Parmi les médias les plus influents, le journal El Watan donne la parole à un professeur de droit constitutionnel, Laggoun Walid, pour défendre une transition politique dans le cadre de l’actuelle constitution. Il juge que l’option la plus confortable politiquement et conforme à la constitution est dans la démission du président et la mise en œuvre de l’article 102. Car, la mise en œuvre de cet arsenal permet de maintenir une continuité des institutions et évite un vide institutionnel que créerait la fin de mandat constitutionnel du président le 28 avril s’il demeure en poste jusqu’à cette date. Rappelons qu’entre-temps le président de la République a déjà annulé l’élection prévue au 19 avril et le peuple réclame toujours son départ.
Soulignons, par ailleurs, que l’application de cet article est envisageable dans trois cas de figure : en cas de décès, de démission ou d’empêchement du président de la République pour cause de maladie grave. Qu’est-ce qui a empêché alors l’application de cet article depuis le temps où l’inaptitude de Bouteflika à exercer une fonction présidentielle était connue ?
De son côté, l’ancien candidat à la présidentielle du 19 avril, le général à la retraite Ali Ghediri, dans une interview accordée à Radio-M, a déclaré la même chose : rester dans la légalité de cette Constitution. « Il ne faut pas laisser la houle emporter l’Etat », souligne-t-il. Et selon lui la mise en œuvre de l’article 102, et qui mettra de fait Abdelkader Bensalah président du Conseil de la nation, donc un homme incarnant le système et le régime, permettra « de mettre en place les mécanismes à même de nous assurer une transition sans risque », c’est-à-dire sans risque de voir disparaître le « système » en place, même s’il tente formellement de faire une séparation entre « système » et « Etat ».
Sortir de l’imbroglio juridique
Cette campagne politico-médiatique semble avoir des effets sur les autorités militaires. Celles-ci, par la voix du chef de l’état-major et vice-ministre de la défense Gaid Salah, lancent un appel pour l’application de cet article 102. Appel qui ouvre la voie aux députés des deux chambres parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel pour la mise en œuvre de cette procédure d’empêchement.
Dans son interprétation stricte, cette procédure signifie que Noureddine Bedoui, nommé en lieu et place de l’ancien premier ministre Ahmed Ouyahia, mais qui n’a pas pu constituer son gouvernement, qui devrait organiser les prochaines élections. Toutefois, l’article 104 de la Constitution affirme que « le Gouvernement en fonction au moment de l’empêchement, du décès ou de la démission du Président de la République, ne peut être démis ou remanié jusqu’à l’entrée en fonction du nouveau Président de la République ». Or ce « gouvernement en fonction » (d’A. Ouyahia ou de N. Bedoui qui prend pas forme) ne peut donc exercer son pouvoir dans la mesure où un nouveau président, succédant à Bouteflika, n’a pas été élu !
Il faut donc sortir de cet imbroglio juridico-procédurier qu’implique déjà la mise en œuvre de cet article de la Constitution. Car, l’enjeu de cette transition n’est plus juridique, il est politique. Mais sur ce plan, une lecture critique et dialectique de la dynamique révolutionnaire en cours nous permet de voir qu’il y a, dans l’immédiat, une impasse. Pour reprendre une formule classique, si ceux d’en haut ne peuvent plus diriger et que les partis traditionnels ne sont plus légitimes, ceux d’en bas ne sont pas encore prêts à gouverner, c’est-à-dire à mettre en place dans la période présente des structures de contre-pouvoir représentatives et démocratiques. Une situation potentielle de dualité de pouvoir se manifeste, mais sa concrétisation dépend de la dynamique du mouvement social et des multiples rapports de force qui s’en dégagent « parmi ceux d’en haut » comme « parmi ceux d’en bas ».
Dans ce vide politique conjoncturel, le régime représentant le système tente de se maintenir. L’institution militaire est la seule institution qui étaye la structure du pouvoir « ancien ». Toutefois, elle sera de fait interpellée de manière plus manifeste – bien que certaines forces politiques lui aient déjà de facto confié un rôle de leadership – à intervenir après le 28 avril, c’est-à-dire après la fin du mandat légal de Bouteflika, qui laissera le pays sans direction officielle. Ne voulant certainement pas faire face à la vindicte populaire, l’institution militaire préfère mettre en avant les civils pour mieux gérer l’avenir en cas d’accentuation de la crise et gagner du temps par la même occasion.
Mais, au-delà de cette posture qui obéit à des considérants d’ordre tactique, la question qui se pose déjà est celle du comportement politique de cette institution. Des analogies avec différentes expériences sont évoquées.
Deux scénarios possibles : Egypte et Portugal
Dans un article paru dans le journal ElQods el arabi, du 12 mars dernier, Gilbert Achcar, professeur à au SOAS (Londres) et spécialiste du monde arabe, souligne l’analogie pertinente avec le cas égyptien. Considérant que ce sont les forces armées régulières qui forment la colonne vertébrale de l’Egypte comme de l’Algérie, il souligne que c’était le Conseil suprême des forces armées égyptiennes qui a destitué l’ancien président Hosni Moubarak au 18e jour du soulèvement du peuple égyptien en 2011, et quelques jours après le début de la multiplication des grèves dans le pays. En Algérie, il voit un scénario similaire se dérouler sous nos yeux : les forces armées algériennes ont annulé le projet du cinquième mandat du président en exercice, Abdelaziz Bouteflika, et ont décidé de prolonger son mandat de transition.
