Dans un contexte global de montée générale des populismes, des inégalités, des autoritarismes et des politiques économiques néolibérales, la Russie peut être considérée comme un cas extrême. La rapidité et l’ampleur des chocs politiques, géostratégiques, économiques et sociaux qui ont secoué le pays depuis la chute de l’Union soviétique ont fait de ce pays anciennement communiste l’un des plus inégalitaires au monde et l’un de ceux qui mènent le plus brutalement le démantèlement de son système de protection sociale. Cette brutalité et ce rythme accéléré des réformes néolibérales ont largement fait obstacle aux résistances sociales à ce qu’on peut appeler, à la suite de Michael Burawoy interprétant Karl Polanyi, la marchandisation forcée et socialement dévastatrice [1]. Au son des chœurs chantant les louanges de la démocratie de marché qui ont donné le ton des années 1990, les solidarités ont été dissoutes dans la lutte pour la survie et la méfiance généralisée. Le désenchantement est ensuite rapidement venu, permettant l’instauration du « régime poutinien » [2] qui dure encore aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que la population est restée entièrement passive. Il y a eu et il continue d’y avoir de nombreuses luttes sociales, mais elles sont morcelées, de faible échelle et centrées sur des problèmes sociaux concrets et limités [3].
Pour toutes ces raisons, l’émergence d’une critique sociale au sein des milieux populaires russes paupérisés, disqualifiés et invisibilisés, appelle tout particulièrement l’attention. On les nommera ici prolétaires déclassés – déclassés en raison à la fois de la rétrogradation sociale brutale et du discrédit dans lequel est tombé le discours de classe. Si dans un pays ayant aussi radicalement tourné le dos au « socialisme » la critique sociale refait surface, il est urgent de s’intéresser aux manifestations de cette critique et aux voies qu’elle a prises pour se frayer un passage. En effet, si l’inégalité et la domination subies par les prolétaires de Russie ont des spécificités liées à une histoire, une culture et un contexte politique spécifiques, l’expérience que les gens d’en bas font de cette inégalité dans leur vie quotidienne n’est pas si éloignée de celle que font d’autres couches populaires dans d’autres sociétés, y compris en France. La Russie n’est pas exceptionnelle, certains chercheurs ont même pris la plume pour démontrer sa « normalité » [4] ; elle montre avec beaucoup de visibilité ce qui advient du social dans un pays mêlant démocratie autoritaire et néolibéralisme postsocialiste.
Dans la Russie contemporaine, le social est largement constitué des couches paupérisées et précaires, qui représentent non pas une minorité, mais la majorité de la population. Les statistiques officielles de la pauvreté sous-estiment le phénomène, ne serait-ce qu’en abaissant artificiellement le seuil de pauvreté. D’après une récente enquête, ce serait en fait plus de la moitié de la population qui vivrait dans la pauvreté ou au risque de la pauvreté, avec une grande partie de travailleurs salariés pauvres. Après l’amélioration du niveau de vie qui s’est produite dans les années 2000, la tendance est allée en s’aggravant avec la crise financière mondiale de 2008, puis la crise consécutive à l’annexion de la Crimée en 2014. Chute du rouble, sanctions économiques de l’Occident et contre-sanctions russes, baisse du prix du pétrole ont conduit les salaires et les revenus réels à diminuer régulièrement ; les arriérés de salaires recommencent à s’accumuler ; les formes non-standards et informelles du travail refleurissent, comme lors de la catastrophe sociale et économique qui avait marqué les années 1990 suite à l’écroulement brutal du système soviétique. Le social est également largement à recomposer ou à rassembler, tant le traumatisme social, national et culturel [5] des années 1990 avait désintégré les coordonnées sociales de la plupart des Russes, dissous les identités et brisé les liens sociaux. La thérapie de choc néolibérale avait terrassé la société, cassant les repères sociaux existants et obligeant les gens à se replier sur eux-mêmes ou sur leurs micro-espaces de survie. De nombreux sociologues hésitaient même à parler de « société » en Russie, préférant des termes tels « cliques » [6] ou « petite société » [7].
