La Ligue de Matteo Salvini n’est plus seulement le parti de la petite bourgeoisie en crise du nord de l’Italie, mais un parti national et nationaliste qui a acquis au sud un important consensus, et qui a pu construire dans l’ensemble du pays une base lui permettant de prétendre à l’hégémonie. La rhétorique obsessionnelle contre « l’ennemi extérieur » et ses prétendues cinquièmes colonnes (migrantEs et ONG), l’image astucieusement construite de « l’homme du peuple », l’accent mis sur la sécurité au sens de la loi et de l’ordre public, la possibilité de partir en retraite dès 62 ans (contre 67 actuellement) mais avec impérativement au moins 38 ans de cotisations (ce qui en exclut les plus précaires), le retour à la « tradition »... tout cela a eu un impact dans une société fatiguée et effrayée, en proie à de très fortes angoisses sociales et individuelles, Salvini et la Ligue offrant un exutoire réactionnaire à la colère et à la frustration.
La Ligue et la « société homogène »
Salvini est sans aucun doute l’homme fort du gouvernement, à la tête d’un parti pour lequel tous les sondages annoncent un score électoral en hausse importante (30 % actuellement). La Ligue est effectivement très susceptible de réaliser un exploit électoral aux élections européennes. Mais, après le 26 mai, ce parti sera soumis à des pressions encore plus fortes exercées par des secteurs sociaux hétérogènes, aux intérêts souvent incompatibles, qui demanderont avec force au parti en situation de majorité relative de répondre à leurs besoins respectifs en matière économique et sociale. La trajectoire de la Ligue ne sera donc pas nécessairement irrésistible.
Au niveau européen, la Ligue a établi des rapports avec les partis souverainistes de droite de différents pays : l’AfD allemande, le Parti du peuple danois, le parti des Vrais Finlandais. Ceci s’ajoute aux relations déjà en place avec le RN de Marine Le Pen et avec le Parti de la liberté autrichien. Vu de la Ligue, ces rapports reposent sur une idée de l’Europe fondée sur des nationalismes, unis essentiellement par le refus d’une unité transnationale européenne, la haine envers les migrantEs et la nostalgie, régressive et illusoire, d’une « société homogène » et fermée dans chacun des pays respectifs.
Le M5S à la dérive ?
Le M5S (Mouvement 5 étoiles), allié gouvernemental de la Ligue, exprime des aspirations contradictoires, sans avoir d’expérience ou d’enracinement, ni d’idéologie claire et reconnaissable. Formation interclassiste, s’affirmant « ni de droite ni de gauche », le M5S a pu s’affirmer dans une situation de rejet aveugle du statu quo politique et social mais, confronté à l’épreuve du gouvernement avec un allié beaucoup plus solide, ces caractéristiques sont devenues un obstacle qui l’a systématiquement affaibli, en particulier parce que le M5S a dû reculer sur la quasi-totalité de ses revendications les plus importantes sur le plan symbolique (à l’exception du « revenu de citoyenneté »), alors qu’il a accepté toutes les mesures prises contre les travailleurEs et les droits démocratiques. Les sondages actuels lui donnent autour de 20 %, en forte baisse par rapport aux précédentes élections (34 %).
Face à la fermeture de l’espace à droite, presque entièrement occupé par la Ligue, le leader du M5S Luigi Di Maio tente d’occuper un espace à gauche pour contrer ce qui est maintenant son principal concurrent, le PD (le Parti démocrate, issu de la social-démocratie). Et il le fait en critiquant quotidiennement la Ligue d’un point de vue « de gauche ». Il se peut qu’il ne s’agisse que d’accrochages de campagne électorale, mais on ne peut exclure que, lors d’une confrontation avec des armes en principe à blanc, un coup accidentel ne parte, ce qui pourrait mettre la coalition gouvernementale en question après les Européennes. Au niveau européen, le M5S cherche des alliances avec divers partis (en Croatie, en Finlande, en Pologne, en Grèce...) qui partagent idéologiquement le « ni droite ni gauche » et qui mettent en avant les thèmes de la démocratie directe, de la lutte contre la bureaucratie, du soutien à l’industrie nationale, de la lutte contre la corruption et de la défense de la souveraineté nationale. Des thèmes qui recoupent partiellement ceux de la droite populiste, bien que ces partis soient parfois issus de la désagrégation de la gauche (et en reprennent encore quelques thèmes). En pratique, le projet européen de ces formations ne s’écarte pas trop de ceux de la droite nationaliste tout court.
Vernis de gauche chez les sociaux-démocrates
Le PD, qui semblait être dans une crise vertigineuse, est retourné sur le terrain après l’élection d’un nouveau secrétaire général, Nicola Zingaretti. Ce dernier a l’intention de reconstruire une alliance de centre-gauche capable de rendre le parti à nouveau compétitif. Il veut dépasser le discours de Renzi et s’ouvrir aux thèmes de l’antiracisme, de l’écologie et du féminisme, afin d’exploiter la sensibilité d’un électorat réceptif aux idées de gauche. La participation du PD aux récentes manifestations de rue témoigne précisément de cette stratégie, et une partie de ceux qui s’opposent au gouvernement pourrait être tentée de jouer cette carte. Bien entendu, le PD n’a pas du tout tourné par rapport à son orientation précédente. Il a simplement modifié son discours et pas du tout infléchi les principes fondamentaux d’une approche totalement libérale et favorable aux employeurs. Il essaie, en changeant sa communication et sa symbolique, de tirer le meilleur parti possible de l’opposition existante à ce gouvernement et à ses mesures réactionnaires. Cette tactique pourrait réussir, du moins en partie, en l’absence d’une gauche radicale et alternative dotée d’une influence de masse : une telle gauche semble aujourd’hui avoir touché un creux historique en Italie. La vision européenne et les alliances du Parti démocrate s’inscrivent dans le cadre traditionnel du social-libéralisme, essayant de renforcer l’union politique et économique de l’UE capitaliste, afin de mieux faire face à l’impact de la concurrence mondiale, à laquelle les bourgeoisies nationales individuelles ne pourraient pas résister. En ce sens, le PD prend en charge les préoccupations des secteurs les plus dynamiques du capitalisme national sur le plan international.
Faiblesse de l’offre politique à gauche
La seule liste à gauche sera celle menée par le PRC (Parti de la refondation communiste) et Sinistra Italiana (la « gauche italienne » issue essentiellement des milieux écologistes et de scissionnistes du PD), avec une prééminence de cette dernière. Il s’agit objectivement d’une proposition politique faible, qui n’a pas alimenté une dynamique large de participation et d’enthousiasme. Cette liste exprime également une orientation politiquement euroréformiste, et le rôle central qu’y joue Sinistra Italian (qui n’a jamais coupé son cordon ombilical avec le PD), constitue un élément important et négatif de son ambiguïté politique. Néanmoins, ce sera la seule liste qui tentera d’exprimer au moins une sensibilité antilibérale lors de ces élections et, en ce sens, sa présence est positive. Pour cette raison, et afin d’éviter une débâcle qui pèserait un peu partout dans la gauche italienne, même anticapitaliste, et pour contrer électoralement la Ligue, le M5S et le PD, il nous semble possible d’inviter à voter pour cette liste.
Sinistra Anticapitalista mènera simultanément sa propre campagne politique indépendante pour défendre une position anticapitaliste et internationaliste, contre cette Europe et ses traités, pour l’unité des classes travailleuses, nationale et immigrée, dans la lutte pour la défense de leurs conditions de vie et de travail, et pour les droits démocratiques et sociaux.
Antonello Zecca, membre de Sinistra Anticapitalista