« Notre pays traverse une situation difficile et compliquée. La plus difficile de son histoire. » Omar el-Béchir a-t-il enfin pris la mesure du marasme dans lequel est plongé son pays ? Cette phrase, prononcée à l’issue du limogeage de son gouvernement le 22 février dernier, résume la situation économique qui prévaut à l’heure actuelle au Soudan. Et qui étrangle chaque jour ses millions d’habitants. La hausse du prix du pain, décidée en décembre, a fini par pousser la population dans la rue. Depuis trois mois, les rassemblements, les marches et les manifestations se poursuivent, et alimentent une contestation d’ampleur.
Une situation qui a un air de déjà-vu pour les manifestants. En 2013 déjà, la hausse des prix avait été à l’origine de nombreuses manifestations, réprimées dans le sang : 200 personnes y auraient perdu la vie selon Amnesty International. La contestation actuelle – qui semble de prime abord reposer sur les mêmes revendications – est-elle différente ? Cette fois, le régime peut-il vaciller ? Clément Deshayes, doctorant à l’université Paris-8 et chercheur au sein du think tank Noria Research, livre ses réponses au Point Afrique.
Le Point Afrique : La décision du gouvernement de tripler le prix du pain a été l’étincelle de la contestation...
Clément Deshayes : C’est effectivement cette décision qui met le feu aux poudres. Elle n’a été appliquée qu’à Atbara, une ville à la fois bastion du Parti communiste de par son histoire ouvrière et des islamistes. Mais les raisons de la colère des Soudanais sont plus profondes, et touchent des catégories de population différentes, dans plusieurs régions du pays. À Gedaref, deuxième ville du Soudan, la population souffre par exemple de la crise de la production agricole. À Khartoum, les gens sont surtout exaspérés des pénuries d’argent cash dans les distributeurs. Ils ne peuvent plus retirer leurs salaires. Cette situation touche les Soudanais salariés, donc issus de la classe moyenne. Il y a donc de nombreux problèmes à différents endroits qui se sont accumulés et ont donné du grain à moudre à la révolte. Il faut aussi préciser que le prix du pain avait déjà doublé en janvier l’année dernière, et la décision avait à l’époque, là aussi, déclenché des manifestations. Celle de décembre a été l’augmentation de trop.
La contestation en cours touche donc toutes les classes sociales ?
Au début, oui. Plus maintenant. Cela ne veut pas dire que certaines couches de population ne soutiennent plus le mouvement, mais se mobiliser pendant des mois, aller manifester plusieurs fois par semaine… cela demande d’avoir des ressources. Chose que les classes les plus pauvres ne peuvent pas se permettre. C’est pour cela que la composition des manifestations a quand même changé en trois mois. On est passé de « la révolte du souk » à celle de la classe moyenne, étudiante, centralisée à Khartoum.
La contestation actuelle est-elle différente de celle de 2013 ?
Aujourd’hui, le régime est bien plus acculé économiquement. Il y a un vrai risque d’effondrement de l’État. Cela fait trois mois que les autorités tentent de récupérer de l’argent un peu partout, sans y arriver. Le prêt à 300 millions de dollars de la Ligue arabe ne va pas les faire tenir longtemps. En 2013, ce sont les mesures d’austérité engagées par l’État qui avaient fait descendre les Soudanais dans la rue. Six ans plus tard, c’est l’état général de l’économie qui forme la contestation. Les gens arrivent difficilement à survivre. On envoie tous les jours une personne de la famille faire la queue à la banque pour tenter de récupérer quelques billets. Les pénuries d’essence empêchent les Soudanais d’aller travailler. L’ampleur du problème est considérable.
Ces manifestants ont-ils des leaders ? L’Association des professionnels soudanais (APS), qui organise les marches, est-elle le fer de lance du mouvement ?
La révolte se structure sur deux niveaux. Les manifestations de quartiers, localisées, n’ont rien à voir avec l’APS, puisque ces groupes se sont formés dans des manifestations anciennes. Les appels généraux à la manifestation, lancés deux à trois fois par semaine, sont, eux, lancés par l’APS. Les deux se superposent. Les gens suivent majoritairement les appels de l’Association et soutiennent son action. Mais il faut savoir que l’APS est une organisation composée de professions libérales, qualifiées, comme les médecins, les avocats, et les journalistes. Ils représentent donc une toute petite partie des Soudanais. Même si les classes populaires soutiennent leurs appels, leurs liens avec l’APS sont très distendus. Les interactions directes sont marginales. L’APS essaye depuis le mois de janvier de construire des liens avec d’autres organisations, comme les comités révolutionnaires de quartiers, pour coordonner la contestation. Si l’APS a pris aujourd’hui le leadership de la mobilisation, il lui manque une présence sur le terrain.
