“Je hais les costards ! Je les hais plus que tout !” Une bourgeoise de quartier résidentiel, paraissant la quarantaine, ne s’arrêtait pas de parler. Elle était vêtue d’un pull rose pâle et d’une jupe droite, et une longue chaîne se balançait sur sa poitrine. “J’en porte quand même un pour aller au bureau, je suis bien obligé. J’ai des subordonnés. Un chef dans cette tenue n’aurait aucune crédibilité !”
C’était en réalité un homme. Il participait à une soirée, organisée une fois par mois à Tokyo, rassemblant des hommes qui se travestissent. Ils étaient 350 cette nuit-là et, de tous, c’est à lui que j’ai eu le plus envie de parler.
Tout en refusant de me montrer sa carte d’identité professionnelle, il m’a expliqué qu’il gagnait plus de 10 millions de yens [77 500 euros] par an comme cadre dans un secteur prestigieux. Il était mince et mesurait environ 1,65 m. De près, on pouvait apercevoir une barbe naissante. Sa voix le trahissait de temps en temps, il forçait sur ses cordes vocales. “Quand je porte un complet, je me contrains, me précisa-t-il. J’aime mon travail, mais je veux me sentir libéré au moins les jours de repos. Je garde toujours mon air sérieux au bureau, alors tant qu’à faire je veux m’éclater à être une femme sans retenue !” Il ne cherche cependant pas à devenir une femme. “Je préfère être père. Etre mère suppose des tas de désagréments…”
Il n’a pas de tendance homosexuelle et pour lui le travestissement n’est rien d’autre qu’un hobby. Marié, il a même un fils. Son épouse l’autorise à se travestir, trouvant cela “plus supportable que d’être trompée”. “Je bosse dur, je gagne de l’argent et le rapporte à la maison. C’est pour ça que je peux faire ce qui me plaît”, dit-il.
“Goûter au plaisir d’être une femme”
Récemment, des Japonais ont commencé à se métamorphoser en femmes en se maquillant et en s’affublant de beaux vêtements. Ces hommes, qu’on appelle “otoko no ko” [jeunes filles-garçons], ne souffrent pas pour autant de trouble de l’identité sexuelle, mais prennent plaisir à se travestir. En cherchant à comprendre leurs motivations profondes, j’ai découvert comment ces otoko no ko dépeignent la société japonaise, “impitoyable” et “invivable” à leurs yeux.
Dans cette salle d’un immeuble de Kabukicho à Shinjuku, le quartier de la capitale qui ne dort jamais, il semblait irréel qu’à l’extérieur l’air fût glacial tant il y avait du monde. L’ambiance était feutrée, intimiste et moins enfiévrée que celle des autres soirées du quartier, à cette soirée baptisée Propaganda. Quatre “femmes” sur un canapé discutaient avec enthousiasme de sous-vêtements. “J’ai mes propres sous-vêtements, différents de ceux de mon épouse.” “Hein ? Sans blague ! Moi, je garde mon caleçon sous cette tenue.”
L’une des quatre avait 43 ans et était responsable du secteur manufacturier de Tokyo. Cheveux courts, lèvres écarlates, “elle” me confia :
“Tous les jours, je suis absorbé par le travail. Il m’arrive parfois d’aller boire un verre avec des collègues, mais quand je rentre à la maison, je retrouve mes deux filles… Je suis parfaitement heureux en tant qu’homme. Mais j’avais envie d’explorer une autre facette de ma personnalité, et le moyen le plus rapide que j’ai trouvé pour cela était de me travestir. Je ne veux pas devenir une femme, de toute façon, travailler me convient mieux. Mais quand je me travestis, je peux aussi goûter au plaisir d’être une femme.”
D’où vient le goût de ces hommes d’âge mûr pour le travestissement ? Pour en savoir plus, j’ai décidé de rendre visite à Junko Mitsuhashi, 57 ans, spécialiste du travestissement et chargée de cours à l’Université de sciences humaines et sociales de Tsuru [à Yamanashi] sur les questions de genre. Mme Mitsuhashi était de sexe masculin à sa naissance, mais, ressentant un profond malaise, elle a commencé à se travestir il y a une trentaine d’années et se fait appeler Junko, un prénom féminin. Sa motivation est complètement différente de celle des travestis dont nous avons parlé plus haut et qui se reconnaissent en tant qu’hommes. Cependant, sans doute parce qu’elle appartient à la même génération qu’eux, elle a l’impression de les comprendre. “Pour notre génération, la répartition des rôles entre hommes et femmes est encore très marquée. Certains hommes souffrent de devoir se comporter virilement.” Si l’on en croit Mme Mitsuhashi, beaucoup d’hommes de sa génération, mis à part ceux qui sont atteints d’un trouble de l’identité sexuelle et qui se sentent femmes, se travestissent à l’insu de leur épouse ou de leur amante pour échapper un moment au poids de la société masculine. Le fait est que cette tendance s’est modifiée dernièrement : on remarque désormais des hommes qui sortent dans la rue travestis et qui aiment se montrer ainsi, principalement parmi les jeunes de 20 à 39 ans.
