Peu de thèmes en rapport avec l’Union européenne suscitent des émotions aussi fortes chez les habitants des pays de l’ancien bloc communiste que celui de la double qualité des aliments. C’est ainsi qu’est désignée la situation où les multinationales de l’industrie agroalimentaire vendent dans les commerces d’Europe de l’Ouest et de l’Est des produits sous le même emballage pour faire croire que ceux-ci sont identiques, alors qu’en réalité leur composition est différente.
Les nombreux tests effectués ont confirmé par exemple que le chocolat en Autriche contenait plus de cacao que celui vendu en République tchèque ou que les petits pots pour les enfants achetés en Allemagne étaient plus riches en vitamines que ceux distribués en Croatie sous une étiquette en tous points identique. Par ailleurs, les prix de vente des produits “de l’Est” sont souvent plus élevés qu’en Europe de l’Ouest, où les prétendus mêmes produits sont de meilleure qualité.
Un sentiment d’injustice
La pratique décrite déplaît considérablement aux habitants des pays d’Europe centrale et orientale. Elle nourrit en eux le sentiment qu’ils sont considérés comme des citoyens de deuxième catégorie au sein de l’UE, comme cela ressort des sondages d’opinion. Les producteurs agroalimentaires expliquent la composition différente des produits vendus sous le même emballage simplement par le fait que les gens ont des goûts différents selon les régions dans lesquelles ils vivent et qu’ils s’efforcent ainsi de répondre à leur demande.
La Commission européenne, avec le président Jean-Claude Juncker à sa tête, a toutefois fini, après de longs débats, par donner raison aux pays postcommunistes et elle achève actuellement une nouvelle loi qui fera de la double qualité une pratique déloyale – et débarrassera les nouveaux pays membres de ce sentiment d’injustice.
L’eurodéputée tchèque Olga Sehnalova (du Parti social-démocrate), qui a commencé à s’intéresser à ce thème lorsque celui-ci ne faisait encore l’objet que de peu d’attention, est l’une des principales militantes contre le double niveau de qualité des denrées alimentaires. Elle a entendu parler de cette pratique pour la première fois en 2011. Elle était alors tombée sur Internet sur les résultats d’un test effectué par l’Association des consommateurs en Slovaquie, qui comparait la qualité de certains aliments achetés dans plusieurs pays d’Europe centrale, parmi lesquels figuraient l’Allemagne, la République tchèque, la Hongrie ou la Slovaquie. Sponsorisé par la Commission européenne, ce test avait permis d’établir que la majorité des produits examinés présentaient une composition très différente selon les pays dans lesquels ils étaient distribués.
Surprise par cette conclusion, Sehnalova avait alors demandé à la Commission s’il ne s’agissait pas là, à tout hasard, d’une forme de discrimination. “Ils m’avaient répondu que l’UE ne se préoccupait que de la sécurité des aliments et que la qualité était quelque chose de subjectif, qui dépendait des goûts et des préférences de chacun. Ils prétendaient aussi que le test réalisé n’apportait pas de preuves convaincantes, car il avait été mené sur un échantillon de personnes insuffisamment représentatif. Leur attitude m’a déçue, et c’est pourquoi j’ai décidé de me consacrer à ce thème plus particulièrement”, se souvient l’eurodéputée lorsqu’on lui demande de remonter à la source de sa longue action.
“Vous préférez les violettes, nous la lavande”
Sehnalova a commencé par organiser son propre test. À Bruxelles, à Strasbourg et à Brno, elle a acheté divers produits de marques identiques, parmi lesquels du ketchup, du chocolat, des yaourts et d’autres aliments, qu’elle a ensuite remis aux chercheurs de l’université Mendel à Brno, de façon à ce que ceux-ci puissent établir des comparaisons. L’analyse des contenus a révélé au grand jour le fait qu’environ la moitié des aliments différaient les uns des autres, et ce alors donc qu’ils étaient supposés être les mêmes.
Sehnalova a présenté les résultats de son test au Parlement européen, tout en proposant aux députés de goûter les produits testés. “Des journalistes tchèques et étrangers ont remarqué mon initiative et se sont mis à traiter le sujet plus souvent.” Dans sa lutte, l’eurodéputée tchèque a bénéficié du soutien de plusieurs alliés issus d’autres pays du bloc postcommuniste – l’eurodéputée croate Biljana Borzan, par exemple, est ainsi devenue une critique bien connue de la double qualité des aliments.
