L’histoire coloniale italienne s’est majoritairement traduite par l’occupation de certains territoires d’Afrique entre 1913 et 1943 : la Libye qui sera l’objet d’un autre article, l’Érythrée, l’Éthiopie et la Somalie. Ces trois pays font partie du Corne de l’Afrique, qui désigne une péninsule de l’Afrique de l’Est s’étendant de la côte sud de la mer Rouge à la côte ouest de la mer d’Arabie, dont la forme, sur une carte, évoque une corne de rhinocéros.
« l’utilisation des armes chimiques en Éthiopie entre 1935 et 1940 et la construction de camps de concentration en Libye et en Éthiopie »
L’histoire coloniale italienne s’est majoritairement traduite par l’occupation de certains territoires d’Afrique entre 1913 et 1943 : la Libye qui sera l’objet d’un autre article, l’Érythrée, l’Éthiopie et la Somalie. Ces trois pays font partie du Corne de l’Afrique, qui désigne une péninsule de l’Afrique de l’Est s’étendant de la côte sud de la mer Rouge à la côte ouest de la mer d’Arabie, dont la forme, sur une carte, évoque une corne de rhinocéros.
Dans l’imaginaire commun, le colonialisme italien a un visage moins inhumain que d’autres colonialismes (français, anglais, portugais, belge..) de la même époque. Le mythe des “italiani brava gente” (“Italiens gens bien”) est toujours présent dans les esprits. Cela est dû au fait que jusqu’aux années 1970, la classe dirigeante italienne a refusé tout débat sérieux sur les crimes de guerres et les atrocités commises pendant cette période [1]. Comme si l’improvisation de certaines aventures, les retards et le manque de stratégies pouvaient être considérés une circonstance atténuante pour les horreurs du colonialisme. « Il n’y a rien de plus faux dans cette affirmation »- dit Angelo del Boca- si on pense à l’utilisation des armes chimiques en Éthiopie entre 1935 et 1940 et la construction de camps de concentration en Libye et en Éthiopie. Ce n’est qu’à partir des années 1970 donc que des historien-ne-s commencent à produire des études sur l’histoire coloniale italienne [2] Toutefois, beaucoup de choses restent à faire afin que justice soit rendue aux populations occupées et pour que la vérité sur période noire de l’histoire émerge.
Un peu d’histoire
L’histoire de la colonisation italienne commença en 1869 avec le débarquement des troupes italiennes dans la ville portuaire d’Assab en Érythrée et y forma le premier noyau italien dans la région. Les Italiens profitèrent du retrait des Anglais dans le Corne de l’Afrique (ces derniers appuyaient les opérations italiennes contre les ambitions expansionnistes françaises en Afrique et l’insurrection des indépendantistes soudanais). Assab dévient officiellement italienne en 1882. En 1885, les Italiens occupèrent la ville de Massaua (sur la côte nord de l’Érythrée) et le littoral entre Assab et Massaua et donnèrent naissance à la première colonie italienne. Cela suscita la réaction militaire du Negus Menlik II et des affrontements eurent lieu. L’Italie et l’Éthiopie signèrent le Traité de Uccialli en 1889, donnant la Somalie et l’Érythrée à la famille de Savoie. Ce traité sera utilisé par l’Italie comme base pour sa stratégie impérialiste en Éthiopie.
Des controverses sur l’interprétation du traité (selon l’interprétation italienne, l’Éthiopie était sous protectorat de l’Italie et cette dernière était en charge de la politique étrangère de l’Éthiopie) débouchèrent sur la bataille d’Adoua (1896), qui représenta un vrai échec pour l’Italie. Le traité d’Addis Abeba obligea ensuite l’Italie à reconnaître la souveraineté de l’Éthiopie, du moins pour quelques années.
Concernant la Somalie, à la différence de l’expérience érythréenne, l’Italie décida de confier à l’entreprise privée Filonardi la domination directe de celle-ci : d’autres pays, comme l’Angleterre, avaient déjà adopté cette même méthode. Les motivations de ce choix furent liés à l’échec de la bataille d’Adoua : l’Italie avait recours à ces types de sociétés parce que moins compromettantes sur le plan international, et plus rassurantes pour la partie de l’opinion publique opposée aux missions coloniales [3]. Seulement en 1905, la colonie passa sous contrôle de l’État puisque la nouvelle compagnie, la “Società anonima commerciale italiana del Benadir” fut accusée de causer des pertes économiques. En 1905, après avoir rétrocédé la société du Benadir en simple personne de droit privé, le gouvernement italien créa un Commissariat de la Somalie du Nord afin d’administrer la région autour de la côte qui dévient officiellement la deuxième colonie d’Italie [4].