Une société sans pitié avec les hommes
Revenons à la soirée Propaganda de Kabukicho. J’avais remarqué une jeune “femme” qui se tenait en plein milieu d’un couloir. Elle portait un chemisier vaporeux blanc sur une longue jupe bleu marine. J’étais intriguée par le trop grand nœud rouge qu’elle portait dans les cheveux. Au cours de la conversation, elle a laissé échapper cette phrase : “Vous ne trouvez pas que la société actuelle gâte trop les femmes ?” Journée de la femme, wagons réservés aux femmes [lancé en 2001 par la compagnie ferroviaire JR afin d’éviter les attouchements dont sont victimes les femmes aux heures de pointe]… J’ai éprouvé une légère surprise en écoutant cette personne qui pointait du doigt tous les services privilégiant la gent féminine.
Prénommé Mizuki, ce célibataire de 29 ans loge dans l’appartement de sa sœur et du petit ami de cette dernière. Il travaille à temps partiel au service de nettoyage d’une université locale, huit heures par jour et quatre jours par semaine. Son salaire s’élève à environ 100 000 yens net [757 euros]. “Je n’ai jamais été titularisé. On dit que les hommes ont un meilleur salaire que les femmes, mais je n’ai jamais ressenti ça.” Il ne trouve pas que les hommes jouissent d’une position privilégiée dans la société. Au contraire, ils sont plus souvent affectés aux travaux physiques ingrats, surtout dans les emplois d’intérimaires. Ceux qui souhaitent travailler aux postes de service ou de réception sont refusés, sous prétexte que les clients demandent des femmes.
Mizuki a l’air intimement convaincu que, dans ce contexte [économique] difficile, la société est sans pitié avec les hommes. Je lui ai demandé ce que le travestissement représentait pour lui. “J’ai l’impression d’être promu à un ‘rang’ supérieur.” Quand il se pomponne, les gens qu’il rencontre le complimentent et disent le trouver “kawaii” [mignonne]. Cela le remplit de satisfaction narcissique. Et c’est lorsqu’il se fait draguer par des hommes que Mizuki ressent le plus ces joies infimes que lui procure la métamorphose. Il n’a pas pour autant envie d’entretenir une relation avec eux ; au collège, il avait même une petite amie. Mais quand il voit le visage stupéfait de ces hommes s’exclamant : “Mais t’es un homme !” en l’entendant parler, cela suffit à l’égayer. Et s’il n’avait jamais découvert le travestissement ? “Je serais resté au fond de mon lit à dormir, sans prendre goût à rien et sans sortir de chez moi.”
En entendant cela, j’ai compris que c’était grâce au travestissement qu’il avait pu s’en sortir et passer outre la rivalité masculine. Si l’on considère qu’une “vie normale” consiste à travailler, se marier, fonder une famille et avoir des enfants, Mizuki pense qu’il s’est sans doute un peu écarté du droit chemin. “Si j’avais pu mener cette existence, je ne me serais pas travesti”, poursuit-il. Grâce au travestissement il a pu aller de l’avant, cela lui a donné l’occasion de sortir. Comme résolution pour sa trentième année, il a décidé de s’inscrire dans une école spécialisée en technologie de l’information. Une fois diplômé, il aimerait travailler dans ce secteur et être titularisé.
Sortir des clichés
Dans le quartier populaire de Monzennakamachi, à Tokyo, un garçon entre dans un restaurant d’une rue animée. Venant directement de son lieu de travail, il porte un costume noir sans cravate et marche à grandes enjambées. Il n’a rien à voir avec la personne que j’ai vue dans les toilettes de la soirée Propaganda, celle qui avait opéré sous mes yeux une métamorphose extraordinaire en femme. Elle avait alors jeté un coup d’œil dans le miroir ; un regard par en dessous, le menton tiré à la manière typique des jeunes filles. Ce visage-là a disparu pour laisser place à un jeune homme qui se présente sous le nom de Miyu. Il rit de façon très masculine en renversant légèrement en arrière le haut de son torse. Manifestement affamé, il avale en un rien de temps une portion de pâtes carbonara pour deux personnes. Lui aussi me dit qu’il envie le sort des femmes.
