Confrontée au risque de perdre sa majorité lors des élections du 9 avril, la coalition nationaliste dirigée par Benyamin Netanyahou s’est alarmée du danger que représenterait une éventuelle collaboration entre ces formations et la nouvelle opposition centriste, l’alliance « Bleu et blanc » [1] mise en place par trois anciens chefs d’état-major avec la formation centriste laïque Yesh Atid (Il y a un futur). Mais l’opposition rejette avec véhémence l’hypothèse d’une telle coopération dans l’avenir. Par ailleurs, partagés entre désir d’affirmation nationale et volonté de peser dans les choix stratégiques du pays, les partis arabes jusqu’ici regroupés au Parlement dans une unique formation (la Liste unifiée), se présenteront cette fois-ci divisés face aux électeurs.
Dans la sociologie urbaine israélienne, la ville de Haïfa détonne. Bastion de gauche dans un paysage résolument campé à droite, la cité portuaire est également une des rares localités dans lesquelles juifs et Arabes cohabitent dans une relative harmonie. Reléguée à l’échelle du pays dans des espaces déshérités et trois fois plus touchée par la pauvreté que la moyenne, la population palestinienne citoyenne israélienne est ici globalement intégrée au tissu social de la ville. « On ne fait pas que coexister : on vit ensemble. », assure le rabbin Dov Hayun, vice-maire de la municipalité et membre du parti de la gauche sioniste, le Meretz. « Nous avons bien sûr des problèmes, comme toute société, mais nous parvenons à les résoudre, car ici nous sommes capables de dialoguer. »
Ce creuset s’explique par l’histoire particulière de cette ville ouvrière. L’encadrement exercé sur les populations qui s’y sont succédé par le parti travailliste du côté juif et par le Parti communiste du côté arabe a notamment contribué à désamorcer les crispations communautaires. « Sans doute aussi parce que ni Jésus, ni Mohammed, ni Moïse n’ont jamais mis les pieds ici », ajoute avec malice Dov Hayun. À Haïfa, l’inclusion des représentants politiques des 10 % de Palestiniens que compte la ville relève de l’évidence. Premier de leurs émanations locales, le Front démocratique pour la paix et l’égalité (Hadash), coalition judéo-arabe d’obédience communiste, dispose d’une longue expérience de participation aux affaires communales aux côtés de la gauche. « Les intérêts de la minorité arabe sont ici pris en compte, et elle est représentée dans l’administration », témoigne Raja Zaatry, dirigeant local du parti. « Pour cette raison, même des forces de droite au racisme assumé tiennent ici un discours nettement plus modéré. »
ÉPOUVANTAIL
Les synergies politiques et communautaires locales sont-elles susceptibles d’inspirer l’échelon national ? Dov Hayun et Raja Zaatry en sont convaincus. Le premier ministre Benyamin Nétanyahou aussi, manifestement. Car peu après l’annonce, en décembre 2018, d’une coalition municipale entre la nouvelle maire travailliste, Einat Kalisch-Rotem, le parti religieux ultra-orthodoxe Yahadout HaTorah, le Meretz et le Hadash, Zaatry, pressenti comme vice-maire en alternance avec Hayun, fut rapidement ciblé par la presse pour ses positions politiques passées. En cause : son soutien au Hezbollah et à la campagne Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), interdite en Israël. Il n’en fallait pas plus pour déclencher l’ire de Nétanyahou. Ce dernier enjoignit personnellement à la maire de renoncer à cette nomination, cependant que le ministre de l’intérieur Aryeh Deri examinait les possibilités de l’interdire.