La défaite d’Adoua n’incita pas l’Italie à abandonner sa politique coloniale : en 1906, l’Italie conclut un accord secret avec la France et la Grande-Bretagne pour se répartir les zones d’influence respectives dans l’hypothèse de l’effondrement soudain de l’empire éthiopien à la mort du Négus Ménélik [5].
L’impérialisme italien s’intensifia avec la première guerre mondiale et le développement du fascisme.
Le 3 octobre 1935 le Royaume d’Italie attaqua l’Éthiopie sans même déclarer la guerre. L’agression fut condamnée par la Société des Nations qui imposa des sanctions économiques à l’Italie fasciste. A partir de leurs bases en Somalie et en Érythrée, les Italiens réussirent à vaincre la résistance des Éthiopiens en utilisant des armes chimiques comme pour l’ypérite et repoussèrent les Éthiopiens jusqu’à Addis Abeba en 1936.
Dans la même année, toutes les colonies italiennes de la Corne de l’Afrique furent unifiées dans l’Afrique Orientale Italienne (AOI).
L’empire italien fondé en 1936 dura 5 ans. En août 1940, après l’entrée en guerre de l’Italie, le régime fasciste commanda l’invasion de Djibouti et de la Somalie britannique. L’armée anglaise vainquit les Italiens en 1941 après la bataille de Keren et occupa toute l’Érythrée italienne, qui passa sous administration militaire en 1947. En 1941 l’armée anglaise pris le contrôle total de la Corne de l’Afrique et favorisera la restauration du vieil empire éthiopien.
Après la deuxième guerre mondiale, l’Éthiopie fut le premier pays africain à obtenir l’indépendance en 1941 mais tout en prenant le contrôle de l’Érythrée, la première colonie italienne, grâce à la résolution 390 du 2 décembre 1950 qui fait de l’Érythrée “une unité autonome, fédérée avec l’Éthiopie sous la souveraineté de la couronne éthiopienne”. En 1962, l’empereur Hailé Selassie, encouragé par l’indifférence de la communauté internationale et avec l’appui des États-Unis, aboli la fédération, en déclarant l’Érythrée province de son empire et en interdisant les partis politiques érythréens, ainsi que la presse indépendante. Quelques années plus tard, l’arabe et le tigrinia, les langues les plus couramment utilisées sur le territoire érythréen, sont remplacées par l’amharique et le drapeau érythréen est interdit [6]. Depuis les conflits entre les deux pays n’ont pas cessé jusqu’à nos jours.
La Somalie en revanche resta sous protectorat italien jusqu’en 1960. Ce processus fut appelé trusteeship system 52 : les Italiens étaient chargés d’”accompagner” les Somaliens sur le chemin de l’indépendance, de former une classe politique, une bureaucratie étatique digne de ce nom, une armée adéquate, de s’occuper de l’assainissement économique, de construire les infrastructures pour tout type de besoin, des transports à l’éducation en passant par la santé. On ne voit pas bien pourquoi la population somalienne avait besoin de l’ingérence italienne pour construire tout cela ! La Somalie resta administrée sous le régime de tutelle de l’Italie de 1950 à juillet 1960, quand l’ancienne Somalie italienne et la Somalie britannique devinrent la nouvelle République de Somalie [7].
La Somalie reste aujourd’hui un des pays les plus appauvris.
Quelles réparations ?
Avec le Traité de Paris de 1947, qui met fin à la deuxième guerre mondiale, l’Italie non seulement se voit retirer toutes ses colonies, mais s’engageait à payer le prix en termes de réparations et de restitution d’œuvres d’art, d’archives volées.
À l’agressivité impitoyable du colonialisme italien, se reflète une indifférence pour les dommages causés à la population autochtone et le manque de respect pour les engagements pris dans ce trait. En effet, le manque de prise de responsabilité pour ce qui avait été fait, la mystification de ce qui s’était passé, l’interférence dans la politique des anciennes colonies et l’exploitation de ces territoires encore aujourd’hui sont des signaux qui nous apprennent que les leçons du colonialisme sont loin d’être apprises.
L’Éthiopie
L’article 74 du Traité de Paris prévoyait une somme de 25 millions de dollars pour les réparations à restituer en sept ans à partir de l’entrée en vigueur du Traité.
