Avant même que l’État islamique ne revendique les attaques qui ont ensanglanté Sri Lanka ce dimanche 21 avril, faisant au moins 310 morts et environ 500 blessés, le ministre de la Défense Ruwan Wijewardene avait déclaré que la vague d’attentats était le fait d’un seul groupe et que les coupables avaient été identifiés : des extrémistes religieux. Selon ce haut responsable, des kamikazes seraient responsables de la majorité des attentats du matin. Le gouvernement a imposé un couvre-feu avec effet immédiat. Il a également fermé les médias sociaux et les services de messagerie afin d’éviter la diffusion de rumeurs qui sont souvent, à Sri Lanka, à l’origine d’émeutes.
Le gouvernement a avancé l’hypothèse de la responsabilité d’un groupuscule de musulmans extrémistes, le NTJ ou National Thowheeth Jama’ath. En 2016, le secrétaire du Sri Lanka Thowheed Jamath (SLTJ), Abdul Razik, a été arrêté pour incitation au racisme [1].
Pourtant, l’histoire contemporaine de l’île montre peu d’expériences de militance islamiste. On ne peut d’ailleurs que s’étonner de cette nouvelle, tant l’ennemi « naturel » des musulmans de l’île depuis ces dix dernières années prendrait plus le visage des bouddhistes majoritaires que celle des chrétiens. Il semblerait que le mouvement islamiste incriminé ne vise pas le séparatisme mais plutôt à étendre le mouvement djihadiste mondial à Sri Lanka et à créer la haine, la peur et des divisions au sein de la société locale.
Cette hypothèse est d’autant plus plausible que les attaques ont également visé des grands hôtels internationaux fréquentés par des Occidentaux, dont l’un est financé par des investissements chinois, le partenaire commercial privilégié des autorités locales depuis la présidence de Mahinda Rajapakse. Est-ce à dire que les terroristes font un lien étroit entre chrétiens et Occident ou bien souhaitent-ils mettre en péril l’un des piliers de l’économie de l’île, le tourisme ?
De son côté, l’administration indienne ne croit pas que ces attaques aient été perpétrées par un groupe d’extrémistes locaux mais par un réseau international sans lequel ces attaques n’auraient pu aboutir. Il est vrai que ces attentats s’inscrivent aussi dans le télescopage de multiples agendas : les élections en Inde, l’intensification des tensions entre Inde et Pakistan et la volonté pour l’Inde de recouvrer sa place géostratégique dans la région. C’est toute l’Asie du Sud qui est déstabilisée par ces évènements qui plongent l’île dans un véritable climat de terreur.
Une longue histoire de lutte contre le terrorisme
Le Sri Lanka a une longue histoire de lutte contre le terrorisme, à commencer contre les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), mouvement séparatiste vaincu en 2009, dans un assaut final sanglant et meurtrier où les civils ont été les principales victimes.
À cet égard, la série d’explosions meurtrières visant des églises et hôtels, lors de ce dimanche de Pâques, ouvre un nouveau chapitre dans les tensions communautaires de l’île. Aux séquelles de la guerre (dépossession, déplacements forcés, militarisation, politiques de cinghalisation de la partie nord et orientale de l’île), entre 1983 à 2009, s’ajoute l’incapacité du gouvernement à prendre en compte les nombreux aspects sociaux et culturels dans la reconstruction d’une société post-conflit.
Au lieu de développer un processus de développement inclusif et responsable en lien avec un début de réconciliation et une justice transitionnelle, le gouvernement n’a fait qu’accroître le pouvoir de l’armée. L’institution militaire est ainsi devenue l’un des plus gros propriétaires fonciers de l’île, apparaissant comme une force d’occupation permanente sur des terres souvent spoliées, notamment au détriment des minorités, durant le conflit séparatiste. Il en va de même avec le clergé bouddhiste.
La faillite du sécularisme à Sri Lanka s’est traduite par la montée en puissance d’un renouveau bouddhiste s’incarnant, en 2004, par la création du parti politique cinghalais de droite nationaliste, JHU (Jathika Hela Urumaya) et, en 2012, par celle de l’organisation BBS (Bodu Bala Sena), elle aussi nationaliste et extrémiste, dont le nom signifie littéralement « Force du pouvoir bouddhiste ».
Or le BBS encourage le gouvernement à mieux défendre les droits des bouddhistes cinghalais en augmentant les ressources des écoles privées bouddhistes, en encourageant la natalité de cette même population, tout en imposant des restrictions pour les autres minorités ethniques et religieuses. Ainsi, à l’ennemi d’autrefois – le « tamoul » – se substitue celui appartenant à toute religion non-bouddhiste. De son côté, le JHU vise délibérément les minorités et plus particulièrement les chrétiens et les musulmans.
Rappelons que les Cinghalais (à majorité bouddhistes) représentent 75 % de la population ; les Tamouls autochtones et Indiens (majoritairement hindous) 18,1 % et les Maures (couramment appelés « Musulmans ») 7,1 %. Parfois, dans certaines provinces la majorité est minoritaire.
