En à peine deux mois, le Brésil est devenu le laboratoire d’un nouvel autoritarisme. Jair Bolsonaro montre qu’il entend gouverner non pas avec de la planification et des projets, pas davantage à partir d’études et de calculs solides ou de grands débats avec la société, mais à coups de hurlements sur les réseaux sociaux.
Le président a déjà grillé au moins un ministre et pris des décisions à partir des réactions de ses abonnés. Si Donald Trump avait inauguré la communication directe avec les électeurs sur Internet pour ne pas passer par l’intermédiaire d’une presse qui pose des questions gênantes, son fan brésilien autoproclamé va plus loin. Il fait passer pour de la démocratie ce qui est une corruption de la démocratie. Il ne gouverne pas pour tous mais pour sa clique.
Une progéniture qui fait la pluie et le beau temps
Ses trois fils, eux aussi professionnels de la politique, qu’il appelle Numéro 1, Numéro 2 et Numéro 3, ont pour mission d’exprimer la volonté de “Père”, avec une majuscule. S’il existe un ministère officiel dans le gouvernement officiel, dans l’espace informel d’Internet, le gouvernement est familial. La bolsomonarchie numérique est plus réelle – et peut-être plus efficace.
Le président légitime les annonces de ses “gamins”, comme il appelle sa progéniture masculine, à coup de retweets – en particulier celles de Numéro 2, Carlos Bolsonaro, conseiller municipal de Rio, qu’on appelle aussi le “pitbull” de son père. Sa progéniture féminine est le résultat d’un “moment de faiblesse”, comme il nous l’a précisé avec son élégance habituelle.
C’est ce qui s’est passé quand le secrétaire général de la présidence Gustavo Bebianno [limogé le 18 février], un compagnon de la première heure du candidat Bolsonaro, s’est retrouvé entraîné dans le scandale des candidatures fantômes du PSL, parti dont il avait assuré la présidence pendant la campagne [Bebbiano était soupçonné d’être impliqué dans ces candidatures, permettant ainsi au parti de collecter des fonds publics].
Bebianno a affirmé au journal O Globo qu’il n’y avait “aucune crise” au sein du gouvernement à ce sujet et déclarait à l’appui de ses dires qu’il avait parlé trois fois à Bolsonaro ce jour-là.
Le fils no 2 a tweeté que c’était là “un mensonge absolu” et le père du gamin, qui par coïncidence est président de la République, a retweeté. Bebianno a rendu publics les enregistrements des conversations : il avait bien parlé avec le président trois fois ce jour-là ; le menteur, c’était Bolsonaro. Celui-ci a réagi en limogeant Bebianno, contre la volonté de l’aile militaire du ministère, après l’avoir descendu en flammes sur Twitter. Voilà le sérieux avec lequel la bolsomonarchie traite l’administration publique.
Un “superministre” taclé comme un bleu
De son côté, le “superministre” [de la Justice] Sergio Moro a découvert qu’il n’était pas si super que ça. Salué comme un héros pour son action dans l’opération Lava Jato [l’enquête menée sur le scandale Petrobras], Moro a subi des pressions du président pour “désinviter” Ilona Szabo, la directrice de l’Institut Igarapé, à faire partie du Conseil national de politique criminelle et pénitentiaire. Ilona Szabo est une spécialiste reconnue des questions de sécurité, mais les abonnés de Bolsonaro la considéraient comme une “gauchiste”. Pour eux, un conseil doit manifestement être composé de personnes qui pensent la même chose.
Ce qui est impressionnant, c’est que Moro a cédé. Et montré ainsi à la population qu’il n’a même pas le minipouvoir de nommer une suppléante sans l’approbation de la progéniture de Bolsonaro et de sa clique. Dès que le ministre de la Justice a annoncé ce recul vexant, Numéro 3 a tweeté : “C’est un grand jour.” Manifestement les gamins adorent le hashtag #GrandJour.
Les réseaux sociaux, priorité absolue
Bolsonaro sait aussi qu’il se trouve au milieu de différentes forces qui l’ont soutenu pour faire passer leurs projets en priorité. Et il sait que les intérêts des uns et des autres ne coïncident pas toujours. Par exemple dans le cas du transfert [de l’ambassade du Brésil] de la capitale d’Israël [Tel-Aviv] à Jérusalem [confirmé début janvier 2019], qui plaisait aux évangéliques mais déplaisait à l’industrie agroalimentaire.
