Un petit soldat en treillis qui joue du saxophone, éclairé par les flashs de téléphones portables, tandis qu’une foule chauffée à blanc chante, frappe dans ses mains et entonne les slogans des jours derniers demandant la « chute » du pouvoir.
Voilà l’une des réponses du Soudan, pour cette première nuit suivant le coup d’Etat survenu à l’aube, jeudi 11 avril, à Khartoum, et alors que les nouvelles autorités avaient interdit toute présence dans les rues de la capitale après 22 heures. Ce couvre-feu est un message limpide adressé aux manifestants, ainsi sommés de rentrer chez eux.
Les derniers temps, le mouvement n’avait pu se maintenir qu’en raison d’une fraternisation de simples soldats ou d’officiers de rang intermédiaire aux abords du quartier général et du ministère de la défense. Ces derniers avaient pris le parti des manifestants, qui font face, depuis le début de leur mouvement – engagé le 19 décembre 2018 en réaction au triplement du prix du pain – à une répression sévère menée principalement par les services secrets (le NISS), une force de réserve de la police, et par différentes milices liées au pouvoir.
L’armée, au fond, s’était tenue à l’écart de la contestation. Mais une partie de ses cadres, sans parler des simples soldats, ont développé des affinités avec le mouvement. Or, avec le coup d’Etat, la situation a radicalement changé. Désormais, c’est un général qui dirige le pays et ordonne à chacun de rentrer chez soi.
Mais, pour cette première nuit sans Omar Al-Bachir au pouvoir, les manifestants regroupés devant le quartier général de l’armée soudanaise n’ont pas obtempéré. Ils ont tout de même consulté l’horloge un peu nerveusement jusqu’à 4 heures du matin, fin du couvre-feu. La veille, l’homme qui a dirigé leur pays depuis près de trente ans – c’est plus que l’âge d’un grand nombre de ceux qui sont restés, jusqu’au cœur de la nuit, alors que les familles sont rentrées se reposer un peu et que les risques de violence augmentaient – a été renversé.
Le coup d’Etat a porté au pouvoir un conseil militaire de transition. A sa tête, un homme qui faisait figure jusqu’ici de pilier du pouvoir : le général Awad Mohamed Ahmed Ibn Auf. Ministre de la défense depuis 2015, il commandait, au cours de la décennie précédente, les services de renseignement militaire, et avait été élevé par Omar Al-Bachir au rang de vice-président, dans le cadre des mesures prises le 22 février afin de tenter de mettre un terme à la contestation.
Changer le « fusible » Bachir
Du prix du pain au coup d’Etat, il s’est écoulé près de quatre mois ; cent quatorze jours au cours desquels les piliers du régime ont eu tout le temps, sans doute, de mesurer à quel point l’extrême brutalité dont le pouvoir a usé ne pourrait pas, cette fois, endiguer la colère populaire. Le temps, aussi, de songer à la solution consistant à changer le « fusible » Al-Bachir, de plus en plus grillé, pour préserver leurs intérêts.
Les aspirations des manifestants étaient bien différentes. Ils sont liés à une vaste coalition, la Déclaration pour la paix et le changement, dont l’élément opérationnel est l’Association des professionnels soudanais (SPA), une structure qui s’est constituée dans le secret, et qui a continué d’opérer ainsi lorsque les Soudanais sont descendus dans la rue, jouant à la fois le rôle de coordination des mouvements de protestation et de laboratoire d’idées pour organiser l’après-Bachir.
Au sein de cette vaste alliance figurent des partis d’opposition classiques (dont le rayonnement a diminué) et des groupes armés actifs au Darfour, au Kordofan ou dans l’Etat du Nil Bleu, en particulier. Mais ce sont les cerveaux de la SPA – un groupe implanté à Khartoum, et dont nombre de membres ont été arrêtés – qui ont élaboré le plan rendu public dès le 1er janvier et destiné à administrer le Soudan après le départ d’Omar Al-Bachir. Ce jour-là, l’autocrate de 75 ans avait fêté son anniversaire ; il avait dû apprécier l’attention.
Ce programme était fondé sur une longue transition de quatre années, au cours de laquelle le pays serait administré par un gouvernement de techniciens – bien sûr entièrement composé de civils –, tandis que la plupart des maux du Soudan seraient passés au crible (à commencer par cette tendance à entretenir perpétuellement des conflits avec certaines parties du pays), et que serait mis en place un plan d’urgence de sauvetage de l’économie. Etait-ce trop brouillon ? Etait-ce rêver ? C’est sur la promesse de mise en œuvre de ce programme que les Soudanais avaient eu le courage de braver la répression, mois après mois, pour changer de système politique.