Cela fait plus de deux ans qu’il est entré dans la vie active et travaille dans le secteur des technologies. “Que les personnes compétentes dans leur travail méritent plus, c’est là une norme communément acceptée. Mais je n’ai jamais pensé que les hommes devaient être plus dynamiques au travail, ni qu’ils devaient se consacrer à leur carrière, ni que l’on peut se contenter des tâches subalternes parce que l’on est une femme. Au travail, on est sur un pied d’égalité, et c’est comme ça que ça devrait se passer.” Est-ce justement parce qu’il considère que les femmes ont un statut égal au travail qu’il les envie ? Miyu, tout en aspirant au “glamour” féminin, a parfois le sentiment d’être “lésé”. “C’est un fait que la plupart du temps les hommes paient plus que les femmes. Je ne suis pas contre le fait de payer, mais je trouve inadmissible qu’il soit considéré comme normal de faire payer les hommes.” Il refuse les idées reçues. Mais dans ce cas, pourquoi donc se travestir ? “Quand je suis une ‘femme’, j’ai envie d’attentions, mais quand je suis un ‘homme’, je veux me concentrer sur mon travail. Je déteste les clichés, mais…” Dernièrement, il a rencontré une fille, et celle-ci l’aide de temps en temps à choisir les vêtements qu’il porte pour se travestir. “Une relation où chacun peut s’appuyer sur l’autre est idéale”, dit-il.
Avoir le moyen de s’appuyer sur quelqu’un quand on le souhaite, serait-ce l’apanage des femmes ? D’après ce que nous avons appris d’UNI, la société de production événementielle qui organise les soirées Propaganda, le nombre de participants n’a jamais cessé d’augmenter depuis la création, en août 2007. Au début, ils étaient une centaine, et leur nombre dépasse maintenant les 400. En 2009, on a vu naître un magazine spécialisé dans le travestissement, Otoko no ko Club [rebaptisé en 2011 Otoko no ko Jidai (La génération otoko no ko), éd. Myway].
“Le travestissement est un moyen de s’exprimer”, affirme Shun Aranami, salarié de 32 ans résidant à Tokyo. Alors que beaucoup d’hommes sont encore réticents à l’idée de dévoiler leur hobby atypique, M. Aranami s’est laissé prendre en photo et m’a même donné son accord pour que je mentionne son vrai nom dans l’article. Peu à peu, on commence à trouver de jeunes hommes qui souhaitent apparaître dans des magazines en tenue de femme.
La société change
Grâce à Internet, les hommes peuvent acheter des vêtements et des produits de maquillage en toute discrétion. A la télévision, on s’habitue à voir des personnalités très populaires travesties, et leurs apparitions n’ont plus le caractère sulfureux qu’elles avaient auparavant. Les jeunes Japonais d’aujourd’hui sont peu poilus et soignent beaucoup leur peau. Qu’un homme porte des chemises roses ou à fleurs est désormais considéré comme élégant. Toutefois, le facteur le plus important est que les codes de la féminité et de la virilité ont commencé à se confondre. Les jeunes comme Mizuki et Miyu perçoivent les choses d’une manière différente de celle des hommes d’âge mûr et des seniors, en ceci qu’ils n’ont jamais cru à la “société dominée par l’homme”. La loi sur l’égalité des chances votée en 1986 interdit la discrimination sexuelle au travail. Les hommes et les femmes sont censés être traités de la même manière par leur employeur. En 1993, les cours de technologie et de kateika [“affaires domestiques”, cours dans lesquels on apprend notamment à cuisiner et à coudre] sont devenus obligatoires au collège pour les filles comme pour les garçons. Les jeunes générations sont sceptiques devant le fait que les modes de vie et de travail puissent être définis par une distinction entre les sexes.
La mentalité des femmes a également changé. Si l’on en trouve qui se montrent plus compréhensives à l’égard de leurs maris ou de leurs amants qui se travestissent, les Japonaises dans leur ensemble ne recherchent plus une virilité excessive chez leur partenaire. “Dernièrement, les règles imposées aux femmes se sont estompées, de même que celles imposées aux hommes, analyse le Pr Mitsuhashi. Le travestissement était perçu par les générations antérieures comme une déchéance, socialement parlant. Il était pis encore de choisir de devenir une femme. Mais les jeunes d’aujourd’hui commencent à trouver que les hommes sont plus à plaindre que les femmes, c’est pourquoi ils veulent sortir du rôle de l’homme malheureux et devenir une femme choyée.”
Junko Saeki, professeur de culture comparée à l’université de Doshisha à Kyoto et auteure de Jyoso to danso no bunkashi [Histoire culturelle du travestissement chez l’homme et la femme, éd. Kodansha], estime au contraire que la mode récente du travestissement chez les hommes est l’un des fourvoiements de l’égalité des sexes. “Alors que les hommes subissent la pression de devoir gagner leur vie à tout prix, des femmes sont autorisées par le biais du mariage à dépendre financièrement de leurs époux. Avec la récession, le marché du travail s’est durci et l’on comprend qu’il y ait des hommes qui cherchent à s’en échapper en prenant le rôle de ces femmes.”
