Des mouvements paysans organisant la marche de dizaines de milliers d’agriculteurs sur plusieurs jours aux mobilisations de centaines de milliers de Dalits dénonçant les discriminations dont ils sont victimes, en passant par les mouvements contre les déplacements de population liés à la construction de grands barrages hydroélectriques comme le Narmada Bachao Andolan, le paysage indien des luttes sociales se distingue par sa diversité et son énergie [
Pourtant, dans un pays qui abrite plus du tiers des pauvres de la planète [
Néolibéralisme et dispersion des conditions sociales
Les difficultés de la gauche indienne, son repli sur une posture essentiellement défensive, sont généralement expliqués par deux facteurs. Le premier, commun à la plupart des sociétés contemporaines, est l’hégémonie croissante, dans un contexte de financiarisation de l’économie, du néolibéralisme, que l’on peut définir comme un phénomène associant une théorie économique, une idéologie politique, une philosophie des politiques publiques et, enfin, un imaginaire social vantant les vertus du marché et de la compétition (Hall et Lamont, 2013). Les promesses du libéralisme séduisent les classes moyennes urbaines, et ces nouvelles aspirations les détournent d’une solidarité envers les groupes les plus dominés. Ce déplacement du pouvoir vers la finance, au détriment de l’État et du patronat, n’est pas encore suffisamment théorisé par les forces de gauche, intellectuelles comme partisanes. La gauche se retrouve ainsi dans une situation d’anomie, privée d’une idéologie et de répertoires d’action collective adaptés aux défis contemporains.
La seconde explication fréquemment mobilisée insiste sur la disparité des conditions sociales en Inde, en fonction de la classe, de la caste, du genre, de la religion, de la langue parlée ou encore de l’appartenance régionale (Ferry, Naudet et Roueff, 2018). Cela rend particulièrement difficile l’émergence d’une conscience de classe commune aux groupes dominés. Cette fragmentation est redoublée par « l’obsession pour la petite différence » ou « l’inégalité graduée » produite par le système des castes et qui, selon Ambedkar, favorise l’indifférence aux inégalités (Herrenschmidt, 1996). Elle est également renforcée par la faible convergence des demandes des travailleurs de l’économie agraire et des travailleurs urbains, ainsi que par les protections juridiques très différentes dont bénéficient le secteur organisé et le secteur informel. Il faut en effet souligner l’importance, en Inde, de la division entre travail organisé (c’est-à-dire soumis aux régulations du droit du travail et offrant ainsi des protections aux travailleurs) et travail non organisé, qui échappe à toute régulation étatique et concerne entre 40 % et 85 % de la population active du pays selon les évaluations (voir notamment Harriss-White, 2004).
Par-delà le constat évident de l’extrême fragmentation sociologique de la société indienne et de l’emprise croissante du néolibéralisme sur les consciences politiques, cet essai entend explorer quelques-unes des raisons pour lesquelles il n’y a pas de gauche forte en Inde aujourd’hui. L’Inde étant un vaste État fédéral, cette tentative d’offrir un regard d’ensemble sur la gauche est forcément condamnée à passer sous silence de nombreux aspects, au premier rang desquels la multiplicité des cultures politiques locales, riches de traditions singulières. Sans prétendre épuiser le sujet, nous nous pencherons particulièrement sur les dynamiques électorales, la faiblesse structurelle du syndicalisme, la criminalisation de la classe politique et le musèlement de la critique sociale par les forces fascistes. Ces registres d’explication, rarement mobilisés conjointement, permettent en effet de comprendre un peu mieux pourquoi un front commun des différentes forces de gauche, susceptible de faire émerger un nouveau compromis de classe, est un horizon qui paraît aujourd’hui lointain.