Pour Raja Zaatry, les motivations du chef du gouvernement ne faisaient aucun doute. « Derrière ma personne, il s’agissait surtout de disqualifier les représentants de la population arabe palestinienne comme acteurs politiques légitimes », note celui qui s’est, depuis, désisté au profit de la seconde élue locale du Hadash, Shahira Shalbi. De fait, l’épisode de Haïfa n’aura fait que préfigurer une rhétorique de disqualification des élus de la Liste unifiée qui se révélera centrale dès l’entame de la séquence électorale législative actuelle. Alors que le gouvernement actuel, le plus à droite de l’histoire du pays, est doté d’une forte cohérence idéologique et peut compter sur le soutien de nombreux « petits » partis, les forces politiques allant de la gauche au centre droit ne disposent que de peu d’alliés pour prétendre le remplacer. Aussi les 10% de sièges des formations qui défendent les intérêts des Palestiniens d’Israël pourraient être décisifs pour renverser la coalition actuellement au pouvoir. « L’unique chance pour la gauche juive de rester pertinente en Israël est d’établir un partenariat judéo-arabe », estime le journaliste Eli Bitan, dans les colonnes du +972 magazine. « La seule façon pour la droite d’arrêter cette alliance, qui a le potentiel de transformer la gauche israélienne en un pouvoir politique à part entière, est de récuser la légitimité des élus palestiniens. »
L’entrée en lice à la mi-décembre de l’ancien chef d’état-major Benny Gantz, puis la formation, le 21 février, de l’alliance Bleu et blanc entre ce dernier et le parti laïque de centre droit Yesh Atid emmené par Yair Lapid ont conduit un Nétanyahou inquiet à redoubler d’agressivité. Celui qui a construit sa carrière en polarisant l’opinion juive contre la minorité nationale palestinienne, avec en point d’orgue le vote de la loi État-nation réservant le droit à l’autodétermination aux seuls citoyens juifs, a d’emblée accusé le nouvel attelage centriste de chercher à « gouverner avec les partis arabes ». Cette ligne de communication sera suivie avec zèle et, souvent, avec outrance par son parti, le Likoud, et par les formations plus extrêmes qui composent sa majorité.
En réalité, « Bibi » sait que cette très hypothétique alliance constitue davantage un chiffon rouge électoral destiné à effrayer l’opinion qu’une authentique menace : hormis le Meretz, aucune force de l’opposition ne semble prête à entrouvrir la porte à pareil dialogue avec les représentants de la minorité palestinienne d’Israël. Prenant visiblement la radicalisation à droite de la société comme une donnée irréversible, l’alliance Bleu et blanc, abusivement qualifiée « de gauche » par Nétanyahou, ne condamne dans les faits que timidement les dérapages racistes du bloc nationaliste. À de multiples reprises, ses composantes ont rejeté sans ambiguïté les prétendues velléités de rapprochement avec les élus arabes comme autant d’accusations infamantes. « Le Likoud sera l’un des premiers partis à être appelé, sinon le premier, pour former un gouvernement » affirmait le 25 février Yair Lapid. Quelques semaines plus tard, Benny Gantz précisera qu’il ne gouvernera qu’« avec quiconque est juif et sioniste ». Même son de cloche au parti travailliste qui, au plus bas dans les sondages, semble lui aussi convaincu que les seules réserves de voix se trouvent à droite. Son président, Avi Gabbay, un ex-ministre de centre droit de Nétanyahou a ainsi exclu « sans équivoque »l’hypothèse d’un accord avec les listes arabes… tout en marquant sa disponibilité pour une alliance avec la formation d’extrême droite laïque Israël Beiteinou (Israël notre maison) !
LE « CAMP ARABE » DIVISÉ
Du côté dudit « camp arabe », les alliances susceptibles de mettre un terme au règne de la droite font débat. Si la fin de l’occupation, la promotion d’une paix juste et la défense des droits de tous les Palestiniens font consensus, l’approche politique et stratégique diverge plus ou moins sensiblement. Ces antagonismes se cristallisent dans ses deux principales émanations, le Hadash et la Ligue démocratique nationale (Balad en hébreu, Tajamo en arabe [2].