Ces forces ont besoin de lui pour se hisser au pouvoir central – ou pour se maintenir au pouvoir avec encore plus de pouvoir qu’auparavant –, mais elles commencent à se demander si son côté brouillon et truculent, et ses enfants bruyants et mal élevés, ne risquait pas de nuire aux affaires. Tout le capital dont dispose Bolsonaro pour rester actif dans le jeu et non faire figure de simple pantin, c’est sa popularité sur les réseaux sociaux, celle-là même qui a assuré son élection. Il a montré qu’il ferait tout, y compris aggraver la crise que traverse le pays si nécessaire, pour conserver ce capital.
On pourrait y voir une contradiction. Après tout, si la situation du Brésil ne s’améliore pas, sa popularité ne se maintiendra pas. Mais Bolsonaro s’inscrit dans un phénomène contemporain : les choix sont déterminés par la foi, et non par la raison. C’est le même mécanisme qui fait qu’en 2019 certaines personnes décident de croire que la Terre est plate ou que le Brésil et le monde sont menacés par le “communisme”, ou qui fait qu’Ernesto Araújo, le ministre des Affaires étrangères, assure que le réchauffement de la planète est un complot gauchiste.
L’adhésion par la foi est un phénomène plus vaste qui n’est pas nécessairement lié à une croyance religieuse, puisqu’il y a de nombreux athées qui se comportent comme des croyants. C’est le propre de notre époque.
Peu crédible mais néanmoins populaire
C’est également ce qui explique que la popularité personnelle de Bolsonaro soit encore forte bien qu’il parle puis se dédise depuis deux mois, bien que son fils no 2 traite un ministre de menteur avant que des enregistrements ne montrent que le menteur, c’est le président ; et bien que des investigations pointent vers l’implication de son fils no 1 dans la corruption et dans la milice soupçonnée d’avoir assassiné Marielle Franco ; et malgré les candidatures fantômes du PSL, malgré les magouilles de ses ministres, malgré les 24 000 reais de Fabricio Queiroz [ancien conseiller de Flavio Bolsonaro] qui ont été déposés sur le compte de la première dame.
Près de 58 % des Brésiliens pensent que Bolsonaro va améliorer leur vie, selon le plus récent sondage de la Confédération nationale des transports. Même si ce gouvernement a eu les débuts les plus désastreux des dernières décennies, Bolsonaro n’en demeure pas moins populaire.
Il s’efforce de faire croire que se mouvoir au milieu des cris des bolsocroyants sur les réseaux sociaux, c’est de la démocratie. Ce n’est pas le cas. Son comportement fait abstraction de tous les processus prévus par la loi pour garantir la volonté de la majorité des Brésiliens.
Ce que Bolsonaro garantit, c’est uniquement les désirs d’un groupe capable de faire retentir ses cris sur Internet, à répétition, en faisant appel à des logiciels spécialisés.
S’il persiste dans cette direction, et tout indique qu’il le fera, le destin de la plus grande économie d’Amérique latine sera décidé par la quantité et le volume des vociférations des bolsocroyants sur les réseaux sociaux. Les prochains mois montreront comment ce nouvel autoritarisme va évoluer au contact de la réalité. Il est peu probable que les divers groupes au pouvoir, en particulier la clique en uniforme, suivront le chemin vexatoire de Sergio Moro.
Une tentative honteuse de discréditer le carnaval
[Le général Hamilton] Mourão, qui a été appelé par calcul à la vice-présidence, ne cesse de se manifester sur tout pour souligner qu’il existe un plan B – ou U, comme uniforme. Il a par exemple déclaré à propos de l’affaire d’Ilona Szabo : “Je trouve que le Brésil y perd. Le Brésil y perd chaque fois qu’on ne peut s’asseoir à une table avec des gens qui n’ont pas le même avis.” Il est déconcertant de voir que le plus grand démocrate du gouvernement est un général qui a déjà évoqué la possibilité d’un “autocoup d’État”.
Stimulé par le gamin no 2, le père président persiste à mal gouverner par tweets. Le mardi du carnaval, il s’est senti suffisamment puissant pour ouvrir le feu sur la plus grande fête populaire du Brésil, celle-là même qui remplit le pays de touristes. Il a tenté de supprimer d’un Brésil éclaté ce qui demeure une identité commune, à l’instar de ce qui se manifeste pendant le carnaval, même si elle peut être transgressive, contradictoire et rebelle – et en même temps, une puissance créatrice et une affirmation de la vie même au milieu des ruines d’un pays.
Eliane Brum
Eliane Brum
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