Une gauche forte après l’Indépendance
Au moment de l’indépendance, en 1947, localiser la gauche sur la scène politique indienne était relativement simple. On la trouvait pour partie au sein même du Congrès national indien (CNI), parti-parapluie dont le courant socialiste s’émancipa progressivement, même si Nehru, qui fut premier ministre jusqu’en 1964, ne cessa jamais de clamer son attachement à cette famille politique, tout comme sa fille Indira Gandhi. À l’extérieur du Congrès, la gauche était représentée par le parti communiste indien (CPI), en proie au factionnalisme depuis sa naissance dans les années 1920. Mais dès 1957, le CPI remporte les élections régionales dans le petit État côtier du Kérala ; et en 1967, devenu CPI (M) [
C’est dans cet État, la même année, que des ouvriers agricoles du district de Naxalbari s’emparent des terres dont ils réclamaient depuis longtemps la distribution plus équitable. Le projet politique de ceux qu’on appellera bientôt les naxalites est maoïste : il s’agit de mettre fin, par les armes, au « système parlementaire frauduleux, semi-colonial et semi-féodal » pour le remplacer par une « dictature démocratique populaire ». Les assassinats politiques se multiplient à Calcutta où l’on assiste, au cours des années 1970, à l’instauration d’une spirale de violence entre le « terrorisme urbain » des insurgés (Kohli, 1991) et sa répression impitoyable par la police et par l’armée. Le mouvement naxalite passe alors dans la clandestinité et se déplace vers les régions du centre de l’Inde, où il survivra jusqu’à une nouvelle phase de développement dans les années 2000.
Quant au CPI (M), après quelques années d’hésitation, il fait le choix de servir son projet idéologique en jouant le jeu du réformisme et de la démocratie parlementaire. Il remporte les élections en 1977 et va dès lors gouverner sans partage le Bengale occidental, au sein d’un Front de gauche dont les plus grands succès politiques seront une réforme agraire d’ampleur et une pratique poussée de la décentralisation. Au Kérala, où le Front de gauche alterne au pouvoir avec une coalition dominée par le Congrès, la principale victoire du CPI (M) est le haut niveau de développement humain de cet État, qui doit beaucoup au maillage associatif serré de la société kéralaise du fait d’une forte tradition de mobilisation, tirée par les partis politiques et les syndicats (Heller et Isaac, 2003, p. 84), mais aussi par les organisations religieuses, de caste et autres ONG.
La lente fragmentation idéologique de la gauche indienne
Situer la gauche sur l’échiquier politique indien devient beaucoup plus compliqué à partir des années 1980. Au cours de cette décennie, le paysage politique se transforme : d’une part, le BJP, parti de la droite nationaliste hindoue, s’impose progressivement comme l’autre parti pan-indien, à côté du Congrès ; d’autre part, apparaissent des partis dits « régionaux », dont la carrière (sinon l’ambition) politique est limitée au périmètre régional. La compétition politique atteint alors un niveau inédit, puisqu’il devient de plus en plus difficile de gouverner dans les États, puis au Centre, sans ces partis. La notion vague, mais très utilisée dans le commentaire politique indien, de « politique identitaire », renvoie au phénomène de mobilisation autour des identités de région, de caste et de religion qu’orchestrent, plus ou moins explicitement, ces partis.
Pour autant, plusieurs d’entre eux se réclament de penseurs politiques qui sont clairement, bien que sur des modes différents, de gauche. Periyar, réformateur athée, rationaliste et féministe, est le principal inspirateur du mouvement anti-brahmanes puis des partis dravidiens (le DMK, formé en 1949 et son rival issu d’une scission en 1972, l’AIADMK) au Tamil Nadu. Bhim Rao Ambedkar, principal auteur de la Constitution indienne, partisan de « l’annihilation de la caste » et champion des Dalits, mais aussi des droits des femmes, est le héros du Bahujan Samaj Party (Parti de la majorité), créé en 1984 en Uttar Pradesh. Ram Manohar Lohia, maître à penser du socialisme indien, est la figure tutélaire des partis issus des scissions successives du Janata Dal (Front populaire) qui arrivent au pouvoir dans les années 1990 au Karnataka, en Odisha, au Bihar ou en Uttar Pradesh : Janata Dal (United), Biju Janata Dal, Rashtriya Janata Dal et Samajwadi Party.
Ces partis s’éloignent cependant bien vite de leur inspiration plus ou moins radicalement réformiste dans leur pratique du pouvoir. Au sud, les deux grands partis dravidiens qui gouvernent par alternance au Tamil Nadu depuis 1967 n’ont pas empêché l’expression de violences récurrentes contre les Dalits ni la régression du féminisme de Periyar vers une célébration simpliste de la maternité. Au nord, le Samajwadi Party et le Rashtriya Janata Dal sont des partis profondément patriarcaux. Même si tous affirment vouloir lutter contre la pauvreté, ce sont les identités de caste ou de culture qu’ils mettent en avant. La caste s’est en effet révélée d’une redoutable efficacité sur le plan électoral : elle a remplacé les grandes idéologies comme topique centrale de la mobilisation (Jaffrelot 1998). Aujourd’hui tous les partis politiques s’emploient à mobiliser certaines castes pour gagner les élections, et le recours à ce qu’on appelle des « banques de votes » est au cœur de la « démocratie de patronage » (Chandra, 2004).
