Le leitmotiv des élections, souvent répété dans les assemblées locales, était « Offrez au président la possibilité d’achever son projet [de développement du Sénégal] en lui accordant un second mandat ». Ce message a clairement touché la corde sensible des électeurs sénégalais, dont la plupart associent ces projets d’infrastructure majeurs aux pays occidentaux industrialisés vers lesquels émigrent leurs enfants.
Pourtant le succès électoral du président Sall n’a pas fait l’unanimité. Dans la partie sud du pays, en Casamance, où sévit un conflit séparatiste mineur depuis 1982, les sympathisants du président n’ont jamais été si peu nombreux. Ce dernier a été écarté au profit de son principal opposant dans la région, Ousmane Sonko, qui a obtenu plus de 50 % des votes, à la suite d’une campagne mettant en avant la capacité de « ce nouveau venu » à apporter le changement.
La Casamance étant séparée géographiquement du nord du Sénégal par la Gambie, les différences ethniques, religieuses et culturelles qui la distinguent du reste du Sénégal sont renforcées par un sentiment de marginalisation sur le plan politique et économique.
Trente-cinq ans de conflit larvé – découlant de ce sentiment d’injustice et finalement interrompus par un fragile cessez-le-feu en 2014 – ont laissé d’innombrables mines antipersonnel enfouies dans le sol. Le président Sall a promis de lancer une campagne massive de détection et de retrait des mines afin de réaliser l’objectif ambitieux de faire du Sénégal un pays exempt de mines à l’horizon 2021. Toutefois, après la suspension des opérations de déminage en juillet 2017, due au tarissement des ressources allouées par les bailleurs de fonds, cet objectif semble aujourd’hui plus lointain que jamais.
Entre-temps, les mines continuent à tuer : la dernière victime civile est un jeune garçon de 13 ans, tué en septembre 2018 alors qu’il jouait dans un champ à proximité de son école, dans le village de Sindian, dans le nord de la Casamance. Cette réalité est fort différente de l’image présentée sur les panneaux d’affichage omniprésents à 450 km de là, à Dakar, où la Casamance est dépeinte comme un paradis vert luxuriant, sûr et exonéré d’impôts, accueillant à bras ouverts les touristes et les investisseurs étrangers.
« C’est toujours la même histoire »
« Je n’ai plus jamais emprunté ce chemin, depuis que les soldats ont ramené son corps dans un cercueil pour les funérailles », raconte Abdou Touré, le regard dans le vide, se rappelant la mort de son neveu, Cheick. Ce jeune homme de 25 ans est mort en 2013 des suites de l’explosion d’une mine, alors qu’il conduisait sa moto-taxi sur un sentier proche de Sindian. « Ils ne m’ont pas autorisée à le voir », poursuit Fatou Badji, la mère de Cheick. On perçoit clairement la colère dans sa voix : l’explosion a rendu le corps de son fils méconnaissable.
Les Touré ne sont que l’une des nombreuses familles vivant dans cette région, dont la vie a été radicalement transformée par la présence familière mais destructrice des mines terrestres. Famara Badji raconte une histoire identique à propos de la mort de son fils Ibrahima en 2014. « Il conduisait son taxi sur la route qui mène à la frontière avec la Gambie ». Son rire rauque et jovial s’estompe subitement au moment d’entrer dans les détails : « L’explosion a retourné la voiture et c’est là qu’il est mort », dit-elle, le regard fixé sur la photo jaunie de son fils qu’elle tient à la main.
« La seule chose qui change, c’est le nom de la victime », explique Yankhoba Sagna, le maire de Sindian, avant d’ajouter : « L’histoire se répète. Lorsqu’un accident se produit, la seule chose que l’on peut espérer de l’État, c’est la restitution du corps à la famille. Et encore, ce n’est pas toujours le cas. »
En septembre 2018, après une énième mort d’enfant dans son village à la suite de l’explosion d’une mine, Yankhoba Sagna s’est élevé contre le gouvernement Sall et l’a accusé de ne pas vouloir résoudre ce problème.