Plusieurs projets de coup d’Etat
Mais lorsque le président Omar Al-Bachir a finalement été chassé du pouvoir, il n’a plus été question de déclaration, de SPA ou de plan de relance économique.
Certaines sources estiment que plusieurs projets de coup d’Etat étaient à l’œuvre conjointement. L’un d’eux bénéficiait de la sympathie des dirigeants clandestins du mouvement de protestation et devait être mené par des officiers écartés du pouvoir, notamment un ancien chef d’état-major tombé en disgrâce.
Un second plan, en parallèle, a été mené depuis l’intérieur du pouvoir pour sauver les intérêts de l’élite, incluant ce haut commandement de l’armée où la « corruption est structurelle », analyse Suliman Baldo, conseiller de l’organisation de défense des droits de l’homme Enough, très impliquée dans le dossier soudanais.
La composition complète du conseil militaire de transition n’avait pas encore été révélée, vendredi matin, mais la personnalité de son chef en dit long. Des sources estiment que l’homme fort du système, cependant, serait plutôt le chef des services de renseignement, Salah Gosh, qui bénéficie du soutien de l’Egypte et des Etats-Unis, donc d’une partie des pays du Golfe alliés de l’Arabie saoudite. Riyad a été le principal soutien financier du Soudan ces dernières années jusqu’à ce qu’un refroidissement des relations avec Omar Al-Bachir mette un terme à cette aide chiffrée en milliards de dollars.
Du plan du SPA, dans ces conditions, il n’est évidemment plus question. Le général Ahmed Awad Ibn Auf a annoncé que le Conseil militaire de transition – dont la structure est encore opaque – demeurerait à la tête du pays pour deux ans, avant d’organiser des élections.
Douche froide
Parmi les mesures prises et annoncées aussitôt, le général a donc cité l’instauration d’un couvre-feu nocturne et d’un cessez-le-feu, mais aussi la libération de tous les prisonniers politiques, c’est-à-dire les centaines – à un moment, il y en a eu sans doute plus de 2 000 – de manifestants, de militants ou de responsables politiques impliqués dans le mouvement de contestation. L’annonce de ces libérations a été accueillie avec joie par la foule. Mais à l’appel de la SPA, les rues de Khartoum, ainsi que d’autres villes du pays comme Port-Soudan ou Gedaref, ont été envahies de manifestants, qui continuent à exiger une « chute » qui, cette fois, est celle de la junte aux visages masqués.
Le général Ibn Auf a fait une grande partie de sa carrière dans le renseignement militaire, une unité qui a joué un rôle particulier à partir des années 1980 au Soudan.
Une décision avait été prise, en 1985 – après qu’une « révolution » avait chassé du pouvoir le général Nimeiri –, de poursuivre la guerre contre le Sud en mettant en place une politique d’armement de groupes ethniques ou tribaux (notamment des tribus se définissant comme « arabes ») afin de combattre la rébellion de John Garang. Les méthodes employées donnaient toute latence à ces milices de se livrer à des atrocités contre les populations du Sud. Le renseignement militaire était alors chargé de coordonner sur le terrain les actions de l’armée avec ces unités irrégulières. Il assurait aussi la logistique de ces groupes de pillards aux ordres du pouvoir central.
Deux décennies plus tard, on retrouvera au Darfour les mêmes méthodes. Pour définir ces milices, un mot sera forgé qui n’avait pas cours vingt ans plus tôt : les janjawids. A cette époque, justement, Ibn Auf était en position de commandement, jouant un rôle suffisamment important pour être placé sur une liste américaine de sanctions.
Au Darfour, des décennies de marginalisation, et la présence d’armes, avaient conduit cette partie du pays de la frustration à la rébellion. L’exemple devrait être médité.
Jean-Philippe Rémy (Johannesburg, correspondant régional)
• Le Monde. Publié le 12 avril 2019 à 06h22, mis à jour à 12h03 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/12/les-manifestants-au-soudan-appellent-desormais-a-la-chute-de-la-junte_5449085_3212.html?xtmc=soudan&xtcr=10
La junte ne livrera pas Omar Al-Bachir à la CPI
Accusé de génocide au Darfour, le président déchu est visé par deux mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale.