Comment, dans des conditions de paupérisation généralisée et dans un régime autoritaire et oligarchique, les gens, y compris et même surtout les plus démunis, parviennent-ils à développer une critique sociale, à composer du commun et parfois même à se mobiliser ? Un espace social est en train de se construire sous les yeux des observateurs attentifs, dans ce « magma de significations imaginaires » dont parle Cornélius Castoriadis [8], dans un mouvement d’articulation improbable entre des tendances qui pourraient sembler contradictoires : la découverte de l’espace national, l’ouverture de l’imaginaire social à un vaste « nous » ancré dans des expériences de domination et d’exploitation vécues comme communes, la critique sociale centrée sur la contestation des inégalités sociales. Les réactions à la politique d’austérité budgétaire et de réformes libérales de la protection sociale et des retraites menée par le gouvernement sont incomparablement plus critiques et socialement plus engagées que dans les années 1990. Aujourd’hui, la plupart des gens ont retrouvé leurs repères, renoué les liens sociaux ; ils s’ouvrent les uns aux autres et sont capables de critique sociale et d’imaginaire social [9].
La réconciliation avec l’expérience quotidienne
La propagande patriotique orchestrée par le Kremlin exaltant une Russie ayant recouvert sa puissance, une Russie magnifiée, riche en ressources et forte d’un peuple unifié est le premier processus alimentant la critique sociale. Ce discours fonctionne, mais ne conduit pas à un soutien consensuel à la vision d’une nation une et unie propagée par le Kremlin. D’un côté, la plupart des Russes redécouvrent qu’ils font partie d’une nation et réapprennent qu’ils peuvent en être fiers. De l’autre, si la Russie est riche et si le peuple russe est de valeur, « comment est-il possible que les gens y vivent si pauvrement ? » : telle est l’interrogation qui se retrouve fréquemment, dans les propos des membres des couches populaires.
Cette interrogation va au-delà de la simple comparaison entre les faits et les discours. Pour susciter la critique sociale, les faits doivent être vécus, ressentis dans l’expérience de gens ne vivant pas leur quotidien avec honte ou désespoir ; ils doivent également être vécus comme partagés. C’est là le deuxième processus alimentant la critique sociale : la réconciliation des prolétaires déclassés avec leur expérience quotidienne, à la différence du sentiment d’étrangeté ou de désarroi qu’avaient suscité le déclassement et la paupérisation accompagnant les réformes brutales des années 1990 [10]. À la faveur sans doute de l’embellie économique des années 2000, de l’installation dans la stabilité d’une situation sociale, même précaire, à la faveur aussi d’un discours nationaliste qui encense le peuple. La socialité populaire, longtemps cassée par les logiques de survie, la débrouille, la méfiance et la concurrence, refait surface. Des recherches récentes sur les villes ouvrières russes [11] montrent ainsi comment des pratiques de socialité « gratuites » (qui ne visent pas exclusivement la survie) se remettent en place.
Mes propres recherches indiquent que les gens aspirent à se retrouver, en toute connivence, pour se parler et éprouver la liberté de parler, y compris dans la critique, l’incorrection ou l’irrévérence. Dans les garages de petites villes de province, les hommes bricolent ou se livrent à leurs petits trafics, ils parlent aussi, se dévoilent parfois, ironisent souvent, dans un esprit de camaraderie et d’irrespect pour les figures de la hiérarchie. Dans les cours d’immeuble, les femmes se rassemblent, discutent, échangent, parfois prennent part ensemble à des travaux d’embellissement de la cour ou s’indignent de la gabegie des services communaux. À Astrakhan, contemplant les habitants de son immeuble occupés à planter des arbres dans la cour, une vieille femme s’exclamait que c’était « comme si je me réveillais de 20 ans d’hibernation ». Cette socialité peut renvoyer aux images des discussions interminables dans les cuisines des appartements communautaires sous l’Union soviétique, mais elle se développe moins d’une manière cachée ou informelle que sous le mode d’une formation d’espaces, y compris lors de manifestations publiques, ouverts à l’expérience d’une fraternité dégagée des jugements moraux ou politiques disqualifiants. Il s’agit d’espaces où le locuteur se sent assuré d’être compris à demi-mot par des interlocuteurs dont il sait qu’ils partagent la même expérience de vie et où la connivence s’exprime moins dans les mots que les signes de tête, les exclamations et les tapes dans le dos.