Sindian, juste au nord de la Casamance, est non seulement l’une des régions les plus « polluées » par les mines, mais elle doit aussi faire face à une forte présence militaire. Les postes de contrôle, où patrouillent dans des véhicules blindés des soldats violents équipés d’armes lourdes, y sont monnaie courante. Une partie de cette région, principalement la zone forestière à proximité de la frontière avec la Gambie, est toujours sous contrôle du MFDC, le mouvement séparatiste de la Casamance. Cette organisation est accusée d’avoir utilisé des engins meurtriers par le passé pour défendre sa position face à l’armée sénégalaise.
« Aucune cartographie ou opération de déminage n’a jamais été mise en œuvre dans cette région », confirme Yankhoba Sagna. Selon lui, le déminage définitif n’est pas une priorité de l’État. « La priorité de l’État semble être les militaires et la répression des combattants ». Il utilise visiblement le terme plus neutre de « combattants » au lieu de « rebelles », « car être maire ici, c’est comme se trouver entre le marteau et l’enclume ».
Pas de financement, pas de déminage, pas de solution
La corruption, selon Yankhoba Sagna, est probablement la principale raison pour laquelle les fonds réservés à la sécurité de la région de la Casamance sont alloués à des agents contrôlés par l’État, comme l’armée. Toutefois, les locaux expliquent que l’armée a tendance à utiliser cet argent pour renforcer son contrôle sur le territoire et mener des actions répressives contre le MFDC.
Concernant l’origine des mines, Yankhoba Sagna précise que l’armée maintient un grand nombre de camps dans la région sans posséder suffisamment d’effectifs pour les occuper en permanence : « Il est impensable de poster un soldat tous les 100 mètres autour du périmètre de chacun de ces camps, en particulier la nuit », explique Yankhoba Sagna. « Je me demande comment l’armée sécurise ces périmètres, en particulier autour des petits campements disposant de peu d’effectifs... », s’interroge-t-il.
Si c’est le cas, l’utilisation de mines antipersonnel par l’armée serait une grave violation du Traité d’Ottawa – signé par le Sénégal en 1997 – qui interdit l’emploi, l’entreposage, la production et le transfert de mines antipersonnel. Selon les dires du maire, confirmés par de nombreux villageois, la réaction du commandement militaire local après le dernier décès survenu à la suite de l’explosion d’une mine en septembre dernier a été une « campagne d’information » porte-à-porte pour apprendre aux jeunes enfants à ne pas trop s’approcher des frontières militaires dans la forêt.
Humanité & Inclusion est une ONG internationale qui a mené des opérations de déminage dans la région de la Casamance entre 2007 et 2017. « [Nous avons cessé] non pas parce que nous avions terminé notre travail », explique Faly Keita, coordinateur régional de l’organisation. L’ONG a suspendu ses opérations de déminage lorsque le financement a pris fin. « Nous ne demandons pas qui a placé les mines, nous intervenons uniquement après avoir reçu le feu vert de l’État », précise-t-il.
Plus de 1.200.000 m2 de territoire doivent encore être inspectés et nettoyés, tandis que plusieurs zones n’ont jamais été inspectées, comme Sindian. « Il nous est impossible de nous rendre dans ces zones. Lorsque nous avons tenté de le faire, en 2013 par exemple, nos agents ont été kidnappés. » La population, selon Faly Keita, n’accepte pas la présence des démineurs, car pour les rebelles vivant dans ces « poches de résistance », le retrait des mines signifierait abandonner le peu de contrôle qu’ils détiennent sur le territoire. La seule alternative pour les combattants est de se rendre à l’armée, mais le gouvernement ne semble pas vouloir tendre le moindre rameau d’olivier.