Certains imaginaient déjà installer Omar Al-Bachir, le président soudanais déchu, dans la cellule qu’occupait l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo, libéré en février. Dix ans déjà que les juges de la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye (Pays-Bas), attendent l’arrestation de cet homme accusé de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre – des exactions commises au Darfour depuis 2002 et le début de la guerre civile qui a opposé le régime de Khartoum à une rébellion.
Vendredi 12 avril, le conseil militaire de transition qui s’est emparé du pouvoir la veille a douché leurs espoirs : « Nous ne livrerons pas le président à l’étranger durant notre période » au pouvoir, a affirmé le général Omar Zinelabidine, répondant aux questions des journalistes au cours d’une conférence de presse à Khartoum. Il avait auparavant confirmé qu’Omar Al-Bachir, destitué jeudi, était « actuellement en détention ».
« Pour qu’il soit livré à la CPI, il faudrait que les responsables politiques et militaires qui ont pris le contrôle du Soudan y voient un intérêt. D’abord qu’ils veuillent qu’Omar Al-Bachir quitte le pays, mais surtout qu’ils souhaitent qu’il se retrouve devant la CPI, estime Mark Kersten, chercheur à la Munk School of Global Affairs, à Totonto. Pour satisfaire à la seconde condition, il faudrait qu’un ou plusieurs Etats s’opposent à un éventuel exil en Arabie saoudite ou ailleurs, demandent qu’il soit envoyé à La Haye et conditionnent cela à des investissements futurs ou à une réduction des sanctions. » C’est ainsi que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie avait pu faire tomber l’ancien président serbe Slobodan Milosevic et d’autres dans ses filets.
La stabilité avant la justice
Depuis l’émission des mandats d’arrêt contre Omar Al-Bachir, en 2009 et 2010, aucun Etat n’a coopéré avec la CPI pour favoriser son arrestation. Ni ses 123 Etats membres, ni le Conseil de sécurité des Nations unies. C’est pourtant lui qui l’avait saisie, en 2006, pour les crimes commis au Darfour, dans l’ouest du Soudan, où la guerre aurait fait, selon l’ONU, près de 300 000 morts. Lors de l’émission des mandats d’arrêt, l’Union africaine s’était mobilisée contre la Cour, lui reprochant de se plier aux volontés des Occidentaux, désireux d’imposer un changement de régime.
Pendant dix ans, le président soudanais a pu effectuer près de 150 déplacements à l’étranger sans être inquiété. Tout au plus devait-il, avant chaque voyage, s’assurer de son immunité auprès des différentes capitales, souvent embarrassées par ces visites auxquelles des ONG donnaient un large écho. D’autant que les Etats membres de la CPI, à ce titre coupables de non-coopération, devaient ensuite s’en expliquer devant les juges à La Haye. Pour justifier leur hospitalité, les pays frontaliers du Soudan évoquaient volontiers leurs relations bilatérales et l’importance, pour eux, de privilégier la stabilité régionale à la justice. Des responsables des Nations unies eux-mêmes ont été épinglés par des ONG pour leurs poignées de main avec les différents responsables soudanais poursuivis par la Cour, dont Omar Al-Bachir.
En fait, personne, pas même les Européens, qui tous adhèrent à la CPI, n’a voulu payer le prix diplomatique de l’arrestation d’un chef d’Etat en exercice. En revanche, certains ont dû s’acquitter du prix politique du refus de coopérer avec la CPI, comme le gouvernement de Jacob Zuma, en 2015. A la demande d’une ONG, des juges sud-africains avaient en effet envisagé d’ordonner l’arrestation d’Omar Al-Bachir, alors en visite. Il avait dû être exfiltré du pays pour échapper aux juges. L’Afrique du Sud avait alors été sommée de s’expliquer devant la Cour, qui avait estimé « futile » de renvoyer la question au Conseil de sécurité, tout en dénonçant son « silence ».
L’enquête reste ouverte
Cet épisode sud-africain avait permis à la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, d’exhumer le dossier Bachir, en sommeil depuis plusieurs années. C’est son prédécesseur, Luis Moreno Ocampo, qui avait demandé la poursuite du Soudanais. Selon ses accusations, Omar Al-Bachir serait l’auteur d’un génocide ciblant les civils des ethnies four, masalit et zagawha. Des experts du Soudan et des humanitaires avaient alors critiqué l’approche du procureur, inspirée selon eux par des lobbys évangélistes américains. Depuis, Fatou Bensouda tente de consolider le dossier, qui, jusqu’en 2015, n’était pas assez étoffé, confie une source à la CPI.