Eveillés par l’expérience de leurs collègues égyptiens, ainsi que par celle qu’ils avaient eux-mêmes vécue au début de 1992, selon G. Achcar, les dirigeants de l’armée algérienne tentent un scénario qui les maintient au pouvoir et annoncent une période de transition au cours de laquelle ils souhaitent établir une nouvelle feuille de route pour continuer à régir le destin du pays. La question qui se pose à présent serait la suivante : le chef d’état-major de l’Armée populaire, Ahmad Qaid Saleh, prend-il le destin de Mohamed Hussein Tantawi, ancien commandant en chef des forces armées égyptiennes ou sera-t-il, pour l’Algérie, ce que Abdel Fattah al-Sissi est pour l’Egypte ?
Question pertinente qui peut être contredite par un autre scénario : le cas portugais.
Dans une contribution au journal Le Soir d’Algérie du 25 mars 2019, Yazid Ben Hounet, chargé de recherche au CNRS/France, part d’une analyse sociologique qui considère que « contrairement à la Syrie ou à l’Egypte, l’armée algérienne n’est pas un groupe ethno-religieux (le cas Syrien) ou comme une classe sociale distincte de la majorité du peuple (le cas égyptien) ». Il préconise de « prendre au sérieux le caractère populaire et national de l’armée algérienne » (…) « qu’il ne s’agit donc pas de l’armée d’un clan, d’une caste, d’une classe sociale, d’une ethnie ou d’une région ». Il voit dans les mots d’ordre partout scandé dans les manifestations « Djeïch, chaâb : khawa, khawa » (armée, peuple : frère, frère) pas seulement un appel à la solidarité, mais aussi un rappel de la réalité ».
Partant de l’analyse de spécificités de l’armée algérienne, ses dynamiques et son histoire, et « conforté par les dernières déclarations de Gaïd Salah (lequel ne peut pas aller à l’encontre de la plupart de ses haut gradés) est celui d’un accompagnement de cette révolution pacifique, plutôt que celui de la répression ou de la confiscation de cet élan démocratique », Yazid Ben Hounet établit une analogie avec « un scénario à la portugaise ». « A l’instar des officiers portugais qui ont renversé [1] la dictature de Salazar », écrit-il, « les officiers algériens dans leur énorme majorité, tout comme la population algérienne, sont plus que soucieux de ne pas retomber dans une nouvelle forme de guerre intérieure ». Certes, la structuration politique d’un secteur d’officiers de l’armée portugaise, qui menait une guerre contre les mouvements de libération en Angola, au Mozambique et au Cap Vert, est fort différente de celle existant, actuellement, au sein des forces armées d’Algérie.
L’entretien du général à la retraite Ghediri, mené par le journaliste El Kadi Ihsan à Radio-M le mardi 26 mars 2019, laisse entrevoir une possible analogie partielle avec le dit scénario portugais.
D’autres scénarios et analogies ont émergé dans ce débat large et public. Parmi eux, celui de l’historien français Benjamin Stora qui fait un parallèle entre la révolution en cours en Algérie et celles qu’ont connues les ex-pays de l’Est européen au début des années 1990. D’autres, analysant la question du point de vue économique, évoquent la crise vénézuélienne…
Quoi qu’il en soit, tout le monde espère que l’Algérie transcendera la spirale du régime militaire et suivra le chemin de la démocratie. Cependant, au-delà de la nécessité de comprendre les événements en cours en Algérie sous l’angle d’expériences historiques, chaque société produit son devenir, sa propre histoire. Mais elle ne le fait pas arbitrairement, dans des conditions choisies par elle, mais dans des conditions directement héritées de son passé et des données nationales et internationales.
Ainsi, pour reprendre la conclusion du texte de Gilbert Achcar, la simple existence d’une telle problématique, et d’un tel adversaire (l’armée), crée des conditions politiques permettant que les forces populaires puissent faire entrer la plupart des forces armées dans les rangs de la révolution, empêchant ses dirigeants suprêmes de répondre à la volonté populaire et permettant au pays de passer du régime militaire à un gouvernement civil démocratique. Bien sûr, cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais qui prétend que les principaux changements révolutionnaires de l’histoire se déroulent du jour au lendemain ?
Assemblée constituante comme point de mire
Dans cette perspective, le mot d’ordre d’une assemblée constituante reste le seul valide. Une orientation mettant au centre la revendication d’une assemblée constituante populaire et démocratique pourrait représenter une nouvelle étape d’un processus à dynamique révolutionnaire. Pour qu’elle prenne forme, elle doit intégrer l’expérience quotidienne des mobilisations, avec ses effets sur la conscience de secteurs significatifs des fractions sociales les plus actives dans la dénonciation du système social et politique actuel, et trouver des relais dans les forces révolutionnaires indiquant les voies concrètes nécessaires à l’émergence d’une assemblée constituante qui assimile, à sa façon, l’ensemble des besoins politiques, sociaux, culturels et économiques d’une majorité populaire.
La mise en échec de l’opération tactique de l’application de l’article 102 par les oligarques est une précondition pour que l’horizon d’une assemblée constituante devienne crédible pour une fraction majoritaire des salarié·e·s, de la jeunesse étudiante, souvent frappée par le chômage, qui s’est fait le porte-parole de la strate sociale clé de la société (45% de la population est formée de jeunes de moins de 25 ans) et du secteur culturellement et socialement d’avant-garde que représente le mouvement des femmes, dont l’énergie militante a frappé la majorité des observateurs.
Nadir Djermoune, le 28-03-2019