Dans ces espaces du quotidien émerge la critique sociale sur un mode souvent ironique. Ainsi, à Perm, lors de la commémoration traditionnelle de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 9 mai 2017, un rassemblement était organisé par les autorités municipales dans un quartier industriel de la ville. Les gens, majoritairement ouvriers ou ex-ouvriers, se regroupaient par petits groupes, se saluaient les uns les autres, buvaient en cachette (la consommation publique d’alcool est interdite) et, surtout, rivalisaient dans la critique ironique des inégalités et des faux-semblants. Lors de cette fête, un échange a lieu entre deux copains ouvriers. L’un s’exclame : « Poutine est peut-être bon en politique extérieure, mais il a oublié la Russie ! […] Comment peut-il dire que le salaire moyen en Russie est de 39000 roubles ? [chiffre officiel] Nous gagnons ici entre 15 et 20000 roubles, pas plus […] Comment peut-on nourrir sa famille avec 15000 roubles ? » Son compagnon poursuit : « C’est vrai, si notre gouverneur gagne, par exemple, un demi-million, et l’aide-maternelle 7000, la moyenne fera justement ça. Je pense que le salaire moyen devrait être égalisé avec celui des ouvriers. Ou bien alors, égaliser le salaire des gouverneurs, des maires, des chefs d’administration, de Poutine, égaliser tout ça avec le salaire de l’aide-maternelle. Ou bien qu’ils aillent travailler comme aide maternelle. Essuyer les fesses des enfants pour 7000 roubles. Il ferait ça ? Non. Pourquoi, avec un demi-million, il irait torcher le cul ? »
Cet échange manifeste la contestation de chiffres officiels déconnectés de la vie réelle, des besoins de la vie auxquels le « nous » des ouvriers et travailleurs sous-payés est confronté. Il montre également la manière qu’ont ces ouvriers de ramener les hommes vivant au-delà des contingences de la vie quotidienne dans le prosaïque, le vulgaire. Ce qui marque dans les échanges, c’est le parler simple, irrévérencieux et direct, souvent exagérément grossier ou politiquement incorrect, utilisé surtout pour opposer le réel terre-à-terre au discours abstrait qui serait fictif, bien-pensant ou donneur de leçons.
Les conversations du quotidien se politisent souvent au travers d’une ironie irrévérencieuse et grossière qui pourrait rappeler les résistances souterraines de l’époque soviétique, mais qui entre également en résonnance avec les modes de résistance des dominés et des classes populaires un peu partout dans le monde [12]. Entre gens qui se comprennent, on discute non seulement des difficultés de la vie quotidienne, mais on se moque également des dirigeants, on affiche le fait de ne pas être dupes, de ne pas y croire, notamment aux beaux discours (« ils nous rebattent les oreilles avec leur patriotisme, mais tout leur argent et leurs enfants sont en Occident »). La critique sociale n’est donc pas un mouvement d’élévation vers plus d’abstraction, c’est une insertion de l’abstraction dans le concret, le corporel et l’émotionnel des expériences de vie.
L’un des aspects frappants de cet engagement dans le proche [13] ou de ce processus de ré-« habitation » de l’espace de vie [14] est la réconciliation avec son travail, surtout le travail ouvrier, le travail « avec ses mains », qui redevient source de fierté et de dignité. Voici par exemple ce que dit de son expérience un jeune ouvrier hautement qualifié de Saint-Pétersbourg : « J’aime mon travail. J’aime ce que je fais. Je veux pouvoir en vivre. Mais il se passe que ça ne vaut rien. Nous essayons de nous défendre avec mes collègues, mais la direction nous ignore. […] Le travail humain est déconsidéré […]. Et ce gros connard, excusez-moi, qui est assis sur son fauteuil et touche un demi-million, il est plus utile que moi ? […] Et nos retraités ? Ils ont travaillé toute leur vie pour le bien du pays ! Et ils sont encore obligés de travailler pour survivre. Au lieu de voyager et de profiter de la vie, comme les retraités en Occident ». Émerge ici un imaginaire social allant au-delà du proche : le « nous » est ancré dans l’expérience du travail, il comprend les collègues, mais s’élargit aux autres travailleurs et même aux retraités du pays dans son ensemble.
L’émergence d’un « nous » populaire
Ce « nous » s’inscrit dans les espaces du proche ré-habités, dans les interactions et conversations de la vie quotidienne, où les critiques des inégalités sociales, de la politique et du gouvernement sont légion. Ce sont ces conversations « entre nous » qui construisent un espace commun. Celui-ci est ouvert aux autres qui, bien qu’absents, sont figurés comme partageant la même expérience de vie et le même « avis ».
Une employée de la Poste, chef d’équipe, dans une ville de l’Altaï : « J’ai le sentiment que notre direction ne pense qu’à elle et à se remplir les poches (…) Et la population, c’est seulement une source d’enrichissement pour eux (…) Nous sommes comme des esclaves. Nous en avons justement parlé avec mes collègues. Strachnov (le PDG de la Poste) a disparu (…) Comment est-il possible, avec nos salaires misérables, qu’il ait reçu une prime de 95 millions (…) ? Ils économisent à nos dépens ! Les gens qui travaillent, nous travaillons pour deux, pour trois. Les pauvres postiers touchent tout simplement des kopecks ». La femme parle, avec un couple d’amis qui l’approuve avec force acclamations, de l’espace de libre discussion critique qui existe à son travail et témoigne de la façon dont le « nous » des prolétaires déclassés s’élargit des collègues de travail à tous ceux qui travaillent, y compris aux plus mal lotis qu’elle-même. Ce « nous » s’affirme également contre les dirigeants politico-économiques qui s’enrichissent sur le dos des travailleurs.