En 2015, Sehnalova a organisé un autre test pour comparer des aliments tchèques et allemands. Cette fois-là cependant, leur achat, leur transport et leur analyse s’étaient déroulés sous la stricte surveillance scientifique d’experts en alimentation de l’École supérieure de technologie chimique, à Prague, et ce afin que personne ne puisse contester les résultats comme cela avait le cas lors du premier test. Le test en question avait mesuré non seulement les différences existantes dans la composition des produits, mais avait aussi examiné si les gens préféraient vraiment les produits de moins bonne qualité, comme le prétendaient les fabricants.
Les résultats ? Ils ont été indiscutables. Un tiers des produits testés étaient de composition différente. Quant aux consommateurs, la majorité d’entre eux préférait les produits alimentaires de meilleure qualité. L’exemple le plus frappant, qui avait alors été repris par de nombreux médias, était celui de la viande en boîte de la marque Tulip. Tandis qu’en Allemagne la conserve contenait du porc, en République tchèque, c’est de la viande de poulet séparée mécaniquement qui était vendue sous la même appellation. “Cet exemple a très clairement démontré une double qualité. Avant ça, on nous disait que ce n’était pas vrai. Le discours qui nous était servi était du genre : ‘vous préférez les violettes, nous la lavande.’ Là, pour le coup, les différences étaient évidentes”, se souvient Sehnalova.
“Moins de poisson dans leur poisson pané”
Les choses se sont mises en marche après cette étude : le Premier ministre tchèque de l’époque, Bohuslav Sobotka, et les ministres de son gouvernement se sont intéressés de plus près au problème. Sur la base des résultats connus, ils ont adressé une lettre critique à la Commission européenne. Se sont ensuivis de nouveaux tests dans d’autres pays, qui ont abouti aux mêmes conclusions que celles du test mené précédemment en République tchèque – il existait bel et bien un problème de double qualité des aliments. Les Premiers ministres du groupe de Visegrád [au sein duquel figurent la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie] se sont réunis à Varsovie pour un sommet durant lequel ils se sont entendus pour imposer ensemble le sujet à Bruxelles.
Le Premier ministre slovaque Robert Fico a convenu d’une entrevue avec le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, pour lui présenter la position convenue. Suite à cela, Juncker a chargé la Commission de mener à son tour des tests à l’échelle de toute l’Europe et de présenter une possible résolution législative. “Les Slovaques ne méritent pas d’avoir moins de poisson dans leur poisson pané, les Hongrois moins de viande dans leurs repas, ou les Tchèques moins de cacao dans leur chocolat”, a déclaré Juncker dans son mémorable discours sur l’état de l’Union à l’automne 2017.
L’eurocommissaire Vera Jourova, responsable précisément de la protection des consommateurs, a été chargée au nom de la Commission de régler le problème. Entre-temps, Sehnalova a poursuivi son travail en proposant deux résolutions : intégrer la double qualité des aliments comme une pratique déloyale dans la directive européenne relative aux droits des consommateurs ou créer une annexe indépendante à cette directive spécifiquement pour la double qualité des aliments.
Le lobby des grandes sociétés agroalimentaires
La première option, la plus souple, a été celle choisie par le Conseil de l’UE, tandis que la seconde, plus rigide, a été votée par le Parlement européen. Un trilogue entre la Commission européenne, le Conseil de l’UE et le Parlement européen est attendu durant le printemps, qui décidera des termes définitifs de la directive. Il appartiendra ensuite aux États membres d’intégrer le texte à leur législation.
Le résultat final apparaît clairement comme une victoire des pays d’Europe centrale et orientale. Une fois que la directive aura été adoptée, les producteurs seront tenus de vendre des produits différents sous des emballages clairement distincts. Ou alors d’unifier leurs recettes. Au-delà de l’aspect législatif, la double qualité est devenue un thème européen qui, déjà, contraint certains producteurs à changer leur fusil d’épaule. Lorsque, par exemple, la Croatie a publié en 2017 les résultats de ses tests, qui établissaient la moindre qualité des compotes pour les enfants par rapport à celles vendues en Allemagne, leur producteur Hipp a décidé de commencer à commercialiser une seule et même version pour tous les pays.
Olga Sehnalova n’est pas encore satisfaite pour autant. “J’ai déjà entendu dire que nous avions gagné. Mais un tel optimisme n’a pas lieu d’être. À ce que je sache, la directive n’a pas encore été adoptée”, explique-t-elle, tout en prétendant redouter qu’une petite fenêtre ne soit laissée entrouverte dans le texte de façon à permettre aux producteurs de continuer à contourner la loi. Le fort lobby des grandes sociétés agroalimentaires allemandes, autrichiennes et d’autres pays vise en effet à empêcher l’interdiction. “J’attends de voir quel sera le résultat final”,conclut Sehnalova.
Demain dans notre série 28 jours – 28 pays : l’Irlande
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Petr Horky
Respekt (CZ)
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