L’enquête sur le Darfour reste effectivement toujours ouverte. Si Ahmed Haroun, qui a été plusieurs fois ministre et a pris la tête, début mars, du Parti du congrès national (alors au pouvoir), fait l’objet d’un mandat de la CPI depuis 2007, un chef des milices pro-gouvernementales janjawids, Ali Kosheib, est aussi attendu à La Haye, tout comme l’ancien ministre de la défense Abdel Rahim Mohamed Hussein. Deux cadres du pouvoir soudanais ont aussi été dans la mire du bureau du procureur, sans toutefois être à ce jour poursuivis : l’ancien vice-président Ali Osmane Taha et le chef des renseignements, Salah Gosh.
Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)
• Le Monde. Publié le 12 avril 2019 à 12h00, mis à jour à 17h40 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/12/soudan-le-transfert-d-omar-al-bachir-a-la-cpi-demeure-peu-probable_5449266_3212.html
Le chef du Conseil militaire de transition annonce sa démission
Le ministre soudanais de la défense, Aouad Mohamed Ahmed Ibn Aouf, a renoncé à diriger le Conseil militaire formé après la destitution du président Omar Al-Bachir. Il a annoncé son remplacement par le général Abdel Fattah Abdelrahman Bourhan.
Des manifestants soudanais protestent contre l’annonce d’un conseil de Le ministre soudanais de la défense, Aouad Mohamed Ahmed Ibn Aouf, a renoncé vendredi 12 avril à diriger le Conseil militaire formé après la destitution du président Omar Al-Bachir. Il a annoncé son remplacement par le général Abdel Fattah Abdelrahman Bourhan lors d’une allocution télévisée.
Plus tôt dans la journée, le Conseil militaire de transition, au pouvoir au Soudan depuis la destitution, jeudi, du président Omar Al-Bachir, avait promis, vendredi 12 avril, que le futur gouvernement serait « un gouvernement civil », gageant qu’il y aurait un dialogue de l’armée « avec les entités politiques ».
« Nous allons dialoguer avec toutes les entités politiques pour préparer le climat des échanges en vue de la réalisation de nos aspirations », a déclaré le général Omar Zinelabidine, membre du Conseil militaire de transition, pour tenter d’apaiser les manifestants opposés à une transition militaire. Au cours d’une conférence de presse à Khartoum retransmise à la télévision, le général – présenté comme le chef du comité politique du Conseil militaire – a également assuré que le futur gouvernement serait « un gouvernement civil », sans toutefois fixer d’échéance.
Le Conseil militaire de transition au Soudan « ne gouvernera pas, il se contentera d’être le garant d’un gouvernement civil qui sera formé en collaboration avec les forces politiques et les parties prenantes », a martelé au Conseil de sécurité son ambassadeur à l’ONU, Yasir Abdelsalam. « La suspension de la Constitution pourra être levée à tout moment. De plus, la période de transition pourra être réduite en fonction des développements sur le terrain et l’accord des parties prenantes », a-t-il ajouté.
« Ce n’est pas un coup d’Etat militaire »
Les militaires au pouvoir démentent avoir mené un coup d’Etat et s’évertuent à rassurer la communauté internationale ainsi que les manifestants qui, eux, veulent leur départ. « Ce n’est pas un coup d’Etat militaire, mais une prise de position en faveur du peuple », a déclaré le général Omar Zinelabidine, membre du Conseil militaire. Celui-ci a réclamé une aide financière étrangère pour résoudre la grave crise économique ayant déclenché les manifestations contre le régime. « Nous vivons une pénurie de produits de base comme la farine ou le carburant », a-t-il ajouté.
Le président Omar Al-Bachir, qui dirigeait le Soudan d’une main de fer depuis trente ans, a été renversé, jeudi 11 avril, par un coup d’Etat de l’armée, dans le sillage d’un soulèvement populaire, et remplacé par un « Conseil militaire de transition » pour deux ans. A sa tête avait été nommé le général Awad Mohamed Ahmed Ibn Auf, ministre de la défense depuis 2015, après que ce dernier a annoncé à la télévision d’Etat « la chute du régime et le placement en détention dans un lieu sûr de son chef ».