Depuis l’époque du héros légendaire Takeru Yamato [prince impérial dont l’existence n’est pas avérée, qui aurait vécu vers le IIe siècle et se serait travesti en femme pour tromper l’ennemi], le travestissement a été dépeint dans de nombreux écrits. Mais sa signification latente revenait à associer la femme à un être faible. “Il se peut que le travestissement soit un phénomène étrange par lequel des hommes se ‘rabaissent’ volontairement au niveau des femmes pour ensuite s’‘élever’ en acquérant des privilèges”, ajoute Mme Saeki.
Encore des progrès à accomplir
Je me suis alors rappelé la conversation que j’avais eue à la fameuse soirée avec un homme qui se présentait sous le nom de Yuki Yoshino. Agé de 28 ans, il travaillait à la comptabilité d’un grand fabricant. Comme il m’expliquait qu’il se travestissait pour “profiter à la fois des bons côtés des hommes et des femmes”, je lui ai demandé quels avantages il trouvait à être une femme. Il a répondu : “Elles ont plus de choix que les hommes, que ce soit au niveau des vêtements, du maquillage, de la coiffure. Elles peuvent même choisir leur vie, continuer à travailler ou s’arrêter pour être femme au foyer. Parmi les femmes qui ont été recrutées en même temps que moi, certaines ont démissionné pour se marier ou en raison de leur grossesse, mais nous, les hommes, nous n’avons qu’une seule issue.” Il m’a expliqué également : “Pour devenir cadre dans une société prestigieuse, il n’y a pas de doute qu’il est plus avantageux d’être de sexe masculin. Mais il y a dans mon entourage des hommes qui ne sont visiblement pas faits pour une carrière et je pense que s’ils étaient des femmes, ils auraient pu arrêter de travailler et devenir femmes au foyer.”
Dans une série d’enquêtes intitulée “La réalité des trentenaires, quels choix ont-elles ?” parue dans le Mainichi Shimbun à la fin de l’année dernière, j’avais interviewé des jeunes femmes qui devaient choisir entre arrêter de travailler ou concilier leur travail, les tâches ménagères et leurs enfants. Même si l’alternative existait, elles n’avaient pas vraiment la possibilité de choisir [la plupart des Japonaises démissionnent lorsqu’elles se marient ou tombent enceintes, par contrainte sociale]. C’est certainement une situation dans laquelle beaucoup de Japonaises se retrouvent aujourd’hui. Dans cette série, j’avais tenté de décrire les difficultés propres à la condition féminine. Je ne peux m’empêcher du coup de ressentir un malaise devant ces hommes qui trouvent plus avantageux d’être une femme. Mais en enquêtant pour le présent article, j’ai eu l’impression que les hommes aussi revendiquent le droit d’avoir le choix. Dans ce cas, ne pourraient-ils pas faire front commun avec les femmes ? A la fin de mon interview, M. Yoshino m’a confié : “Quand je me travestis, je peux établir des relations humaines qu’il me serait impossible d’avoir en tant qu’homme dans cette société masculine.”
Cinq ans après avoir été embauché dans sa société, il a été muté à la suite d’une restructuration des services déficitaires. Il a vu ses employeurs pousser les salariés de plus de 40 ans à démissionner, et se dit depuis qu’il pourrait se retrouver dans la même situation que ses aînés. Si son existence est limitée au statut de salarié de telle ou telle société, c’est toute son identité qui peut être mise en danger. “Pour un salarié ordinaire, le monde se résume à son lieu de travail. A l’époque actuelle, il paraît normal et important de nouer des liens en dehors du travail”, dit-il. A travers ses paroles, j’ai eu l’impression que ces hommes ne faisaient pas qu’envier les femmes. Chacun d’eux tente de trouver une issue différente à sa vie dans cette société, et dans cela j’ai vu un certain espoir.
Nous les hommes…
“Nous ne tolérerons pas la discrimination envers la gent masculine !” C’est sous ce titre que l’hebdomadaire Aera a récemment présenté plusieurs témoignages de Japonais estimant que “la société favorise trop les femmes au détriment des hommes”. Ceux-ci sont de plus en plus nombreux à considérer que les femmes sont plus favorisées que les hommes, à en croire le sondage d’opinion réalisé par le même hebdomadaire (voir graphique ci-dessus). En 2010 est né le Mouvement citoyen contre la discrimination envers les hommes, qui compte 150 membres et organise des actions de protestation telles que monter dans les compartiments réservés aux femmes. Pourtant, le Forum économique mondial sur l’inégalité des sexes a placé le Japon au 101e rang sur 135 et les Japonaises perçoivent en moyenne 1 200 euros de moins que les Japonais.
Atsuko Suzuki
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