Les minstrel shows du XIXe siècle et leur représentation des Noirs en nigauds souriants et dansants ont créé une caricature raciste qui perdure encore aujourd’hui.
Des comédiens blancs vêtus de guenilles et le visage charbonné avec du bouchon brûlé incarnaient, face à un public composé d’ouvriers qui n’avaient jamais vu d’Africains-Américains, des crétins aux yeux exorbités, aux grosses lèvres et au phrasé embarrassé, un stéréotype qui devait envahir la presse, la radio, la télévision, le cinéma et la publicité.
Sur cette représentation dévalorisante de la négritude s’est appuyée une idéologie de la suprématie blanche qui a métastasé toute la culture américaine. L’image s’est imposée dans le pays à une époque où le Sud pratiquait en toute impunité le lynchage des Noirs et constellait ses parcs de monuments à l’esclavage.
Ignorance crasse
À la fin des années 1960, les versions les plus extrêmes du cliché ont été bannies de l’espace public. Mais la caricature déshumanisée, affublée de sa bouche écarlate et clownesque, avait eu le temps de s’inscrire dans l’imaginaire populaire et de devenir une obsession pour le Ku Klux Klan.
À l’automne dernier, Megyn Kelly, ancienne animatrice télé de Fox et NBCNews, est devenue l’incarnation de l’ignorance crasse des Américains sur ce sujet : pour elle, les costumes de blackface vendus pour Halloween sont inoffensifs et s’y opposer relève d’une risible “police du déguisement”.
Ces derniers mois, les marques Gucci, Prada et la chanteuse Katy Perry ont dû retirer du marché plusieurs produits scandaleux, qui montrent bien comment la caricature perdure dans les esprits oublieux de ses connotations.
Les photos de blackface, comme celle qui, en janvier, a poussé à la démission Michael Ertel, qui venait de prendre ses fonctions de secrétaire d’État de Floride, ou celle du gouverneur de Virginie Ralph Northam découverte dans l’album de sa promo en médecine, mettent en lumière un aspect plus dérangeant. De jeunes hommes blancs se destinant à des carrières dans lesquelles ils auront une forte influence sur la vie des Africains-Américains ont donc continué, dans la sphère privée, à user d’une caricature raciste pourtant depuis longtemps intolérable dans la sphère publique.
Toute une gamme de stéréotypes
La figure du Noir tout sourire doit beaucoup au comédien itinérant Thomas Dartmouth Rice, originaire de New York. Celui qui est resté comme le “père des minstrel shows” commence vers 1830 à se grimer pour interpréter, en chantant et en dansant, un personnage baptisé Jim Crow. Rapidement, ce nom devient une insulte envers les Noirs, tant et si bien que l’ensemble des lois adoptées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle dans les États du Sud pour annuler les droits conquis par la population noire après la guerre de Sécession sera désigné sous l’appellation de “lois Jim Crow”.
Né dans le Nord-Est, le minstrel show gagne rapidement l’ensemble des États-Unis et s’enrichit de toute une gamme de stéréotypes. Si le coon désigne de façon péjorative tous les Noirs, le zip coon [littéralement “moricaud à fermeture éclair”] s’en prend au Noir libre, raillé pour ses affectations vestimentaires et langagières. Il y a aussi la corpulente mammy, censée personnifier toutes les femmes noires dans sa façon d’arpenter la cuisine en tablier, et le pickaninny, l’enfant presque animal aux nattes comme plantées sur le crâne, souvent dépeint en voleur de pastèques.
Les visages torturés des personnages de minstrel shows affirment que la négritude est grotesque en soi, pour la simple et bonne raison que l’idéal blanc mythique lui est inaccessible. Comme l’analysait il y a vingt ans le réalisateur et historien de l’art Manthia Diawara, la caricature a déformé et réduit au silence le corps noir, ne laissant d’“espace que pour l’expression du racisme blanc s’exprimant à travers lui”.
Caricature raciste à Hollywood
La parodie va ensuite s’émanciper des planches pour passer à la radio (où les interprètes blancs des personnages noirs de l’émission Amos ’n’ Andyréunissent des dizaines de millions d’auditeurs) et fournir même certains des personnages fondateurs du cinéma hollywoodien. Des comédiens blancs grimés en Noirs apparaissent ainsi dans Naissance d’une nation, tout premier blockbuster de l’histoire (1915) et film muet d’un racisme féroce.
