Les mardis se suivent sans se ressembler en Algérie. Alors que les manifestations dans la capitale étaient réprimées ou dispersées ces derniers jours, des milliers d’étudiants ont défilé le 16 avril sans être inquiétés par les forces de l’ordre. La journée a de nouveau vu le régime se fissurer et l’armée lâcher du lest au profit de la rue.
A l’image des étudiants, des millions d’Algériens continuent de manifester chaque semaine pour exprimer leur refus d’une transition pilotée par le régime, qui prévoit une élection présidentielle le 4 juillet. Contesté pour la première fois dans la rue vendredi 12 avril, le général Ahmed Gaïd Salah, chef de l’état-major, a sensiblement infléchi sa position lors d’une allocution prononcée mardi.
Une semaine jour pour jour après avoir mis en garde les manifestants, qu’il avait alors accusés d’être en partie « manipulés » et de porter des revendications « irraisonnables », le patron de l’armée a tenu à se démarquer de l’agressivité affichée par la police à l’égard de la foule à Alger, en assurant que son institution « veille à ce qu’aucune goutte de sang algérien ne soit versée ». « Nous avons donné des instructions claires et sans équivoque pour la protection des citoyens, notamment lors des marches », a-t-il ajouté. Autrement dit, les Algériens peuvent continuer à manifester, le commandement de l’armée n’anticipant visiblement pas un arrêt de la contestation.
« Dernier avertissement »
Signe de fortes tensions au sein de l’« Etat profond » ou tentative de détourner l’attention, Ahmed Gaïd Salah a attaqué publiquement l’ancien général Mohamed Médiène, alias Toufik, ex-patron des services de renseignements pendant vingt-cinq ans, auquel il a adressé un « dernier avertissement ». Déjà accusé, sans être nommé, le 2 avril, de « conspirer » avec l’entourage du président Abdelaziz Bouteflika, Toufik entraverait « les solutions de l’armée et les propositions de sortie de crise », selon Ahmed Gaïd Salah.
Le président du Conseil constitutionnel, Tayeb Belaiz, incarnation d’un « système » dont la rue réclamait la fin, a annoncé sa démission à la mi-journée, deux semaines après M. Bouteflika, dont il était un très proche. C’est le premier des « 3 B » – le trio, honni par les contestataires, qu’il forme avec le président par intérim, Abdelkader Bensalah, et le premier ministre, Noureddine Bedoui – à mordre la poussière.
Ce départ fragilise un peu plus l’édifice institutionnel mis en place pour préparer la prochaine présidentielle, et pourrait accélérer la chute du gouvernement nommé par l’ex-président deux jours avant son départ. Un peu plus de quinze jours après son arrivée aux affaires, la position de l’équipe gouvernementale est de plus en plus précaire face à la défiance de la population, des administrations et même des collectivités locales.
Les sorties sur le terrain des ministres du nouveau gouvernement de Noureddine Bedoui relèvent du chemin de croix. Samedi, les ministres de l’intérieur, des ressources en eau et de l’habitat ont été accueillis par des manifestants hostiles, les invitant à quitter les lieux à leur arrivée à Béchar, dans le sud-ouest du pays. Ils ont dû rebrousser chemin au terme d’une « visite de travail » éclair menée sous forte protection policière.
Appels à la grève
Lundi, c’est le ministre de l’énergie qui a été assiégé par les contestataires dans l’aéroport de Tébessa, dans l’est, d’où il a été empêché de sortir. Et le ministre des transports a jugé préférable d’annuler une visite sur le chantier de l’extension du métro de la capitale, quand ses homologues à l’éducation et à la culture font face à des appels à la grève dans leurs administrations.
Sur le terrain institutionnel, après la magistrature, un nouveau front vient de s’ouvrir. Alors que la révision des listes électorales a été lancée mardi, la rébellion gagne un rouage essentiel dans le déroulement des opérations de vote : les mairies, où s’amorce un mouvement de désobéissance civile inédit. D’une quarantaine dimanche, le nombre de maires qui refusent d’encadrer le vote dans leur ville approchait la centaine mardi.