Vers la réification des identités religieuses et ethniques
Néanmoins, le tableau d’ensemble décrit par les attaques terroristes du dimanche 21 avril à Sri Lanka n’est pas clair, parce qu’il vise justement majoritairement la communauté chrétienne, la seule qui rassemble parmi ses fidèles Cinghalais et Tamouls ; la seule qui serait capable de transcender des antagonismes fortement politisés et historicisés.
La question des contours des communautés [2] reste épineuse à Sri Lanka [3]. Connaître et classifier les populations gouvernées était un principe de l’administration coloniale britannique (l’île a été administrée par les Britanniques de 1796 à 1948 et Ceylan devint colonie de la Couronne en 1802). Le recensement, en particulier, constituait un important outil de classification des populations.
Dès le recensement de 1901, la langue, la religion, la localisation ou les origines sont autant d’éléments qui ont donné du sens à la classification des identités. En 1911, le choix est fait par l’administration coloniale de regrouper dans une catégorie unique toutes les personnes qui ont pour langue maternelle le cinghalais (à l’exception des musulmans cingalophones). Les populations qui partagent le tamoul comme langue maternelle continuent d’être divisées, quant à elles, en quatre catégories : « Tamouls ceylanais », « Tamouls indiens », « Musulmans ceylanais », « Musulmans indiens ».
L’appartenance religieuse, de son côté, est prise en compte afin de distinguer les musulmans tamoulophones des Tamouls hindouistes et chrétiens qui sont seuls à être considérés comme Tamouls. Enfin, les catégories « Musulman » et « Tamoul » sont elles-mêmes chacune scindées en deux avec une distinction entre les personnes considérées comme « fils du sol » (« Tamouls sri lankais » et « Musulmans sri lankais ») et celles considérées comme ayant immigré d’Inde, à la suite de l’arrivée des Européens au XIX siècle.
La question est complexe mais très importante sur le plan social et politique car elle joue sur la notion d’identité et est un élément qui explique les tensions intercommunautaires récurrentes à Sri Lanka.
Une intensification des tensions communautaires
Cette série d’explosions terribles et coordonnées du 21 avril est une nouvelle tentative de semer la peur au sein d’une minorité religieuse. Il est toutefois troublant de constater que de multiples signaux d’alarme avaient auparavant été lancés en ce qui concerne le traitement des minorités religieuses dans l’île.
Des prêtres devant les débris d’une voiture qui a explosé près de l’église de St. Anthony’s Shrine, à Colombo, le 22 avril 2019. Jewel Samad/AFP
Depuis 2012, le Sri Lanka est le théâtre privilégié de l’intensification de tensions communautaires à l’encontre des musulmans tout d’abord, puis des chrétiens. Le BBS a ainsi appelé au boycott des magasins tenus par les membres de ces deux communautés et est à l’origine d’émeutes à répétition principalement contre les musulmans : en juin 2014 dans le district de Kalutara faisant 4 morts et 80 blessés ; puis du 26 février au 10 mars 2018 à Ampara et à Kandy.
Pour le BBS, les musulmans ne sont pas intégrés à la communauté nationale et manqueraient de patriotisme. Cette suspicion est d’autant plus renforcée que dans le bouddhisme, il n’y a pas de concept comparable à l’Oumma, la communauté de croyants. Il est également intéressant de rappeler que le BBS et le JHU entretenaient des liens privilégiés avec les mouvements birmans 969 et MaBaTha, dont les rhétoriques se concentrent sur la lutte contre les influences occidentales et musulmanes. Ces deux mouvements ont, notamment, apporté leur soutien au président Thein Sein conduisant à l’expulsion de plusieurs milliers de Rohingyas dans les pays voisins.
Des minorités mal protégées
En 2017, l’état d’urgence a été déclaré sur l’île après l’incendie de magasins et de maisons appartenant à des musulmans. Selon l’Alliance évangélique chrétienne nationale du Sri Lanka, le nombre d’attaques contre les chrétiens a considérablement augmenté ces dernières années : 190 actes criminels ont été comptabilisés depuis 2015. Le 14 avril dernier, une église méthodiste a été attaquée dans le village isolé de Kumbichchikulama, près d’Anuradhapura, dans le nord du pays – ce qui a semé la peur au sein de la communauté chrétienne.
Lors de son arrivée au pouvoir, en 2015, le Président Maithripala Siresena avait promis d’enquêter sur les crimes de haine contre les groupes minoritaires et sur les multiples formes de discriminations dont souffrent musulmans et chrétiens. Trop peu a été fait et les groupes minoritaires se sont longtemps sentis sans protection.
Ces communautés – chrétiennes et musulmanes – n’ont tout simplement pas bénéficié d’une protection suffisante. Le Sri Lanka doit fermement s’opposer à ceux qui tentent, à nouveau, de diviser la société.
Anthony Goreau-Ponceaud
Maître de conférences en géographie, Université de Bordeaux