En réponse à une question des journalistes sur le sort d’Omar Al-Bachir, le général Zinelabidine, chef d’état-major de l’armée et chef adjoint du Conseil militaire de transition, a confirmé vendredi que le président déchu était « actuellement en détention ». M. Al-Bachir ne sera pas « livré à l’étranger », a-t-il assuré, alors qu’il est visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale de La Haye, pour « crimes de guerre » et « contre l’humanité » au Darfour, ajoutant en 2010 l’accusation de « génocide ».
« Notre mission essentielle est de préserver la sécurité et la stabilité du pays », a d’autre part déclaré le général, affirmant que l’armée ne « permettra[it] aucune atteinte à la sécurité » sur l’ensemble du territoire du Soudan.
Une « photocopie du régime »
Campant depuis sept jours d’affilée devant le quartier général de l’armée, des milliers de manifestants ont marqué leur rejet de la mise en place d’instances militaires de transition dans la nuit de jeudi à vendredi, malgré le début d’un couvre-feu, imposé par M. Ibn Auf, pour un mois, de 22 heures à 4 heures.
« C’est notre place. Nous l’avons prise et nous n’allons pas l’abandonner jusqu’à ce que la victoire soit acquise. On a violé le couvre-feu. Nous allons continuer à le faire jusqu’à ce que nous obtenions un gouvernement de transition », a affirmé Abou Obeïda, un manifestant. « Les gens ne veulent pas un Conseil militaire de transition », mais « un conseil civil » a déclaré dans un Tweet Alaa Salah, une étudiante devenue « l’icône » du mouvement.
Pour beaucoup de Soudanais, cette nouvelle donne politique n’est qu’une « photocopie du régime ». « Le régime a mené un coup d’Etat militaire en présentant encore les mêmes visages […] contre lesquels notre peuple s’est élevé », a réagi jeudi la Déclaration pour la liberté et le changement – union de partis d’opposition et de professionnels soudanais. « Nous appelons notre peuple à continuer son sit-in devant le QG de l’armée et à travers le pays. »
Plusieurs pays, dont les Etats-Unis et l’Union européenne (UE), ont exhorté les militaires à intégrer les civils pour cette transition. De son côté, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a réclamé que la transition au Soudan respecte les « aspirations démocratiques » du peuple.
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 12 avril 2019 à 12h48, mis à jour à 22h15 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/04/12/soudan-les-militaires-au-pouvoir-assurent-que-le-futur-gouvernement-sera-un-gouvernement-civil_5449307_3210.html
« si l’armée marginalise la rue, le pire est à craindre »
Le président Bachir a été renversé par l’armée et placé en détention. Mais pour Roland Marchal, spécialiste du pays, les agissements des militaires ne répondent pas aux attentes des manifestants.
Après plus de trois mois de contestation populaire, le chef de l’Etat soudanais Omar Al-Bachir, au pouvoir depuis trente ans, a été déposé par les forces armées du pays et arrêté jeudi 11 avril. Ce coup d’Etat, qui a abouti à la mise en place d’une junte militaire à la tête du pays, ne présente toutefois à ce stade aucune garantie de changement démocratique.
Roland Marchal, chargé de recherche au CNRS et spécialiste du Soudan, estime que le mouvement populaire, unique dans l’histoire du pays, qui s’est exprimé au cours de ces derniers mois, ne peut se satisfaire d’une telle issue. En l’absence d’une association de ses représentants à un réel processus de transition, il met en garde contre le risque d’une déstabilisation du pays.
Allan Kaval : Les manifestants, mobilisés depuis le 19 décembre, en avaient appelé à l’armée pour accélérer le changement de régime. La réaction des militaires peut-elle les satisfaire ?
Roland Marchal : La mise à pied d’Omar Al-Bachir par les militaires était la revendication centrale des contestataires. Pour les manifestants, l’armée était le seul interlocuteur légitime car elle est perçue – et se perçoit elle-même – comme l’épine dorsale de l’Etat soudanais, la garante de sa continuité par-delà les régimes successifs que le pays a connus. Mais sa réponse ne répond pas aux attentes.
Le conseil militaire a en effet annoncé une période transitoire de deux longues années sans qu’aucune élection ne soit prévue, ni que le rétablissement de droits élémentaires ne soit annoncé. Au contraire, un nouvel état d’urgence est mis en place pour trois mois. Ce n’était pas le message de concorde nationale qui était attendu par les manifestants. Ils espéraient un appel aux forces vives de la nation pour intégrer un nouveau gouvernement de transition, à même d’enclencher un dialogue national.