Si ce nombre reste marginal au regard des 1 541 communes que compte le pays, cette fronde municipale, que le gouvernement semble incapable d’enrayer, pourrait s’étendre au-delà des wilayas (préfectures) kabyles ou de l’est du pays où elle se propage.
Dans ce climat de défiance généralisée, Ahmed Gaïd Salah affirme désormais que « toutes les perspectives sont ouvertes », mais appelle à sortir de la crise « dans les meilleurs délais ». Le patron de l’armée, en première ligne depuis le départ d’Abdelaziz Bouteflika, estime que « la situation ne peut perdurer davantage » et que le « temps est compté ». De nouvelles manifestations sont prévues vendredi.
Madjid Zerrouky
• Le Monde. Publié le 17 avril 2019 à 10h18, mis à jour à 11h12 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/17/le-regime-algerien-lache-du-lest-face-a-la-defiance-de-la-population_5451450_3212.html
A Alger, une huitième marche pour la dignité et le départ des « 3B »
D’importantes manifestations se sont déroulées vendredi à travers l’Algérie pour demander la fin du « système au pouvoir », alors que la date de la présidentielle a été fixée au 4 juillet.
Et Alger s’embrume. En cette fin de journée, le gaz lacrymogène vient de recouvrir la place de la Grande-Poste. « Mais que font ces policiers ? », hurle cet homme d’une quarantaine d’années en se griffant les joues. « Hey, les jeunes, ne cassez rien ! », implore-t-il, mais ces derniers n’ont pas le temps de l’écouter, trop absorbés par leurs jets de pierres en direction des CRS.
En face, les agents, épaulés par le groupement des opérations spéciales de la police (l’équivalent du RAID), se baissent pour ramasser les cailloux tombés à leurs pieds et les renvoyer vers les jeunes, partis se réfugier en contrebas, près du port. D’autres policiers continuent à leur tirer de la « lacrymo » et certaines grenades finissent même par atterrir dans des appartements voisins. Le face-à-face est surréaliste. Et gare à celui qui a filmé cet échange d’une poignée de minutes, les policiers vérifient les téléphones, voire les confisquent.
Jusqu’à présent, ce quartier de la capitale avait toujours été épargné par ce genre d’affrontements qui se déroulaient en marge des grandes marches sur les hauteurs du boulevard Mohamed-V. Mais ce vendredi 12 avril, huitième vendredi de la contestation contre le « système » en place, l’attitude de la police, dont les effectifs sont plus imposants que les fois précédentes, a changé ; elle semble avoir un message à faire passer : « Le gouvernement ne veut plus qu’on marche les vendredis », résume Mehdi, 30 ans, opposant depuis le premier jour.
Les exemples de ce durcissement ne manquent pas : vers 13 h 40, à l’angle de la rue Didouche-Mourad et Mikideche-Mouloud, la brigade anti-émeutes a utilisé le canon à eau d’un de ses véhicules sur la foule compacte – en présence de nombreux enfants – qui n’avait rien d’hostile. Un peu plus tard, les policiers ont copieusement arrosé de gaz lacrymogène les marcheurs massés place Maurice-Audin pour les disperser. Panique. Mouvement de foule. On se demande comment personne n’a fini piétiné. « Cette répression, c’est de la provocation pour briser notre mouvement pacifique », argue Mehdi.
Pas question pourtant pour ces centaines de milliers d’Algérois – comme des millions d’Algériens à travers le pays – de quitter la rue « même s’il faut en mourir », lance Halima, la soixantaine, retraitée de la fonction publique. Pour ce nouveau jour de marche pour la « dignité », le peuple a, une nouvelle fois, montré son plus beau sourire. « De toute façon, nous n’avons que cela comme arme, explique une autre manifestante, venue avec ses deux jeunes filles. Il faut rester pacifique et montrer qu’on ne tape avec rien. »
« Pour nous, ils sont illégitimes »
La foule, déterminée comme jamais, a adopté une formule qui synthétise à merveille ce qu’elle revendique : « Yatnahaw gaa3 », « Qu’ils partent tous » en arabe. Pendant des heures, en dansant, en chantant, sous le rythme des darboukas, cette foule, enlacée dans son fanion vert et rouge, a crié « dégage ! » aux « trois B », surnommés « le triangle des Bermudes » : Abdelkader Bensalah, le président par intérim depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika (le 2 avril), Noureddine Bedoui, premier ministre et Tayeb Belaiz, président du Conseil constitutionnel, tous des très proches de « Boutef ».