L’Éthiopie déclara que cette somme était dérisoire et avança une proposition de 326 milliards de lires (ce qui équivaudrait à peu près à 522 millions de dollars de l’époque [8]). En 1956 (donc après 11 ans de négociations), un accord fut trouvé pour un montant de 10,5 milliards de lires (à peu près 17 millions de dollars de l’époque) en considération d’« importants investissements italiens en Éthiopie », c’est-à-dire une somme inférieure à trente fois à celle demandée. A l’article 78 du même traité, il est inscrit que « Le Gouvernement italien accordera aux ressortissants des Nations Unies (en 1945, de tous les pays pris en considération, seulement l’Éthiopie en faisait partie, NDA) une indemnité en lires [..] pour compenser la perte ou les dommages qui résultent de mesures spéciales prises pendant la guerre à l’encontre de leurs biens et qui ne visaient pas les biens italiens ». On se demande comment la somme négociée in fine a bien pu dédommager tou-te-s les citoyen-ne-s éthiopien-ne-s endommagé-e-s. Par ailleurs, à aucun moment dans le traité on ne parle d’indemnité pour les familles de victimes de guerre.
En outre, l’article 37 de ce Traité prévoyait que l’État italien avait pour obligation de restituer tous les objets d’art et religieux dans le délai prescrit de un an et demi. L’article 75 spécifie également que les demandes de restitution des biens devaient être présentées par les gouvernements des pays colonisés (et ceci dans un délai de 6 mois à compter de l’entrée en vigueur du Traité).
Dans le cas de l’Éthiopie, ces objets n’ont été que partiellement restitués lorsqu’il s’agissait des objets confisqués par l’État italien. Pas un seul objet volé par les généraux italiens (dont Badoglio, Graziani et Teruzzi) ou par des gouverneurs ne fut restitué. Parmi les biens non restitués par l’État italien, il y a la bibliothèque du Négus, l’avion d’une des filles de Hailé Selassie. L’obélisque d’Axum n’a été restitué que très récemment [9].
L’histoire de cet obélisque, un monument historique érigé 1600 ans plus tôt et volé en 1937, est unique. L’Éthiopie en exigéa immédiatement la restitution, qui fut acceptée avec la signature du Traité de paix avec les Alliées en 1947. De nombreuses demandes ont été formulées non seulement par les différents gouvernements éthiopiens, mais également par des intellectuels et des étudiants de l’Université d’Addis-Abeba.
L’obélisque d’Axum ne fut restitué qu’en 2005 après quasi 60 ans d’attente (et des demandes répétées) et 68 ans après avoir été volé [10]
Érythrée
En ce qui concerne l’Érythrée, l’Italie appliqua une politique d’indifférence, alors même qu’elle aurait dû veiller au succès de la fédération érythréenne-éthiopienne fondée sur la résolution 390/A/5 décrite plus haut [11]. L’appropriation de l’Érythrée par Hailé Selassie avait déclenché un guerre qui dura trente ans dans l’indifférence à la fois de l’Italie, des Nations Unies et des autres gouvernements, qui jamais n’exercèrent de pressions sur le gouvernement d’Addis Abeba. Contre toutes prévisions, l’Érythrée sortit de la guerre gagnante mais meurtrie avec un bilan de 80.000 mort-e-s, 50.000 orpheline-ne-s et 500.000 réfugié-e-s.
Somalie
Comme dit précédemment, en 1950 le pays fut confié à l’Italie pour un mandat de 10 ans, afin de « l’accompagner sur le chemin de la démocratisation ». Les Italiens purent évaluer l’échec de leur politique lorsqu’en 1960, les militaires (formés par les Italiens) renversèrent les institutions pour instaurer la dictature de Siad Barre.
La colonisation italienne en Somalie s’était distinguée par le manque d’investissements (les quelques-uns qui furent réalisés avaient bénéficié uniquement à des entreprises italiennes). En 1950, la Somalie disposait d’un taux d’analphabétisme de 99,4% et manquait d’infrastructures et d’hôpitaux (on comptait 1 médecin pour 60.000 habitant-e-s et environ 1,6% de la population vivait dans des maisons en brique).
Des milliers de milliards en aide publique furent déboursés sans que cela ne profite à la population. Des projets inutiles et nuisibles furent construits dans le but de renforcer le régime oppressif de Siad Barre. Quand ce dernier abandonna la Somalie, le pays tomba dans le chaos et dans une guerre civile sans précédents. Le monde s’aperçut de cette tragédie quand les mort-e-s dû à la famine dépassèrent les 300.000. C’est à ce moment que l’Italie intervint à la tête d’une « opération humanitaire » de l’ONU qui se révélera un échec. De plus, on découvrit bientôt que 5 milliards de lires (2,5 millions d’euros) versés par l’ONU avaient servi à financer les seigneurs de la guerre.