Les manifestations sociologiques de ce « nous », appréhendées sous la forme d’une auto-identification sociale, sont plurielles : le « nous-ouvriers », le « nous-petits entrepreneurs » (qui travaillent dur pour s’en sortir) et le « nous-pauvres habitants de province ». C’est ce « nous » pluriel en formation que je traduis par classes populaires, petit peuple ou prolétaires, et qui justifie de parler de la gestation d’un imaginaire populaire.
La critique que nourrit cet imaginaire populaire s’exprime parfois publiquement, dans des actions de protestation. Ainsi un couple de Moscou lors d’une manifestation contre le recul de l’âge du départ à la retraite, en septembre 2018, dit participer pour que « le pouvoir ne croie pas que la population est d’accord ». Là encore, l’homme, bien qu’habitant la capitale, se transporte en imagination avec les provinciaux, se disant persuadé que les réformes visent à faire payer les « simples gens », « surtout de province ». Des jeunes étudiants venus de province et assistant à une manifestation contre la corruption organisée par l’opposant Alexeï Navalny à St-Pétersbourg en 2017 se disent motivés avant tout par la lutte contre les inégalités sociales et spatiales, indignés de la différence évidente qu’ils constatent entre l’état de leur ville d’origine et celui des grandes villes du centre.
Le « nous » porté par l’imaginaire national
L’élan de l’imaginaire national en développement, ou la capacité des hommes à construire par l’imagination une entité collective d’appartenance, déjà amplement documenté par Benedict Anderson [15], participe également à cette critique sociale. Dans la Russie populaire, il se traduit par le sentiment d’une communauté d’expérience partagée entre gens vivant aux quatre extrémités du pays. Une retraitée vivant dans un appartement rénové du centre de Moscou peut ainsi se déclarer en empathie avec la babouchka d’un petit village perdu de l’Oural qui vend des champignons sur le marché pour pouvoir survivre et avec laquelle elle a longuement discuté lors d’un voyage en voiture à l’intérieur de la Russie. Des ouvriers de Roubtsovsk, dans l’Altaï, qui luttent contre la fermeture de leur usine, peuvent se sentir solidaires (les travailleurs sont « nos frères ») de tous les « gens du travail », surtout en réaction à la non reconnaissance matérielle du travail ainsi qu’à un mépris de la part des enfants des nouveaux riches, ressenti comme collectivement humiliant (« nous ne sommes rien pour eux »).
Ce « nous » prend les dimensions de la nation imaginée, une nation clivée, contrairement à la vision d’une nation une et unie diffusée par la propagande patriotique. Ce « nous » alimente et est en même temps alimenté par la configuration d’un « eux ». Et le clivage se fait selon des critères sociaux plutôt qu’ethniques ou moraux : « eux », ce sont surtout les oligarques qui confisquent les richesses du pays et monopolisent l’État, ce sont les exploiteurs contre les exploités, les profiteurs contre les travailleurs, le centre contre les régions.
La critique se fait alors revendication ou au moins aspiration, en tout cas ne reste pas pur sentiment ou lamentation. La majorité des revendications portent sur la redistribution sociale et économique entre les régions, les riches et les pauvres, les détenteurs du pouvoir et les simples citoyens. Si elles s’adressent à l’État, elles demandent avant tout un État débarrassé des oligarques, l’État tel qu’il existe actuellement étant perçu communément comme un État oligarchique. Enfin, une grande partie des revendications portent sur la participation politique : « Il faut qu’on nous écoute, que les simples gens puissent participer ! Parce que, là, ils ne savent même pas comment on vit, ils vivent dans un autre monde » (jeune femme aide-maternelle dans un village de l’Altaï).
Imaginaire populaire et critique sociale
Pour penser les processus enchevêtrés de l’imaginaire populaire et de la critique sociale, les cadres théoriques doivent être souples et aménageables. Si on s’inspire des conceptions de Cornélius Castoriadis, l’imaginaire social peut être pensé comme la participation à des significations vécues comme partagées collectivement et figurant un monde commun qui, pour être adossé à des signifiants déjà existants (la nation, le peuple, les Russes, les ouvriers, etc.), s’en différencie néanmoins, portant une potentialité de transformation sociale. Cet imaginaire social a partie prenante non seulement avec les représentations, mais également avec les sens, les affects et les désirs.
