Reyyaz Salley, chemise à carreaux et courte barbe blanche, arrive essoufflé à la mosquée Dewatagaha de Colombo, ce mardi 24 avril, avec de grandes affiches enroulées sous le bras. « Le terrorisme et l’extrémisme n’ont pas leur place dans l’islam », « le soufisme est contre le terrorisme », « nous sommes avec nos frères chrétiens en deuil ». Les slogans imprimés en lettres géantes sont là pour témoigner de la solidarité des musulmans (environ 10 % de la population sri-lankaise) avec le reste du pays.
Des militaires qui montent la garde devant la mosquée posent leurs mitraillettes pour aider à leur accrochage. Depuis les attentats du dimanche de Pâques qui ont fait 253 morts et la proclamation, le lendemain, de l’état d’urgence, l’armée protège les édifices religieux, autant qu’elle les contrôle. Les imams demandent aux soldats postés à l’extérieur s’ils ont l’autorisation de parler à la presse.
Serment d’allégeance à l’EI
Reyyaz Salley, le recteur de la mosquée Dewatagaha qui abrite un sanctuaire soufi, est à la fois anxieux et en colère : « Personne ne nous a écoutés, alors que nous avions averti les autorités des menaces nous visant. » Les groupes islamistes radicaux reprochent aux soufis de révérer les saints, les accusant d’hérésie, et ont attaqué certains de leurs sanctuaires. A tel point que ces derniers avaient pris la plume, en 2015, pour dénoncer dans les journaux du pays l’« intolérance religieuse » qui se répandait comme un « cancer dans la communauté musulmane de l’île ».
Reyyaz Salley connaissait bien, autant qu’il le redoutait, le groupe djihadiste du National Tawheed Jamaath (NTJ), accusé par Colombo d’avoir participé aux attentats du dimanche 21 avril. Il était devenu la cible des diatribes de son chef Zahran Hashim. Ce dernier s’est donné la mort dans l’attaque-suicide de l’hôtel de luxe du Shangri-La. Sur une vidéo publiée par l’organisation Etat islamique (EI), qui a revendiqué ces attentats, il était apparu à visage découvert en train de guider sept autres kamikazes dans un serment d’allégeance au chef de l’EI, Abou Bakr Al-Baghdadi.
Les forces de sécurité sri-lankaises ont saisi, vendredi, 150 bâtons de dynamite et un drapeau de l’EI dans une maison de Sammanthurai, à l’est du pays, là où aurait été tournée la vidéo de revendication. Quelques heures plus tard, dans la soirée, au moins quinze personnes, dont six enfants, sont mortes dans une localité voisine lors d’un assaut des forces de sécurité contre des djihadistes présumés.
L’importation « des coutumes d’Occident »
Zahran Hashim, âgé d’une quarantaine d’années, était originaire de la région de Batticaloa, sur la côte est de l’île. « Il est parti de la région après avoir été exclu de la madrasa [école islamique] où il reprochait à ses professeurs de ne pas suivre fidèlement les enseignements du Prophète, confie au Monde Sabeel Naleemi, un responsable religieux de Batticaloa qui l’a connu. Puis il est réapparu autour de l’année 2010. Ses prêches avaient beaucoup de succès, surtout auprès des jeunes. » Zahran Hashim s’illustrait par des sermons d’une rare violence, dans des vidéos publiées sur Internet et toujours accessibles. Il y dénonce l’importation « des coutumes d’Occident » et appelle à la mort des « infidèles ».
Le groupe du NTJ qu’il fonde alors, aux alentours de 2014, est peu connu et ne s’est jamais attaqué aux chrétiens. Il est impliqué dans la profanation de statues ou d’effigies de Bouddha et s’attaque aux temples soufis.
En 2017, des affrontements avec un autre groupe musulman ont conduit à l’arrestation de plusieurs membres du NTJ. « Zahran Hashim a échappé à la police et on ne l’a plus revu depuis », explique Sabeel Naleemi, qui accuse les forces de sécurité de ne pas avoir tenté de le retrouver. Des musulmans avaient pourtant manifesté pour réclamer son arrestation.
Une défaillance des services de renseignement autant que des responsables politiques. La menace de l’islamisme radical a sans doute été occultée dans un pays trop occupé à panser les plaies de la division ethnique entre Tamouls et Cinghalais, et qui assiste depuis quelques années à la montée de l’extrémisme bouddhiste – le bouddhisme est la religion majoritaire au Sri Lanka.
« Djihad international »
Les musulmans étaient restés à l’écart de la guerre civile qui a opposé pendant presque trois décennies, jusqu’en 2009, l’armée à la minorité tamoule. Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux avaient même été chassés du nord du pays par la rébellion séparatiste pour ne pas avoir soutenu leur combat pour un Etat indépendant.