La réalisation de D. W. Griffith présente favorablement le Ku Klux Klan et dépeint les Africains-Américains comme des nigauds et des violeurs en puissance. Après l’avènement du parlant, des légendes du cinéma tels Judy Garland, Mickey Rooney et Shirley Temple se griment eux aussi en noir et érigent la caricature raciste au rang de divertissement familial.
Les publicitaires ont eux aussi rabaissé les personnes noires pour vendre de tout, du tabac aux céréales en passant par la mélasse. Parmi les nombreuses égéries commerciales noires, les plus connues étaient les Gold Dust Twins, deux négrillons vêtus d’une jupette, incarnant une marque de lessive dont le slogan était “Let the twins do your work” [“Laissez les jumeaux travailler à votre place”]. Les jumeaux Goldie et Dustie sont symboliques de cette volonté, dans notre pays, de cantonner les représentations des Africains-Américains dans les cuisines des Blancs, à l’image d’Aunt Jemima, la reine des pancakes. Comme l’écrit Marilyn Kern-Foxworth dans ses travaux sur le racisme dans la publicité, il était compliqué, au milieu du XXe siècle, de “faire la cuisine sans recourir à aucun produit ayant pour effigie ni pickaninny, ni mammy noire ni sambo [stéréotype du métis]”.
Politique eugéniste
La caricature de type minstrel allait de pair avec la suprématie blanche dans les universités. Dans son étude sur les associations d’étudiants du Sud, parue il y a vingt ans, l’historien Anthony James montre que les numéros de blackface dans le cadre des parades et autres fêtes universitaires étaient “des spectacles joués par des étudiants à destination de toute la communauté blanche”, et ce jusqu’aux débuts de l’intégration [des étudiants noirs sur les campus], après quoi ces activités vont se limiter aux clubs d’étudiants, masculins et féminins.
Le quotidien USA Today a passé en revue 900 trombinoscopes de 120 établissements de tout le pays, nous permettant de mesurer l’étendue du problème. Cette étude montre qu’un certain nombre d’universités ont publié des images racistes dans leurs trombinoscopes jusque dans les années 1970 et 1980 — notamment des “photos d’étudiants vêtus de tuniques du Ku Klux Klan ou grimés en Noirs, avec nœuds coulants autour du cou pour symboliser de faux lynchages”.
Après la publication d’une photo datant de 1984 tirée du trombinoscope de sa faculté de médecine montrant un Blanc maquillé en Noir à côté d’un autre vêtu en costume du Klan [l’intéressé n’a pas précisé quel déguisement était le sien] des voix se sont élevées pour réclamer la démission du gouverneur de Virginie Ralph Northam. Toutefois, cette affaire est un cas à part, pour deux raisons importantes.
Premièrement, au moment où la photo a été prise, Northam n’était pas un jeune étudiant de premier cycle. Il n’allait pas tarder à entamer une carrière de médecin, où il serait amené à traiter équitablement tous ses patients. Deuxièmement, il a fait ses études en Virginie, berceau de l’eugénisme et du racisme scientifique. Au XXe siècle, l’État a tout fait pour promouvoir l’eugénisme, une pseudoscience fondée sur cette idée que “l’imbécillité” et la contamination raciale due à l’exposition aux races “bâtardes” mettaient en danger la “pureté raciale” blanche.
La solution de la Virginie pour régler ce problème imaginaire a consisté à mettre en place un système de stérilisation forcée, qui a sévi jusque dans les années 1970. (En 2002, l’État a fini par présenter ses excuses pour cette pratique scandaleuse.
Arrière-plan historique
Résultat, des générations d’habitants de la Virginie ont vu dans la ségrégation “l’ordre naturel du monde” et ont été convaincues qu’elle obéissait aux lois de la biologie. Le fait que cette idéologie raciste ait été propagée par l’université de Virginie – l’établissement le plus respecté de l’ancienne Confédération – a largement contribué à asseoir sa crédibilité. Des mesures médicales racistes s’en sont inspirées, faisant plus de morts parmi les Noirs américains que tous les lynchages réunis. Tel est l’arrière-plan historique de ces photographies.
Au lieu de se concentrer sur les images de blackface, les Américains devraient se demander comment la dévalorisation de la négritude qu’elles véhiculent retentit sur la manière dont des Blancs exercent leur profession lorsqu’ils sont avocats, enseignants, policiers – et surtout médecins.
Brent Staples
Lire l’article original
Brent Staples
New York Times
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.