La perception mutante des inégalités
Le jeu électoral n’est cependant pas seul en cause, car la saillance du concept de « justice sociale » dans le discours des partis dravidiens au sud, ou des partis dits « des basses castes » au nord, manifeste une approche particulière des inégalités. Ce concept aussi flou qu’ambitieux exprime en effet une revendication de réparation de l’injustice historique dont ont été victimes certains groupes sociaux, dominés selon les cas par les brahmanes, les hautes castes, les gens du nord, etc. Mais de même que le préjudice subi, la réparation demandée concerne un groupe particulier, même si ce groupe peut être très large : ainsi les Dalits constituent 15 % de la population indienne ; et les « Other Backward Castes », catégorie hétérogène qui rassemble les castes qui ne sont ni « intouchables » ni « supérieures », sont estimés à 52 %.
Le système des « reservations » (c’est-à-dire des quotas) mis en place dès la période coloniale, mais consolidé à l’indépendance, avait pour ambition de compenser les discriminations frappant les groupes de basse caste et les populations tribales en forçant leur intégration dans trois institutions dont ils étaient de fait exclus — l’administration, l’université et les assemblées élues. Cependant, aujourd’hui, de nombreuses castes dominantes [
Que ces demandes soient légitimes, dans le cas des basses castes qui sont les victimes avérées d’une discrimination historique, ou qu’elles le soient moins, dans le cas des castes dominantes, ces mobilisations ont toutes pour conséquence de renforcer les frontières entre castes, car leur succès suppose que celles-ci fonctionnent comme des groupes d’intérêts. De telles mobilisations conduisent à faire primer les allégeances de caste sur celles de classe, au détriment notamment des nombreux membres des castes dominantes qui vivent dans une grande précarité économique. De nombreuses institutions formelles (associations de caste, temples, sectes religieuses, etc.) ou informelles (culture de caste, réseaux clientélistes, stratégies matrimoniales, etc.) contribuent par ailleurs à creuser cette frontière entre les castes au détriment d’autres lignes de fracture.
Au début du XXIe siècle, seuls les naxalites placent encore la lutte des classes au centre de leur projet et de leur action. Le mouvement maoïste consolide alors sa présence dans les régions tribales du centre de l’Inde, où il défend les droits de ceux que l’on appelle adivasis (indigènes) sur des forêts très convoitées par l’industrie minière car leur sous-sol est parmi les plus riches du pays. On parle d’un « couloir rouge » qui couvrirait un tiers des districts du pays (Harriss, 2010), au point qu’en 2009 le ministre de l’Intérieur du gouvernement central (alors dirigé par le Congrès) considère le mouvement comme la « principale menace à la sécurité nationale », et attribue au CPI (maoïste) le statut d’organisation terroriste, avant de déployer l’armée, à l’appui des milices locales, dans les régions concernées. Les rares chercheurs qui s’y risquent parlent d’une véritable guerre civile (Shah, 2014), même si, à l’ombre de la jungle et loin de l’attention médiatique, c’est une guerre oubliée. Le mouvement maoïste est en effet aujourd’hui complètement marginalisé : discrédité par son recours à la violence, invisibilisé par les tentatives d’intimidation à l’encontre des intellectuels qui écrivent à son sujet, et écrasé par la force militaire déployée contre lui.
L’histoire des partis politiques de gauche depuis l’indépendance révèle ainsi une difficulté à articuler caste et classe dans la dénonciation des injustices. Alors que la focalisation des stratégies électorales sur la question de la caste a favorisé les dérives identitaires du jeu politique, la rigidité idéologique des partis marxistes les a conduits au contraire à délaisser cette question, pourtant au cœur des dynamiques d’exploitation.
L’introuvable compromis de classe
L’une des raisons pour lesquelles les forces de gauche ont tant de mal aujourd’hui à faire entendre leurs revendications sociales tient aussi à la faiblesse structurelle du syndicalisme, qui n’est jamais parvenu à instaurer un rapport de force entre capital et travail suffisamment à l’avantage des classes populaires pour poser les bases d’un compromis de classe.