Au lieu de cela, ce sont des personnalités qui étaient au cœur du régime, et même très proches d’Omar Al-Bachir, qui arrivent sur le devant de la scène. De manière schématique, le conseil militaire mis en place est en train de faire du Al-Bachir sans Al-Bachir : ses membres lâchent le président pour se sauver eux-mêmes. Le ministre de la défense qui a pris la tête du conseil militaire a lui-même un certain passif : il est lié à des exactions au Darfour et est sous le coup de sanctions américaines. Son arrivée aux commandes aurait pu être mieux perçue s’il avait au moins envoyé un message de compromis et d’écoute. Mais ce n’est pas la voie qui a été choisie pour l’heure.
Tout cela a de quoi susciter une amertume profonde chez tous ceux qui se sont mobilisés au cours des derniers mois. Il faut à présent que l’armée prenne la mesure de la volonté populaire et fasse de véritables concessions. C’est d’ailleurs le message que les chancelleries diplomatiques installées à Khartoum – et dont les successeurs d’Al-Bachir vont avoir besoin pour relancer le pays – vont faire passer. Le pire est à craindre si l’armée ne réalise pas qu’elle doit accorder de la place à l’opposition.
Les événements du 11 avril participent donc à accroître la crise ?
Les choses ne peuvent pas se stabiliser tant qu’il n’y a pas un relatif consensus sur la mise en place d’un gouvernement de compromis, par exemple formé de technocrates, et une feuille de route sur des négociations entre les diverses composantes du pouvoir et des représentants du mouvement social. La junte en place aurait pu faire valoir auprès de la population le départ d’Al-Bachir comme un acte majeur, fondateur d’une nouvelle ère. Mais ses membres révèlent leur incompétence politique en traînant ainsi des pieds et en rechignant à associer la mobilisation populaire à la nouvelle direction du pays.
On ne peut dès lors pas exclure une épreuve de force violente entre des secteurs de l’opposition et certaines forces au sein de l’appareil d’Etat, comme les milices populaires liées au parti présidentiel et toujours loyales à Al-Bachir. L’armée va devoir choisir son camp entre ces deux pôles. A moins d’un processus de transition inclusif, il y a un risque de violences à court terme. Le groupe qui a pris le pouvoir n’a de toute façon pas les moyens de relever seul un pays à terre sur le plan économique.
Quelles sont les implications régionales et internationales des développements en cours à Khartoum ?
Dans le voisinage du pays prolifère une multitude de groupes armés dont les trajectoires seraient bien sûr influencées par une déstabilisation du pays. Il y a les rebelles du Darfour qui ont trouvé à s’employer en Libye, car ils y gagnent mieux leur vie, mais qui observent ce qui se passe dans leur pays d’origine et pourraient y retourner à la faveur de circonstances favorables. Il y a aussi le risque, en cas de crise, d’un appel d’air qui inciterait des groupes rebelles tchadiens, actifs dans la région, à réinvestir le Darfour.
Par ailleurs, l’environnement régional risque d’être bouleversé par l’issue de l’offensive en Libye du maréchal Haftar. Qu’elle échoue ou qu’elle réussisse, le changement de rapport de force qu’elle impliquera dans la région va poser la question de nouveaux flux de matériels militaires et de miliciens dans la zone. L’Ethiopie voisine est par ailleurs loin d’être stabilisée. Enfin, l’influence de la situation algérienne, ne serait-ce qu’à travers les images diffusées sur les réseaux sociaux, n’est pas négligeable.
Au niveau international, le départ d’Omar Al-Bachir va rouvrir une compétition plus crue entre pays du Golfe pour obtenir la sympathie du nouveau régime à Khartoum.
Le rapprochement avec les Occidentaux, nécessaire à l’obtention des aides qui permettront de relancer une économie exsangue, est compliqué par le profil des membres du conseil militaire en place et l’absence, pour l’instant, de volonté sérieuse d’inclusion de leur part.
Propos recueillis par Allan Kaval
• Le Monde. Publié le 11 avril 2019 à 17h44, mis à jour à 17h50 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/11/au-soudan-si-l-armee-marginalise-la-rue-le-pire-est-a-craindre_5448955_3212.html