En 1997, une commission d’enquête parlementaire en Italie donna des preuves du trafic d’armes, du déversement de déchets toxiques et de tortures perpétrées par l’armée italienne durant la mission humanitaire [12].
Des criminels de guerre jamais jugés
« aucun procès n’a jamais été engagé contre les coupables de crimes perpétrés contre les populations d’Afrique, des Balkans ou de Grèce »
L’Italie n’a jamais fait les comptes de son passé colonial : aucun procès n’a jamais été engagé contre les coupables de crimes perpétrés contre les populations d’Afrique, des Balkans ou de Grèce.
Le traité de Paris, à l’article 45, prévoyait que l’Italie devait assurer l’arrestation de toutes les personnes accusées d’avoir commis ou commandé de crimes de guerre, afin d’être soumises à jugement. Par la suite, l’Italie réussit à obtenir l’annulation de cet article, tout en s’engageant à s’occuper personnellement du jugement des criminels nationaux identifiés par la Division des crimes de guerre des Nations Unies créée en 1943 (et dans laquelle figurent bien des généraux italiens comme Badoglio, Graziani, Roatta, Ambrosi..) [13]
Résultat : les travaux de la Commission d’enquête italienne (1947-48) se clôturent en classant l’affaire sans suite (c’est-à-dire sans procès), malgré les centaines de noms qui figuraient dans la liste des criminels de guerre. Et ce grâce à la diplomatie du gouvernement anglais et états-unien.
Aucune des demandes formulées par la Yougoslavie et l’Éthiopie, au fil des années, afin d’extrader ces criminels n’a jamais été entendu.
Le général Graziani, dont les méthodes lui avait valu le surnom de « boucher de Fezzan » (du nom d’une région de la Libye) ne passa que quelques mois en prison (malgré une peine de prison de 19 ans) pour collaboration avec les Nazis de la RSI après le 8 septembre 1943. Il n’a jamais été jugé pour les crimes commis envers les populations de la Corne de l’Afrique et de la Libye. Le général Badoglio (à la tête de la guerre contre l’Éthiopie) fut l’objet d’une séance de la Commission de l’ONU pour les crimes de guerre (qui n’examina que 10 cas) sous l’impulsion du gouvernement éthiopien. Badoglio, accusé d’avoir utilisé des gazs toxiques et bombardé la Croix Rouge durant la campagne d’Éthiopie (et étiqueté comme criminel de « degré A ») fut relâché sans hésitation grâce (à nouveau) à l’appui du gouvernement anglais [14]. Il mourut dans son lit en 1956 et bénéficia de funérailles d’État.
Non seulement ces personnages n’ont pas été jugés responsables pour leurs crimes et n’ont jamais dû affronter un procès. Au contraire, ils ont retrouvé une place dans l’appareil administratif de la Première République (1948-1994), dans des préfectures de police ou dans la direction de partis de droite ou néo-fasciste (c’est le cas de Graziani) [15].
Conclusions
Le Traité de Paris ne prévoyait des réparations que pour l’Albanie, l’Éthiopie, la Grèce et la Yougoslavie. Nul part, on ne fait mention des terribles conséquences de l’invasion italienne en Érythrée et en Somalie, en leur niant le droit à des réparations pour les dommages causés par celle-ci.
On remarque également une discrimination vis-à-vis de ces pays -en tant que non membres des Nations unies- en ce qui concerne les indemnités liées aux dommages par rapport aux biens possédés par leurs populations.
Comme déjà vu, seule l’Éthiopie eut droit à une réparation même si en mesure bien inférieure à celle qui avait été calculée par l’État.
Ainsi donc, l’État italien n’a pas fait face à ses responsabilités pour les crimes commis pendant la période coloniale. Au contraire, il a blanchi ces pages noires de l’histoire pendant des années et n’a pas pris en considération l’histoire coloniale italienne dans le cursus scolaire. Quel avenir pour une population qui ne connaît pas son histoire ? Comment peut-on combattre l’avancée de l’extrême droite aujourd’hui si nous n’avons pas fait face à notre passé ?
Merci à Christine Pagnoulle et Dounia Dorkenoo pour leurs relectures
Chiara Filoni
Giulia Heredia
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