Au cours des dernières années, les musulmans ont aussi été attaqués par les bouddhistes extrémistes, mais jamais par des chrétiens. « Le fait que des hôtels de luxe accueillant des touristes occidentaux et des églises soient ciblés laisse penser que les attaques avaient sans doute peu de rapport avec le contexte interreligieux ou interethnique du Sri Lanka, mais plutôt avec celui du djihad international », estime Gehan Gunatilleke, un chercheur en droit qui a étudié les conflits interreligieux au Sri Lanka.
Les huit kamikazes étaient pour la plupart issus de familles aisées. Certains d’entre eux avaient étudié à l’étranger. Depuis dimanche 21 avril, les services de police ont interpellé au moins 76 personnes, dont des ressortissants originaires de Syrie et d’Egypte.
« Groupes d’influence wahhabite »
La radicalisation d’une partie des musulmans sri-lankais est passée inaperçue. « La libéralisation économique et l’émergence d’une diaspora dans les pays du Golfe au début des années 1970 a introduit sur l’île un mouvement islamique fondamentaliste qui s’est attaché à “purifier” la pratique religieuse de toute influence extérieure », explique Gehan Gunatilleke.
Une nouvelle idéologie qui a créé des tensions dans la communauté. L’escalade de violence a démarré en 2009, lorsque des sunnites ont été accusés de détruire un sanctuaire soufi vieux de 150 ans. « Cette influence s’est également manifestée par des symboles extérieurs qui n’avaient jamais existé dans l’histoire de l’islam au Sri Lanka », souligne Gehan Gunatilleke, qui cite la construction de mosquées à l’architecture radicalement différente, ou le port de vêtements comme l’abaya, cette longue tunique recouvrant le corps des femmes. « De nombreux groupes d’influence wahhabite se sont créés au cours des dernières années, en compétition les uns avec les autres pour recevoir des financements des pays du Golfe, ajoute Gehan Gunatilleke. Or, plus ils se radicalisaient, plus ils avaient une chance de recevoir de l’argent. »
Le groupe islamique Sri Lanka Tawheed Jamaath (SLTJ), qui compte 70 branches dans le pays et a donné naissance à de nombreuses factions comme le NTJ, est la plus puissante organisation d’inspiration wahhabite du pays. Elle entretient des liens étroits avec l’Arabie saoudite. Son siège se trouve dans un quartier musulman pauvre de Colombo, où une salle de prière a été aménagée dans un bâtiment en béton de trois étages au décor spartiate. Elle n’est protégée par aucun militaire et sa porte métallique, à l’entrée, est cadenassée.
« L’islam est une religion de paix et nous condamnons les attaques terroristes », insiste le secrétaire général du SLTJ MFM Faseeh, qui explique que son organisation s’est développée grâce à des actions humanitaires. Le dirigeant ne cache pas ses inquiétudes : « Depuis l’imposition de l’état d’urgence, nous sommes à la merci de la police qui peut venir à n’importe quel moment nous déclarer coupables. »
Symbole du syncrétisme religieux
Alors que les tensions restent vives dans le pays, Reyyaz Salley se sent pris en étau entre les islamistes radicaux et les bouddhistes extrémistes. A travers lui, c’est un symbole du syncrétisme religieux qui est menacé. Le long des murs de la mosquée Dewatagaha, recouverts d’« hadiths » peints en lettres dorées, les fidèles brûlent des bâtonnets d’encens comme dans un temple hindou ou bouddhiste. Dans un coin de la pièce, une lampe à huile souvent utilisée dans les fêtes religieuses hindoues porte un croissant de lune, symbole de l’islam.
Ici, les fidèles de toutes les confessions se recueillent devant la tombe en marbre, recouverte d’un tissu de velours vert, du saint soufi Shaikh Usman Waliyullah. Ils viennent dans l’espoir que leurs vœux soient exaucés, en accrochant à la rambarde métallique, qui entoure la tombe, une pièce enveloppée dans un bout de tissu vert.
« Même des femmes chrétiennes viennent ici en jupe », assure un imam. On l’appelle la « mosquée des miracles », comme on appelle l’église de Saint-Antoine, frappée dimanche par une attaque-suicide, l’« église des miracles », c’est-à-dire un lieu davantage associé à un saint qu’à une religion. Une semaine après les attentats-suicides du dimanche 21 avril, c’est toute la mosaïque religieuse et ethnique du Sri Lanka qui se retrouve fragilisée.
Julien Bouissou