Au moment de l’indépendance, alors que les milieux d’affaires dénoncent les revendications exagérées des travailleurs et la multiplication des mouvements de grève, la conférence de la Trêve Sociale réunissant gouvernement, travailleurs et industriels entend trouver une issue aux conflits en posant les bases d’un dialogue social (Chibber, 2014). Cette conférence débouche cependant sur la démobilisation des syndicats qui acceptent d’abandonner la stratégie du rapport de force au profit de la participation à des organismes de cogestion. En outre, la mise en place d’un nouveau cadre législatif affaiblit la position des travailleurs, notamment avec le Industrial Disputes Act (1947). Celui-ci n’autorise la grève et le lock-out qu’après un préavis d’au moins 14 jours et rend obligatoire le recours à une procédure d’arbitrage dont les verdicts ne sont rendus que plusieurs mois, voire plusieurs années après. Il en résulte une situation dans laquelle la recherche de consensus passe par l’arbitrage obligatoire plus que par les conventions collectives, et où la « dynamique politique d’un compromis de classe » est détournée vers « une forme de paternalisme d’État devenue caractéristique du système régissant les relations au travail » (Chibber, 2014, p. 54). Bien que se réclamant d’un État socialiste, le gouvernement du Congrès dirigé par Nehru a en effet pris très tôt le parti du capital contre celui du travail.
L’importance du secteur informel et la taille réduite du secteur industriel organisé rendent d’emblée difficile toute organisation et coordination de la part des travailleurs. Il n’y a donc pas eu, en Inde, de « moment social-démocrate » [
Aujourd’hui la capacité des travailleurs à peser sur l’agenda politique est plus faible que jamais. Les dernières grandes grèves remontent à 1982 quand, pendant près de 18 mois, plus de 250 000 travailleurs du textile de Bombay ont cherché à obtenir de meilleures conditions de travail (Heuzé 1989). La grève s’est tragiquement soldée par la fermeture des usines et leur délocalisation dans d’autres États du pays. Après les vagues de libéralisation de l’économie en 1991, les réformes fragilisant les droits des travailleurs sont de plus en plus nombreuses, à l’instar du projet de loi Small Factories Bill qui exempterait les usines de moins de 40 employés de nombreuses régulations des conditions de travail (Kaur, 2015). La grève générale du 2 septembre 2016 a eu beau mobiliser plus de 150 millions de travailleurs et porter des revendications originales concernant la régulation du secteur informel, elle n’a duré qu’une journée et n’a pas conduit à un renouveau du mouvement social.
Criminalisation du jeu politique
La faible articulation des partis politiques aux mouvements de travailleurs est en outre accentuée par la criminalisation croissante de la classe politique. Les grands partis politiques ont en effet tendance à recourir de plus en plus massivement à des candidats aux activités illégales car de toute évidence, dans le monde de la politique indienne, « le crime paie » (Vaishnav, 2017). Il est même devenu presque indispensable pour remporter le suffrage démocratique. Entre 2004 et 2014, les candidats aux élections nationales ayant fait l’objet d’au moins une poursuite pour une affaire criminelle avaient ainsi 18 % de chance de remporter les élections, contre 6 % seulement pour les candidats n’ayant aucune charge criminelle pesant contre eux. Et plus l’accusation est sérieuse (agression ou meurtre), plus les chances de gagner sont élevées (Vaishnav, 2017, p. 121-122).
Les campagnes électorales sont de plus en plus coûteuses, car les candidats tentent fréquemment d’acheter les voix des électeurs (Chandra, 2004). La distribution aux électeurs de sacs de riz, de bouteilles d’alcool ou d’argent liquide est devenue une pratique courante, et si ces cadeaux ne garantissent pas la victoire, ne pas les offrir condamne souvent à la défaite (Vaishnav, 2017, p. 140-142). Comme des dépenses élevées sont incontournables pour remporter le suffrage, les partis sont de plus en plus preneurs, afin de soulager leurs budgets, de candidats capables de se financer eux-mêmes. En outre, les plafonds fixés par la Commission électorale étant généralement en dessous du seuil de dépense minimal pour espérer une victoire, les partis sont également à la recherche de candidats capables de manier de fortes sommes d’argent non déclaré, compétence que les personnes aux activités criminelles partagent généralement. Tous les partis tendent donc à écarter les candidats les moins fortunés et à privilégier les candidats peu scrupuleux. Milan Vaishnav montre ainsi le cercle vicieux dans lequel est prise la classe politique qui ne peut espérer œuvrer au bien commun avant d’avoir préalablement consolidé, par des moyens généralement illégaux, son ancrage dans les réseaux de patronage locaux ou nationaux. Ces changements structurels ont favorisé ce que Lucia Michelutti appelle « le règne de la mafia » (Mafia Raj), « un système hybride de gouvernance politique et économique qui combine des logiques de redistribution, de libre marché, de prédation et de démocratie » (Michelutti, 2017). Cette dérive mafieuse n’épargne pas le CPI (M), le plus important des partis communistes indiens ; elle est l’une des causes de sa défaite en 2011, après 34 ans de règne dans son bastion du Bengale occidental, même si les politiques d’expropriation des paysans pour la construction d’usines ont beaucoup contribué à couper le parti de sa base électorale.