Quels sont les autres critères qui peuvent entraver l’action de l’APS ?
La sévère répression pratiquée à l’encontre des opposants dessert forcément son champ d’action. Le Soudan est un pays où le régime n’hésite pas à faire usage de la force, comme avec les « ghost houses », ces maisons fantômes où les militants arrêtés par les autorités sont enfermés et torturés. Ces usages, dont ont été victimes beaucoup de militants politiques, ont affaibli les potentiels groupes de contestation. Depuis décembre, plusieurs leaders de l’APS ont été arrêtés, d’autres sont entrés en clandestinité. Mais la peur d’être arrêté pour les manifestants, si elle reste réelle, est moindre. Le système de dénonciation qui préexistait, basé sur des informateurs locaux, ne fonctionne plus très bien : ces informateurs n’étant plus payés, ils ne font plus remonter leurs informations. Et dans les quartiers composés à majorité d’opposants, ils ont été découverts, et pris à partie.
Dans un régime où la possibilité d’être arrêté reste importante, comment font les leaders de la contestation pour faire perdurer le mouvement ?
Grâce aux réseaux sociaux. Les militants ont conscience de vivre dans une dictature vieille de trente ans, et ils ont donc appris à communiquer autrement. Certains, grâce à leur formation professionnelle, ont appris à utiliser des outils informatiques sécurisés, et ont été capables de coordonner leurs actions avec d’autres. Très vite, ils ont monté leur site internet, une application mobile et relayé leur action à l’extérieur du pays. Ces modules sont basés à l’étranger, mais accessibles depuis le Soudan. Le Soudan n’a un taux de pénétration d’Internet que de 28 % et donc, l’ensemble de la population n’a pas accès aux informations de l’APS. Ce n’est pas un hasard si les manifestations sont composées aujourd’hui majoritairement de classes moyennes qui, elles, ont accès à ces outils.
Quelle est l’attitude du régime face à ces outils de contestation d’un nouveau genre ?
Quelques semaines après le début des marches, les autorités ont coupé les réseaux sociaux, comme elles l’avaient fait pendant les manifestations de 2013. À l’époque, cela avait été efficace, puisque c’est tout le réseau qui avait été suspendu. Mais depuis, les gens ont appris à passer outre ces coupures grâce aux VPN. Ça n’a pas posé de problème par exemple aux militants basés dans les grandes villes. En revanche, dans les zones plus reculées du pays, la coordination entre les mouvements a été logiquement plus difficile. C’est pour cela que l’on ne trouve majoritairement que des vidéos des manifestations de Khartoum après la première semaine de contestation.
Hormis l’APS, y a-t-il des représentants de l’opposition soudanaise capables de prendre la relève de la contestation ?
L’opposition politique au Soudan est assez morcelée – il existe près de 100 partis politiques –, mais on peut distinguer trois groupes principaux. Le premier est composé des partis Oumma et Democratic Unionist Party (DUP), adossés à des confréries soufies et qui dominent la vie politique du pays depuis l’indépendance. À chaque fois que le Soudan a connu des périodes de démocratie, les membres de ces groupes ont par exemple obtenu des postes au gouvernement. Ils sont en perte de vitesse aujourd’hui, car le régime a attaqué la bourgeoisie qui les soutenait. Conscient de son affaiblissement, le DUP a rallié le régime depuis une dizaine d’années quand le parti Oumma est resté dans l’opposition.
Le deuxième bloc d’opposition est composé des groupes armés du Darfour, du Kordofan et du Nil Bleu, qui ont des représentations politiques, plus ou moins légales. Ils sont également soutenus par des organisations régionalistes à Khartoum, comme l’association des étudiants du Darfouri. Les militants de ce groupe d’opposition, majoritairement d’influence marxiste, ont une vision séculaire de la société. Enfin, le troisième bloc d’opposition représente « la gauche soudanaise », des militants libéraux comme communistes. Ces trois blocs forment, avec le mouvement islamique au pouvoir, les trois forces politiques du pays.