« Je connais des dizaines de jeunes hommes, des combattants, qui souhaitent changer de vie », explique le maire Yankhoba Sagna. « Une politique de réinsertion digne de ce nom serait idéale pour ces jeunes combattants. Mais, pour l’heure, la répression semble être la priorité. Avec des résultats discutables, selon moi. »
Déclarations contradictoires
Le colonel Khar Diouf, commandant des quartiers généraux régionaux de l’armée, n’a pas répondu à la demande d’interview sollicitée par Equal Times. Toutefois, le colonel Abdou Thiam, directeur du bureau des RP du haut commandement de l’armée à Dakar, a accepté d’expliquer le rôle de l’armée dans l’emploi des mines en Casamance : « L’armée ne met en place aucune opération de déminage humanitaire. Nous ne menons aucune campagne de recherche exhaustive et de déminage. Si, durant nos opérations, nous rencontrons un champ de mines, nous déminons un passage et signalons immédiatement la présence de mines aux autorités civiles compétentes. »
Cette déclaration a été infirmée par deux sous-officiers placés sous le commandement du colonel Khar Diouf, ayant souhaité rester anonymes. Ces derniers ont expliqué à Equal Times que, dans les zones « chaudes », l’attitude générale consiste à déminer un passage sans signaler la présence du champ de mines aux « autorités compétentes ». Un des soldats souligne : « Bien sûr, cela nous est utile pour savoir que [les rebelles] sont là. De cette façon, nous savons où les trouver. » Mais au moment où Equal Times laisse entendre que les civils de la région devraient également être au courant de l’emplacement des champs de mines, le second soldat réplique : « En réalité, ils les aident, les rebelles. La population là-bas est de leur côté. »
Les « autorités civiles compétentes » sont représentées par le Centre national d’action antimines au Sénégal (CNAMS), une agence placée sous le contrôle du ministère des Affaires étrangères. Le CNAMS est officiellement chargé de coordonner les campagnes de déminage et les activités de soutien aux victimes. Toutefois, quasiment toutes les opérations dépendent de l’apport de fonds étrangers, habituellement obtenus au travers du plaidoyer des ONG étrangères travaillant sur le terrain en Casamance. Le colonel retraité Barham Thiam, directeur du CNAMS, explique : « Nous avons sollicité 700 millions de francs CFA (environ 1,2 million USD) auprès de l’État en 2017 pour nos opérations et 500 millions (environ 857.000 USD) en 2018. À Dakar, ils nous ont répondu qu’il n’y avait pas de fonds disponibles. »
Après la dernière tranche de l’aide de l’USAID et en l’absence de toute autre source de financement extérieur, les opérations de déminage et d’aide aux victimes ont été suspendues depuis juillet 2017.
Le gouvernement sénégalais n’a pas injecté un seul franc dans les opérations de déminage, hormis les 300 millions de francs CFA (environ 514.000 USD) alloués chaque année par l’Assemblée nationale pour les fonctions administratives du CNAMS. Les observateurs notent cependant qu’il s’agit d’un montant tout à fait disproportionné pour un seul bureau à Ziguinchor (la plus grande ville de Casamance), quelques véhicules et moins de dix employés.
Une nouvelle campagne de déminage devrait être lancée en avril 2019. « Nous avons obtenu un financement de 450.000 USD de l’USAID pour dix mois », explique le colonel Barham Thiam.
Théoriquement, le travail du CNAMS consiste également à apporter une assistance médicale et financière aux victimes des mines. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire – et tout dépend évidemment des fonds étrangers.
« À Dakar, le président nous a oubliés », déclare Ibrahima Sacko, un menuisier de 35 ans résidant dans la banlieue de Ziguinchor. Il a perdu sa jambe gauche à l’âge de 16 ans, après avoir marché sur une mine. Son entreprise de menuiserie et sa prothèse ont été intégralement payées par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Il fait de nombreuses pauses pendant l’entretien, en parlant des difficultés qu’il a rencontrées : « Après l’accident, je n’étais plus que la moitié de moi-même », dit-il en réfléchissant. Toujours plongé dans ses pensées, il répète : « La priorité de ce pays doit être le retrait des mines. Peu m’importe qui les a placées là. Ils nous ont oubliés. »
Stephanie Malack est du même avis. Elle dirige un petit atelier de couture à Ziguinchor et vit depuis 20 ans sans son pied gauche. Le CICR l’a aidée, elle aussi, à créer son magasin et à obtenir une prothèse. Mais depuis quelque temps, elle rencontre des problèmes avec sa prothèse, devenue inconfortable, mais ne dispose pas de moyens suffisants pour en acheter une nouvelle. « Le gouvernement n’a rien fait pour nous, Macky Sall nous a oubliés », explique-t-elle, furieuse, en brandissant sa béquille. « Ce conflit aurait dû être géré au niveau national contre le gouvernement, et non pas à la défaveur de la population locale », explique-t-elle. « Les locaux sont seuls à subir les conséquences de ce conflit. Nous voyons les responsables politiques uniquement en période électorale. Ils n’en ont que faire de la Casamance. Ils n’en ont que faire de nous. »
Cet article a été traduit de l’anglais.
Stefano Fasano
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.