Dans un tel contexte, la capacité à maîtriser le programme idéologique du parti n’est plus le critère premier présidant à l’attribution des investitures électorales. Cela conduit à une véritable « indifférence aux idées » (Vaishnav, 2017, p. 135) et à une homogénéisation des programmes qui est fatale aux idées de gauche et à la prise en compte des intérêts des classes populaires dans les débats politiques. Le BJP, le parti de l’hindouisme radical, est l’un des rares partis à être parvenu à conserver son ancrage idéologique tout en se conformant à cette nouvelle donne criminelle.
L’ovni AAP
Dans ce contexte de dissolution de la gauche et de criminalisation de la politique, un parti atypique a pu sembler, au cours des dernières années, offrir une réponse nouvelle aux apories idéologiques et stratégiques des partis communistes et en faveur de la justice sociale. L’Aam Aadmi Party (AAP – parti de l’homme ordinaire), issu du mouvement de lutte contre la corruption qui a secoué les grands centres urbains en 2011, a été créé en 2012 pour, selon les mots de ses fondateurs, « nettoyer la politique de l’intérieur » parce que « l’Inde a besoin d’une révolution ». Ce parti, qui se réclame de Gandhi et prétend régénérer la démocratie en développant la participation, a d’abord suscité méfiance et sarcasmes de la gauche marxiste, qui dénonçait la naïveté de sa posture « ni de droite ni de gauche », la myopie de son programme « anti-corruption », et l’élitisme de sa base sociale. Mais lorsque l’AAP remporte assez de sièges, lors des élections régionales de 2013, pour former le gouvernement du quasi-État de Delhi, il prouve qu’il est encore possible, en Inde, de mobiliser largement sur un programme non identitaire et de gagner des élections avec très peu d’argent. Il séduit alors une partie de la gauche indienne et parvient à mobiliser des leaders de la société civile organisée contre le BJP en 2014. Ainsi des militants du Narmada Bachao Andolan, du mouvement anti-nucléaire ou de la campagne pour le droit à l’information concourent sous l’étiquette du AAP, tandis que par des tribunes médiatiques, des personnalités communistes expliquent leur ralliement au nouveau parti.
En 2015 l’AAP gagne une deuxième fois les élections à Delhi, avec une participation électorale record qui lui vaut de remporter 67 sièges sur 70. Mais sa pratique du pouvoir se révèle particulièrement chaotique, pour des raisons d’abord internes : rivalités au sein du leadership, divergences stratégiques, tendance à agir avec précipitation et sans concertation, communication agressive. L’examen des politiques adoptées indique pourtant que le parti a fait des choix clairs : les services urbains de base sont sa priorité, et les plus pauvres sa cible privilégiée (gratuité de l’eau et prix bas de l’électricité pour les petits consommateurs, développement d’un réseau de dispensaires de quartier, application du Droit à l’éducation à travers la mobilisation des parents d’élèves dans les écoles publiques). Mais le gouvernement central (dominé par le BJP) a systématiquement entravé la mise en œuvre et la publicisation de ces politiques, se livrant à un empêchement de fait de ce gouvernement régional.
L’asphyxie de la critique sociale
L’acharnement du BJP contre l’AAP, qui va bien au-delà de la rivalité habituelle entre partis concurrents, s’inscrit dans un ensemble de pratiques visant à l’étouffement progressif des forces critiques. Celles-ci, nombreuses et diversifiées, constituent les soubassements de la démocratie indienne, mais subissent aujourd’hui un assaut sans précédent.
L’un des premiers piliers de la critique sociale est constitué par le tissu associatif, particulièrement dense en Inde : « Si l’on prend en compte les associations de castes, les groupes de demande, la politique des mouvements sociaux et les organisations non gouvernementales, on peut “lire” l’Inde comme ayant une vie associative omniprésente et extraordinairement active, peut-être l’une des plus participatives au monde » (Rudolph, 2003, p. 4). Mais le secteur non gouvernemental est aujourd’hui très affaibli : à la fin de l’année 2016, le ministère de l’Intérieur a refusé à quelques 20 000 ONG le renouvellement de la licence leur permettant de recevoir une aide financière de l’étranger, les privant ainsi des moyens nécessaires pour mener un combat judiciaire ou médiatique.