Le nouveau chef d’Etat provisoire a été particulièrement visé : un manifestant a simulé sa pendaison, et on l’a qualifié de « marocain », parce qu’il serait né dans ce royaume, ce qu’il a toujours démenti. « Mais ça ne veut pas dire que nous sommes contre les Marocains, précise Ahmed, 44 ans. Cela signifie que, pour nous, c’est un étranger. »
Les marcheurs ont exigé la démission des « 3 B » ainsi que celle du chef de l’Armée nationale populaire (ANP), le général Ahmed Gaïd Salah. « Pour nous, ils sont illégitimes, assure Mohamed, la cinquantaine. Avec le départ de Bouteflika, ils n’ont plus rien à faire au pouvoir. Ils s’appuient sur la Constitution pour justifier leur présence, mais elle a tellement été bafouée qu’elle n’a plus de sens. Tout cela est illogique. »
Comme lui, les marcheurs réclament l’annulation de la présidentielle annoncée pour le 4 juillet, car ils n’ont « aucune confiance » en ces dirigeants, symboles du « système corrompu » des années « Boutef ». « Expliquez-moi comment nous pouvons aller voter ? Si ces gens que nous dénonçons organisent l’élection, nous sommes foutus », s’indigne Ahmed, 37 ans. Son ami, qui lui tient l’épaule, ajoute : « Ce que nous voulons, c’est le changement radical du système. Nous refusons que cette mafia organise l’élection. Ils ont de gros moyens et vont pouvoir imposer un candidat. Ils sont spécialistes des fraudes. » Tous craignent que leur révolution pacifique soit confisquée par le futur candidat du pouvoir en place.
« Une chance aux jeunes »
Non loin de là, l’avocat Mustapha Bouchachi s’offre un bain de foule et, autour de lui, ses supporteurs scandent des « Bouchachi, président ». « Il existe des gens intègres, et heureusement. C’est aussi le moment de donner une chance aux jeunes : combien sortent diplômés des universités ? Pas d’inquiétude », estime Halima. Elle souhaite, comme tant d’autres, l’instauration d’une assemblée constituante capable de gérer la transition politique et d’organiser des élections « libres et démocratiques ».
A la fin de la marche, les manifestants ont nettoyé les traces des affrontements. Certains se sont pris en photo devant une camionnette de police calcinée. La Direction générale de la sûreté nationale a annoncé 83 blessés du côté des forces de l’ordre et 180 interpellations.
Elle a également informé avoir arrêté un « groupe de terroristes » qui « planifiaient de commettre des exactions contre les citoyens, profitant de la densité humaine générée par la mobilisation » et fustigé « des étrangers venus spécialement pour attiser les tensions et pousser les jeunes à recourir à des formes d’expression radicales ». Sans donner plus de détails.
Quoi qu’il en soit, des marcheurs se sont « excusés » auprès de CRS pour les jets de pierres, et des policiers ont répondu être « désolés » à leur tour de la situation. Entre eux, le rendez-vous est déjà pris pour vendredi prochain.
Ali Ezhar (Alger, correspondance)
• Le Monde. Publié le 13 avril 2019 à 06h31 - Mis à jour le 15 avril 2019 à 10h19 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/13/a-alger-une-huitieme-marche-pour-la-dignite-et-le-depart-des-3b_5449660_3212.html
En Algérie, l’armée valide la transition de 90 jours et met en garde les manifestants
Au lendemain de la désignation, mardi 9 avril, d’Abdelkader Bensalah comme président intérimaire, le général Ahmed Gaïd Salah a menacé les manifestants, les accusant d’être en partie manipulés.
