, Campagna, sont encore à l’instruction. Mais prend-on tous les risques pour faire évader un simple lampiste ? C’est ce que vont faire des amis de Battisti, le 4 octobre 1981, lors d’un assaut spectaculaire à la prison de Frosinone, au sud de Rome, où il est détenu. Une opération quasi militaire conduite par quatre membres des PAC et deux militants des COLP, un groupe qui vient de succéder à Prima Linea et dont l’ouvrier milanais Pietro Mutti est devenu un cadre important.
Maria Cecilia Barbetta se présente à l’accueil, pointe un pistolet sur un surveillant. Trois autres assaillants neutralisent ses collègues. Claudio Lavazza, lourdement armé, fait le guet à l’extérieur, et Luigi Bergamin attend au volant d’une Alfa Romeo volée. Cesare Battisti est exfiltré en moins de dix minutes, sans un coup de feu. Comme il exige qu’un codétenu, un petit caïd de la Camorra, l’accompagne, ils doivent s’entasser à huit dans l’Alfa Romeo qui file en direction de Naples.
Contraint d’aller se cacher au Mexique où il restera sept ans, le fugitif revient en France en 1990, d’abord anonyme gardien d’immeuble, puis écrivain de polars à succès
Caché quelque temps à Rome avec Lavazza et Bergamin, Battisti refuse la proposition de Mutti de rejoindre les COLP. Passant par les Alpes, il se réfugie en décembre à Paris, espérant y bénéficier de la toute nouvelle politique d’accueil du gouvernement socialiste pour les militants italiens. Malheureusement pour lui, il se trouve exclu en 1983 de la fameuse « doctrine Mitterrand » – refuser l’extradition des activistes ayant rompu avec la violence – parce qu’il est, selon une note de la Chancellerie, « réclamé notamment pour homicide volontaire aggravé et d’autres faits de violences graves ».
Contraint d’aller se cacher au Mexique où il restera sept ans, le fugitif revient en France en 1990, d’abord anonyme gardien d’immeuble, puis écrivain de polars à succès qui, pour certains d’entre eux, racontent entre les lignes sa vie des « années de plomb ». Entre-temps, il a été jugé en Italie avec la plupart de ses ex-camarades et condamné par contumace à perpétuité.
Dans les années 1990, une première demande d’extradition est repoussée par la justice française, tous les recours n’ayant pas été épuisés en Italie. En 2004, après une nouvelle demande de Rome, les juges ne peuvent plus techniquement s’opposer à son renvoi de l’autre côté des Alpes, la Cour de cassation ayant confirmé le jugement de la cour d’assises de Milan, et celui d’appel.
Le soutien d’intellectuels, d’écrivains (en particulier Fred Vargas) et d’hommes politiques français de gauche n’ayant pas suffi, Cesare Battisti doit disparaître à nouveau. Au Brésil, cette fois. Pour échapper encore à la justice, à défaut de pouvoir fuir son passé.
Jean-Jacques Bozonnet
Mise à jour le 13 janvier : cet article initialement publié le 18 décembre 2018 a été actualisé après l’arrestation de Cesare Battisti.