Les médias, autre pilier de la critique, sont également victimes d’une censure polymorphe. S’il existe en Inde une tradition vivace de journalisme d’investigation et de critique du pouvoir, elle est aujourd’hui la cible d’attaques répétées. The Hoot, un observatoire privé, mais réputé, des médias indiens, publie chaque année son Rapport sur la liberté de la presse. En 2017, ce rapport s’ouvrait ainsi :
Le climat dans lequel s’exerce le journalisme en Inde est devenu nettement hostile en 2017. Une série de criminels ont ciblé journalistes, photographes et même rédacteurs à travers des meurtres, des attaques, des menaces, des poursuites judiciaires pour diffamation, sédition, et infractions liées à internet. Cette année-là deux journalistes ont été tués par balle, et un autre a été battu à mort devant la police qui a laissé faire la foule.
La loi contre la sédition, héritée de la période coloniale, a en effet été utilisée pour intimider des journalistes, mais aussi pour arrêter des leaders étudiants. Particulièrement draconienne et d’une portée très large, elle peut s’appliquer à pratiquement toute forme de critique du gouvernement, et est passible de la prison à vie ; elle constitue donc une menace redoutable contre la liberté d’expression. Cette police de la pensée est redoublée par le vigilantisme de milices émanant de la constellation des organisations de l’hindouisme radical. Ne se contentant plus de harceler leurs adversaires sur les réseaux sociaux, ces défenseurs autoproclamés de la nation n’hésitent plus, désormais, à agresser physiquement les intellectuels publics, qu’ils soient écrivains (comme Kancha Illaiah) ou universitaires (comme Nivedita Menon).
La gauche indienne face au péril fasciste
Cette violence émane à la fois de l’État, à travers la police et la justice, et de la société civile, à travers les milices de la nébuleuse nationaliste hindoue comme celles des groupes de « Protecteurs de la vache ». Elle se déploie sur la base d’accusations de visées « anti-nationales ». Elle est emblématique d’une montée en puissance de forces que l’on peut qualifier de fascistes, en s’appuyant sur la définition proposée par Ugo Palheta du fascisme comme « mouvement politique de masse prétendant œuvrer à la régénération de la nation (que celle-ci soit conçue comme une totalité homogène ou, au contraire, fortement hiérarchisée et dominée par un groupe ethno-racial particulier), par l’anéantissement de tout conflit (d’où la dénonciation du clivage gauche/droite par exemple), de toute contestation — politique, syndicale, religieuse, journalistique ou artistique — et de tout ce qui paraît mettre en péril le principe de son unité imaginaire (“raciale” et/ou “culturelle”) — en particulier les minorités raciales, religieuses et/ou sexuelles » (Palheta, 2018).
La gauche indienne, sociologiquement fragmentée, idéologiquement divisée et aux ressources matérielles et symboliques décroissantes, est donc de surcroît intimidée par la violence désormais physique d’une droite conquérante dont le projet politique et culturel semble en passe de devenir hégémonique. Le discours ultra-nationaliste porté par les forces de l’hindutva et le musèlement de la critique médiatique, intellectuelle et politique encouragent notamment un sentiment patriotique extrêmement fort et la stigmatisation croissante des musulmans. Le sécularisme indien, dénominateur commun des gauches indiennes, est plus affaibli que jamais.
Il est clair, aujourd’hui, qu’aucun mouvement politique, partisan ou non, n’offre de répertoire idéologique à même de faire converger les intérêts des Dalits, des musulmans, des femmes, des populations dites tribales, des ouvriers agricoles, de la petite paysannerie, des ouvriers de l’industrie, et des travailleurs du secteur informel. Les revendications portées par ces différents groupes semblent les condamner à être en concurrence les uns avec les autres, alors que beaucoup d’individus se situent au croisement de plusieurs d’entre eux et partagent largement une condition commune de victimes de l’exploitation économique de plus en plus liée à la financiarisation de l’économie. Dans le contexte politique actuel, la lutte sans relâche contre la montée du fascisme constitue probablement la seule voie qui s’offre à la gauche pour tenter de retrouver une certaine unité et, surtout pour maintenir son influence sur l’Inde du XXIe siècle.
Jules Naudet & Stéphanie Tawa-Lama Rewal
Aller plus loin
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