Hadash, qui dispose du plus grand nombre de militants et de la plus forte structuration, place son ciment idéologique socialiste au cœur de son identité. Composée très majoritairement de Palestiniens, mais refusant de se définir comme un parti arabe, elle défend un projet politique global qui ne se réduit pas à la seule question des intérêts de la minorité palestinienne. « Sans concession sur nos exigences fondamentales, nous nous battons pour changer la société israélienne de l’intérieur », précise Dov Khenin, vétéran de la politique israélienne et unique élu juif des rangs du parti dans le Parlement sortant. Sans se faire d’illusion sur le fossé la séparant du consensus dominant en Israël, Hadash entend peser sur le processus décisionnel. Quitte, si l’occasion s’en présentait, à travailler avec l’opposition contre le bloc droite-extrême droite.
Balad-Tajamo, pour sa part, place la lutte nationale palestinienne au cœur de son identité, et rejette d’emblée toute coopération avec le pouvoir. « Notre position de principe est de ne pas avoir de contact avec tout parti qui se déclarerait sioniste et défendrait donc le principe raciste d’une priorité accordée aux juifs », résume le chef du parti, Jamal Zahalka. « Notre tâche première est d’élever le niveau de conscience dans la sphère politique, et de nous opposer à cette mentalité de diabolisation et de haine sauvage et barbare qui s’exprime contre nous », précise sa collègue Haneen Zoabi, charismatique figure de la formation et cible fréquente des attaques du gouvernement (qui, après trois mandats, a décidé de ne pas se représenter).
Pour faire face au rehaussement du seuil électoral dirigé contre eux (qui est passé de 2 % des voix à 3,25 % pour disposer d’élus au Parlement, les deux partis s’étaient alliés et élargis aux islamistes de la Liste arabe unie (Raam) et au Mouvement arabe pour le renouveau (Ta’al) de l’ancien conseiller de Yasser Arafat, Ahmad Tibi, pour former la Liste unifiée lors du scrutin de 2015. Troisième force de la Knesset avec le nombre — inédit pour des partis palestiniens — de 13 mandats sur 120, ce cartel n’a pas survécu aux querelles portant sur l’attribution des sièges en position éligible sur une liste commune pour l’élection à venir. Les divisions ont abouti à une reconfiguration en deux blocs, associant Hadash et Taal d’un côté, Balad-Tajamo et Raam de l’autre. Une recomposition davantage tactique que cohérente sur le plan idéologique, qui donnera toutefois davantage d’audience à ces deux approches antagoniques, mais qui pourrait, selon les sondages, faire baisser le nombre des sièges détenus par ces Palestiniens d’Israël au Parlement.
MAIN TENDUE
Alors que Balad-Tajamo s’est logiquement opposé d’avance à toute participation à la mise en place d’une administration dirigée par Benny Gantz, Hadash n’a pas exclu l’idée d’un soutien conditionnel à même d’écarter des affaires le bloc des droites. « Si les conditions sont réunies, nous souhaiterions réitérer l’expérience, très positive à notre sens, du soutien sans participation au gouvernement de Yitzhak Rabin en 1992 », explique Raja Zaatry. Le retour de la gauche au pouvoir avait alors permis la signature des accords d’Oslo, l’adoption d’une série de mesures sociales et une réallocation de ressources aux villes arabes. Le 15 mars, le député et chef de file du parti Ayman Odeh a exposé ses conditions pour un appui à un gouvernement alternatif à la droite, parmi lesquelles l’abrogation de la loi sur l’État-nation, la relance d’un dialogue de paix avec l’Autorité palestinienne et le réinvestissement dans les communautés arabes.
