Au-delà du drame humain vécu par la population sri-lankaise, les attentats de Pâques soulèvent des questions complexes. Car nul ne s’attendait à ce que ce pays soit visé par des attentats d’une telle ampleur. L’île a certes un passé de violence intercommunautaire, qui a laissé des traces profondes : il y a précisément dix ans, l’armée sri-lankaise écrasait la rébellion séparatiste menée par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, mettant fin à près de trente ans de guerre civile. Cet épilogue brutal a donné à la population un sentiment illusoire de sécurité, mais il n’avait pas mis fin à la violence latente résultant notamment de l’exacerbation des émotions identitaires.
Elu à la tête de l’Etat en 2005, Mahinda Rajapakse, assisté de son frère Gotabhaya, avait profité de sa réélection en 2010 pour établir un régime autoritaire. Lors de cette période, il avait encouragé l’essor de mouvements extrémistes bouddhistes tels que la Bodu Bala Sena (« l’Armée de la force bouddhiste », BBS), antimusulmane et antichrétienne. Selon le ministre de la santé Rajitha Senaratne, il aurait également entretenu des relations avec des groupuscules opposés à la BBS, tel le National Thowheeth Jama’ath (NTJ), une organisation islamiste radicale, accusé par les autorités sri-lankaises d’être responsable des attentats du 21 avril.
En janvier 2015, Mahinda Rajapakse perdait l’élection présidentielle face à une coalition dénonçant sa corruption et la mainmise de son clan sur l’Etat : celle-ci regroupait des dissidents de son propre parti (l’actuel président Sirisena), le leader de l’opposition, Ranil Wickremesinghe, actuel premier ministre, des représentants de partis tamouls et musulmans, et des mouvements issus de la société civile. Cette coalition hétéroclite n’a pas résisté à l’épreuve du pouvoir, et fin 2018, Rajapakse a été rappelé comme premier ministre, avant de devoir renoncer à la suite d’une décision de la Cour Suprême, permettant le retour de Wickremesinghe.
Aucune histoire de rivalités entre musulmans et chrétiens
Pour autant Mahinda Rajapakse garde l’ambition de revenir au pouvoir afin de rétablir un ordre musclé : des élections sont prévues dans le courant de l’année. C’est dans ce contexte de grave instabilité politique qu’il faut tenter de comprendre ce qui s’est passé dimanche 21 avril, soit une semaine après les célébrations du Nouvel an cingalais et tamoul. Le pays, traumatisé par plus de trente ans de violence, paralysé par des rivalités politiques et les ambitions d’un clan, pouvait apparaître comme une cible plus facile que d’autres.
Cependant il n’existe dans l’île aucune histoire de rivalités et de confrontations entre les minorités musulmane (8 % à 9 % de la population) et chrétienne (environ 7 % de la population, aux trois quarts catholique), contrairement à la situation prévalant aux Philippines ou en Indonésie. Les musulmans sri-lankais sont localement majoritaires dans des zones rurales de l’est du pays, mais minoritaires dans le reste de l’île, où ils tiennent le commerce et les transports ; tandis que les catholiques sont localement majoritaires dans les régions littorales de l’ouest de l’île, au nord de Colombo, et jusqu’aux régions tamoules de la péninsule de Jaffna.
Durant le conflit séparatiste, les catholiques se sont divisés : beaucoup d’entre eux, de langue tamoule, ont rejoint les séparatistes, tandis que ceux de langue cingalaise restaient fidèles au gouvernement. Les musulmans (dont le tamoul est la langue maternelle), eux, sont restés à l’écart du conflit, en dépit des pressions suivies de violences exercées à leur encontre par les séparatistes. La guerre a eu pour effet d’exacerber le sentiment identitaire de la majorité bouddhiste (70 % de la population, en totalité de langue cingalaise) qui se sentait menacée par les minorités, y compris les musulmans et les chrétiens.
Des violences perpétrées par les bouddhistes
La BBS, liée aux groupes bouddhistes de Birmanie, a commis des violences dans les localités musulmanes en 2014 puis en 2018. En réaction s’est formé le NTJ. dont le chef, Abdul Razik, a été arrêté en 2016 pour incitation à la haine religieuse, avant d’être impliqué deux ans plus tard dans la destruction de statues du bouddha. La BBS s’est aussi attaquée à des lieux de culte chrétien, particulièrement évangéliques, dont les membres sont accusés de « conversions immorales ». Ainsi une semaine avant les attentats de Pâques, le président de l’église méthodiste avait été empêché par des militants proches de Mahinda Rajapakse de célébrer le culte des rameaux.
Pourquoi ces attentats, s’ils sont l’œuvre de groupes islamistes, comme le confirme le gouvernement, ont visé des lieux de culte chrétiens ? De quelle manière un groupuscule local, inconnu il y a encore quatre ans, a-t-il eu les moyens logistiques de les perpétrer ?
En décembre 2015, les services de renseignement étaient alertés sur la présence de 45 Sri-Lankais musulmans dans les rangs de l’Etat islamique (EI), aux côtés de musulmans maldiviens et indonésiens. Le 15 avril 2016, Rohan Gunaratna, expert en matière de sécurité et proche des milieux du renseignement, analysait le risque qu’ils représentaient. Enfin, dix jours avant les attaques du 21 avril, des informations d’un risque d’attentat antichrétien étaient parvenues aux autorités sri-lankaises. Elles n’en ont pas tenu compte : aveuglement d’un gouvernement paralysé par l’illusion de la sécurité, par des rivalités internes et les ambitions de politiciens prêts à exploiter tous les clivages d’une société complexe.
Eric Paul Meyer (historien)