Y a-t-il vraiment un chef d’Etat intérimaire et un gouvernement en Algérie ? Dans l’attente de premiers pas du gouvernement nommé par Abdelaziz Bouteflika avant son départ, la nouvelle sortie médiatique du chef d’état-major de l’armée algérienne, le général Ahmed Gaïd Salah, renseigne un peu plus sur la réalité du pouvoir, huit jours après la démission de l’ancien président.
Au lendemain de la désignation, mardi 9 avril, d’Abdelkader Bensalah comme président intérimaire pour une durée de quatre-vingt-dix jours, le patron de l’armée a de nouveau pris la parole, en marge d’une visite effectuée dans des installations militaires dans l’ouest du pays. Il y a adopté, pour la première fois depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika, un ton menaçant à l’égard des manifestants, en les accusant d’être en partie manipulés depuis l’étranger.
C’est la première fois depuis le 5 mars qu’il brandit l’épouvantail de la « main étrangère », habituellement cher au pouvoir dès lors qu’il est contesté. Le chef d’état-major a ainsi accusé des « parties étrangères » de chercher à imposer leur solution pour la période de transition :
« Avec le début de cette nouvelle phase et la poursuite des marches, nous avons déploré l’apparition de tentatives de la part de certaines parties étrangères, partant de leurs antécédents historiques avec notre pays, poussant certains individus au-devant de la scène actuelle en les imposant comme représentants du peuple, en vue de conduire la phase de transition. »
Une allusion à peine voilée à des « parties » françaises qu’il n’a pas nommées. Hasard ou non, Aymeric Vincenot, chef du bureau de l’Agence France-Presse à Alger, a été contraint, la veille, de quitter le pays après le refus des autorités algériennes de renouveler son accréditation pour 2019.
L’armée refuse de sortir du cadre de la Constitution
Cette « main étrangère » voudrait, selon ses dires « mettre en exécution [ses] desseins visant à déstabiliser le pays et semer la discorde entre les enfants du peuple, à travers des slogans irréalisables visant à mener le pays vers un vide constitutionnel et détruire les institutions de l’Etat, accuse-t-il. Ce que nous avons récusé catégoriquement depuis le début des événements, car il est irraisonnable de gérer la période de transition sans les institutions qui organisent et supervisent cette opération. »
L’essentiel était dit. L’armée refuse donc, pour l’instant, de sortir du cadre de la Constitution, alors que les manifestants rejettent toute transition dirigée par les proches d’Abdelaziz Bouteflika : les « 3B », comme les nomme la foule. Soit Abdelkader Bensalah, le chef d’Etat par intérim ; Noureddine Bedoui, le premier ministre ; et Tayeb Belaiz, le président du Conseil constitutionnel. Tous trois issus d’un « vieux monde » que les contestataires entendent « dégager », tant ils n’inspirent aucune confiance à nombre d’Algériens qui réclament une transition politique menée par des personnalités indépendantes.
Au même moment à Alger, enseignants, syndicalistes et étudiants sont à nouveau sortis nombreux dans les rues pour refuser la désignation d’Abdelkader Bensalah. En province, les villes de Tlemcen et Chlef, dans l’ouest, ou Bouira et Tizi-Ouzou en Kabylie ont également vu des milliers de manifestants défiler, selon la presse locale.
Dans la capitale, les forces de l’ordre ont fait usage, pour la deuxième journée consécutive, de gaz lacrymogène et de canons à eau pour tenter de disperser les contestataires. Sur les réseaux sociaux, de nouveaux appels – soutenus par l’opposition, syndicats et associations – appellent les Algériens à défiler en masse vendredi.
Madjid Zerrouky
• Le Monde. Publié le 10 avril 2019 à 19h02 - Mis à jour le 10 avril 2019 à 19h29 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/10/en-algerie-l-armee-valide-la-transition-de-90-jours-et-met-en-garde-les-manifestants_5448521_3212.html