La variante populaire de cet imaginaire peut se lire comme opérant des lignes de partage (au sens de partager et départager) du monde social entre « nous », les défavorisés, ceux qui travaillent pour gagner peu, ceux des provinces, et « eux » les riches, les profiteurs, les privilégiés. Ce partage gagne à être pensé dans les termes de Jacques Rancière [16] comme « partage du sensible », le monde partagé étant un monde sensible, fondé sur l’expérience de la vie quotidienne. Le partage se fait par les sens autant que par la pensée, et se fait par ceux que les dominants voient incapables de produire un monde commun et d’avoir une parole commune. C’est en s’appuyant sur leur expérience sensible, sur leur monde du proche, qu’ils se sont mis à habiter pleinement après le chaos post-soviétique, que les prolétaires déclassés prennent part à la production d’un monde commun qui ne se laisse pas enfermer dans des catégories préétablies parce qu’il est en train de se faire et qu’il ouvre un horizon du pensable, du dicible et du faisable.
Pour résumer, l’élan critique qui s’inscrit dans cette ouverture de l’imaginaire populaire est ancré dans une expérience, vécue comme commune, de domination et d’injustice. Il est inséré dans l’expérience intime, corporelle et émotionnelle que chacun fait personnellement de son quotidien et du proche. La construction du commun se fait donc à partir de l’engagement dans le proche, par le partage du sensible, dans un élan imaginaire fait d’émotions, d’images et de jugements. Peut-être cet imaginaire n’est-il pas créateur au sens où il pourrait ne pas donner naissance à un mouvement populaire, mais il réunit ce qu’on peut appeler, faute de mieux, les classes populaires (ou le bas peuple) dans une commune expérience imaginée. Le cadre est national, puisque ce sont les clivages sociaux internes à la nation et liés à une certaine configuration de l’État qui sont mis en avant. Mais le contenu est social et donne lieu à une critique sociale ordinaire qui repose sur des expériences vécues, sur ce que Luc Boltanski nomme des « épreuves existentielles » qui « extraient du monde ou, si l’on préfère, du flux de la vie, des éléments susceptibles de mettre en défaut (l’ordre institué) » [17]. Dans ces critiques et ces réagencements sociaux s’invente une autre politique, une politique terre à terre [18], une politique qui sort des convictions bien établies, qui sort des livres, qui se salit à la vie quotidienne, au prosaïque et à la grossièreté.
Imaginaire populaire, critique sociale, revendications d’un État débarrassé de l’oligarchie, politique rabattue sur le terre-à-terre : autant de caractéristiques qui font entrer en résonance le monde des prolétaires déclassés de Russie et celui des Gilets jaunes qui, eux aussi, redécouvrent la fraternité en se réconciliant avec leur expérience du quotidien, en la partageant et en en faisant le socle de leur critique sociale. Les analyses étayées par un travail ethnographique sur le terrain mettent en exergue, chez les Gilets jaunes, le renforcement d’un « nous » populaire solidaire et civique [19], et mentionnent l’émergence d’une « politique expérientielle » [20]. Sans doute l’expérience de la subordination et de l’invisibilisation est-elle comparable un peu partout dans le monde. Ce que j’ai cherché à montrer, en centrant le propos sur les prolétaires déclassés de Russie, c’est que même dans un pays qui a subi des bouleversements tels qu’ils ont entraîné la majorité des travailleurs dans un processus de paupérisation, déclassement et désubjectivation , les invisibles redressent les épaules. Ils le font, comme en France, à partir d’une reconstruction des espaces de convivialité et de fraternité, d’une réconciliation avec leur expérience de vie quotidienne, ainsi qu’à partir d’un imaginaire populaire qui les rassemble dans un même ressenti de l’exploitation et du mépris. Une grande différence est la forte propension à la protestation publique des Gilets jaunes. Ce qui contrarie les capacités de mobilisation des prolétaires russes est le sentiment profondément enraciné d’impuissance à changer l’ordre des choses. Ce sentiment est ancré dans la certitude de vivre en régime oligarchique. Au contraire, les milieux populaires Gilets jaunes, socialisés dans l’idée de vivre dans une « grande démocratie patrie des droits de l’homme », découvrent, sur le mode de la surprise, le caractère oligarchique de l’État (certains ont même rapporté avoir dû chercher le sens du mot « oligarchie » dans un dictionnaire). Cette habituation à l’oligarchie est une raison pour les classes populaires russes de baisser les bras ; la surprise, partagée, en est une pour les Gilets jaunes de se soulever.
Carine Clément
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.