Suffisamment modérée pour être prise au sérieux, cette proposition est néanmoins restée lettre morte. « En réalité, les lignes rouges de l’alliance centriste Bleu et blanc sont trop éloignées de celles des Palestiniens d’Israël », analyse Tsafrir Cohen, directeur local de la Fondation Rosa Luxembourg, une structure affiliée au parti de la gauche radicale allemande Die Linke. « Aux velléités d’annexion de la Cisjordanie de plus en plus manifestes à droite, Gantz n’opposerait, au mieux, qu’une politique de séparation, fondée sur le retrait unilatéral de portions de territoires. Ce qui ne s’apparente en aucun cas à un processus de paix. » Alors que selon les sondages, deux tiers des Palestiniens d’Israël seraient favorables au soutien à un gouvernement de gauche, la posture du général Gantz, qui a fait des plus de deux milliers de morts parmi les Palestiniens lors des bombardements de Gaza en 2014 alors qu’il était lui-même chef d’état-major un argument de sa campagne pourrait éloigner ceux-ci des urnes. Entre 1996 et 2013, leur participation moyenne aux scrutins nationaux était de 13% inférieure à la moyenne nationale. Une tendance historiquement corrélée à la montée du discours de haine à leur encontre et à la répression générale du mouvement palestinien. Alors que la formation de la Liste unifiée avait contribué à réduire cet écart à 8% en 2015, la rupture de cette dernière et le climat délétère entretenu par la droite pourraient avoir l’effet inverse.
Certains continueront sans doute à considérer leur bulletin de vote comme l’une des rares cartes qu’il leur reste, mais d’autres pourraient se montrer encore moins enclins qu’à l’accoutumée à légitimer un système politique conçu, au mieux, pour les ignorer.
« SANS NOUS, VOUS N’Y ARRIVEREZ PAS ! »
Dans ce contexte, certains cherchent à repenser les convergences susceptibles de rendre fréquentable la minorité palestinienne. « Les alliances traditionnelles peuvent se faire et se défaire », veut croire Raja Zaatry. « À titre d’exemple, les ultra-orthodoxes n’ont pas de position précise sur les colonies israéliennes, ils ne se déclarent même pas sionistes, mais ils collaborent actuellement avec la droite, car ils y trouvent leur intérêt. La gauche dispose dès lors du potentiel pour créer de nouveaux fronts. »
D’aucuns entrevoient des fronts communs avec les juifs orientaux (mizrahim) délaissés, comme les Arabes, par le pouvoir central, mais que le mépris dont ils ont fait l’objet de la part des élites travaillistes ashkénazes a solidement arrimés à la droite. « Des discriminations, du manque d’accès à la terre à la suppression de l’arabe, langue d’origine de nombreux juifs, comme langue officielle de l’État d’Israël, consécutive au vote de la loi État-nation, touchent les deux communautés », juge ainsi la journaliste Orly Noy. Née en Iran, cette Israélienne candidate sur la liste Balad-Tajamo œuvre de longue date à cette union pour l’heure virtuelle. Elle en appelle à la mémoire des Panthères noires, éphémère mouvement de protestation sociale des juifs orientaux qui émergea dans les années 1970, au sein duquel certains tentaient déjà de construire des ponts avec les Palestiniens.
« Une campagne victorieuse doit être porteuse d’un récit alternatif au discours dominant », estime pour sa part Ouri Weltmann, militant du mouvement Standing Together. Fondée en 2015, cette organisation judéo-arabe entend remédier à l’atomisation des luttes sociales en mettant l’accent sur le lien entre les inégalités et la fin de l’occupation. Nourri de l’esprit de tolérance de son Haïfa natal, ce résident de Tel-Aviv pense toutefois que les leçons de morale professées par l’élite libérale sont inopérantes. « Nous ne parviendrons pas à convaincre l’opinion de ne pas voter pour des partis racistes en appelant à sa bonne conscience. Le point de départ doit être l’intérêt bien compris des gens, à commencer par faire cesser une occupation qui engloutit des ressources invraisemblables aux dépens des programmes sociaux. »
À la mesure de ses modestes moyens — un millier de membres, neufs sections locales —, l’organisation s’est impliquée dans une campagne de terrain en direction des électeurs de centre gauche. Intitulée « Without us, you can’t do it ! », elle vise à convaincre les opposants à Nétanyahou de la nécessité de réhabiliter les Arabes et leurs représentants politiques comme acteurs légitimes du débat public. Une démarche qui, si elle a peu de chances de porter ses fruits à court terme, pourrait, espèrent ses militants, semer les graines d’un futur « récit alternatif ».
Grégory Mauzé
Politologue et journaliste.
Grégory Mauzé
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