Les manifestations de 2013 ont entraîné de profondes reconfigurations politiques. L’ensemble de l’opposition s’est rassemblée au sein du Sudan Call qui a connu un succès mitigé. Le régime a lui lancé un dialogue national pour agréger l’ensemble des partis islamistes. Cette récente union à la tête de l’État a explosé le 1er janvier 2019 avec le départ de vingt partis du gouvernement. Et aujourd’hui, toutes les coalitions d’opposition suivent les appels de l’APS, mais les lignes de fracture entre ces groupes, qui consistent à savoir si oui on non il faut discuter avec le régime, et les opposants islamistes au régime, persistent. Le parti Oumma, de Sadiq Al-Maadi, y est par exemple favorable.
La réaction du régime – instauration de l’état d’urgence et répression sévère des manifestations – peut-elle affaiblir le mouvement ?
L’instauration de l’état d’urgence ne change pas grand-chose à la situation sécuritaire du pays, si ce n’est qu’elle donne aux militaires les moyens légaux d’intervenir. Mais dans la réalité, la répression est toujours organisée par les services de sécurité. Malgré la violence de ces services, les manifestants continuent de descendre dans la rue. Pour un régime autoritaire, trois mois de manifestations, c’est embarrassant et constitue un véritable camouflet.
Ce qui peut vraiment avoir une influence sur la situation en cours, c’est le gouvernement tout juste nommé. Composée de militaires et de quelques islamistes, la nouvelle équipe est à l’image de la réponse donnée par le régime à la contestation. C’est une reprise en main très classique, où on militarise le régime et on écarte les membres du parti au pourvoir, le NCP. Pour les autorités, qui sentent que le système est en train de tanguer après trois mois d’une contestation qui tient, c’est un moyen de faire face. Mais au-delà des manifestations, c’est surtout la grave crise économique dans laquelle est plongé le pays qui menace le plus le régime.
Une crise que Omar el-Béchir justifie par les sanctions infligées au Soudan par les États-Unis…
Ces sanctions ont été levées en 2017, en échange d’ailleurs d’une collaboration antiterroriste. Ça n’a pas empêché la crise de s’aggraver, et l’économie de s’effondrer. Son « excuse » n’est donc pas fondée. Les raisons de la crise sont à chercher ailleurs : la destruction des moyens de production, la politique de privatisation engagée dans les années 1990, voilà les facteurs qui expliquent le marasme économique dans lequel se trouve le Soudan actuellement. Le boom pétrolier des années 2000 a de plus été mal utilisé. Plutôt que de faire fructifier les investissements, le régime a lancé de grands projets – dont le barrage de Merowe – qui n’ont eu aucune retombée pour la population.
La séparation du Sud Soudan en 2011 a empiré une situation déjà bien critique. En privant le pays de l’argent du pétrole, le Soudan, qui ne produit rien d’autre, se retrouve sans rien. Sa monnaie ne valant plus grand-chose, l’inflation décolle. Et la vente d’entreprises publiques, mal gérée, n’arrange rien.
Le président peut-il encore compter sur ses alliés à l’international ?
Omar el-Béchir et son régime sont assez seuls. Mais l’Europe est assez molle dans sa condamnation à l’égard du régime. Il n’y a pas eu de sanctions, de réactions particulièrement fortes. Plusieurs pays sont partisans de cette mollesse, à l’instar de la France et de l’Italie qui se méfient d’un changement qui pourrait déclencher une vague de migration. Dans le monde arabe, personne ne veut d’un nouveau mouvement révolutionnaire. Même si on n’aime pas Omar el-Béchir, on ne condamne pas ses agissements. Les Russes, déjà empêtrés en Syrie, ne mettront pas des milliards dans un pays qu’il faudrait mettre sous perfusion pendant des années. Au final, la situation au Soudan ennuie un peu tout le monde, mais personne n’ose vraiment réagir dans un sens comme dans l’autre : personne ne veut faire tomber le régime, mais personne n’ira voler à son secours non plus.
Un régime de transition est-il possible ?
Pas pour le régime, qui sait qu’avec ce type de manœuvre, il perdra sa domination. Les tenants du système ne veulent pas partir. Un changement pacifique, dans le calme, serait une pilule difficile à avaler pour les groupes rebelles et une partie de l’opposition, qui paient par le sang leurs luttes depuis trente ans. Si c’est un deal que la communauté internationale peut proposer, il sera difficilement recevable pour les acteurs sur place.
Voir aussi du même auteur :
Lutter et contester en ville au Soudan (2009-2018)
Clément Deshayes
Université Paris 8 – Laboratoire Architecture, ville, urbanisme, environnement (LAVUE)
https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/OAE_oct18.pdf