Professeur au département d’histoire de l’art et d’architecture de l’université Columbia, conservateur au département d’architecture et de design au Museum of Modern Art de New York, Barry Bergdoll a signé la lettre ouverte à Emmanuel Macron publiée le 28 avril sur le site du Figaro. Avec 1 180 historiens de l’art, architectes des monuments historiques, conservateurs, architectes, il y interpelle le président de la République française sur la question de la restauration de Notre-Dame, lui enjoignant de faire preuve de la plus grande prudence dans ce dossier, de s’en remettre aux experts et de maintenir le projet dans le cadre législatif de la protection des monuments historiques.
Isabelle Regnier – Comment vous est parvenue cette tribune ?
Barry Bergdoll – Des historiens de l’architecture, des acteurs du patrimoine français sont nombreux à l’avoir fait circuler. J’ai dû la recevoir trois fois en moins d’une demi-heure.
Qu’est-ce qui vous a incité à la signer ?
La précipitation avec laquelle les annonces sur la reconstruction ont été faites. Après un incendie aussi intense, il faut beaucoup de temps pour comprendre les enjeux de la restauration, en particulier pour un édifice aussi complexe. Aujourd’hui on ne connaît pas l’état des voûtes, on ne sait pas quelle température a été atteinte à l’intérieur… Imaginer un concours dans ces conditions, c’est comme construire un bâtiment sans connaître l’état géologique du site.
Le gouvernement a décidé d’affranchir Notre-Dame de la loi sur la protection du patrimoine. Cette décision vous semble-t-elle justifiée ?
C’est très dangereux. Je me demande s’il y aurait eu ne serait-ce qu’un début de discussion sur le sujet s’il s’agissait des cathédrales de Laon, de Senlis ou de Bourges… Du point de vue de l’histoire de l’art elles sont aussi importantes que Notre-Dame de Paris. Si Notre-Dame fait exception, c’est pour sa renommée, pour des questions d’ordre identitaire… Je ne vois pas en quoi cela devrait lui conférer un statut spécial au regard de la loi sur les monuments historiques.
Avez-vous un point de vue tranché sur la forme que devrait prendre la nouvelle flèche ?
Je suis historien du XIXe et du XXe, progressiste, favorable a priori au contemporain… Ceux qui me connaissent pourront être surpris que je ne prenne pas d’emblée parti pour la contemporanéité. Mais c’est une question de conservation du patrimoine. Personne n’envisage de ne pas reconstruire à l’identique les voûtes qui se sont effondrées. Dans tout ce débat, on a l’impression que l’histoire de la cathédrale s’est arrêtée en 1400.
« Dans tout ce débat, on a l’impression que l’histoire de la cathédrale s’est arrêtée en 1400 »
Je ne comprends pas pourquoi on respecte religieusement le médiéval tout en étant prêt à se débarrasser de ce qui vient après Eugène Viollet-le-Duc, un des grands architectes du XIXe. J’ai l’impression d’être revenu aux années 1960, quand il était considéré comme un vulgaire pasticheur ! On raisonne qui plus est comme si son intervention sur Notre-Dame se résumait à la flèche. C’est complètement faux ! Sans parler des statues qui faisaient partie de la flèche et qui ont été sauvées. Faut-il les réintégrer à la nouvelle flèche ? Est-ce souhaitable ? Qui écrit le programme du concours ? Je ne suis pas sûr que l’on puisse régler ces questions dans l’arène politique…
L’idée d’une flèche contemporaine vous paraît-elle indéfendable ?
Je défends l’idée de reconstituer celle de Viollet-le-Duc si c’est possible. Tout dépendra de la charpente qu’on va reconstruire, de la structure qu’elle va former avec les voûtes. Ce bâti invisible n’a pas besoin selon moi d’être reconstruit à l’identique (même si on a toutes les données pour le faire, l’espace de la cathédrale ayant été intégralement scanné en 3D). Si jamais il n’était pas capable de soutenir la flèche de Viollet-le-Duc, alors oui, un concours d’idées, le plus ouvert possible, deviendrait légitime. Mais annoncer d’emblée que l’on va refaire la flèche dans un esprit XXIe siècle me semble aberrant. Une flèche ce n’est pas un chapeau ! On ne peut la concevoir indépendamment de la charpente. Je suis un peu sidéré que des architectes de très grande renommée aient pu avoir l’idée de publier des images aussi vite.
Y a-t-il des cas d’école qui auraient pu servir d’exemple ?
Chaque cas est particulier. Si un édifice a été démoli et qu’on l’a laissé à l’état de ruines pendant cinquante ans, comme ce fut le cas de la Frauenkirche de Dresde, par exemple, cela signifie qu’on n’estimait pas que la population en avait besoin pour panser sa blessure. Reconstruire à l’identique dans ce genre de cas, c’est du pastiche, une nostalgie ridicule. La reconstruction à l’identique la cathédrale de Reims après la première guerre mondiale, ou du dôme et la chapelle du Saint-Suaire à Turin, après l’incendie qui les ont ravagés en 1997, se justifient de manière beaucoup plus évidente parce que leur destruction a constitué un choc dans le corps social.
En tant qu’Américain, l’afflux massif de fonds privés pour reconstruire la cathédrale a dû vous sembler familier…
Ce qui est un peu inédit, il me semble, c’est la rencontre, avec ce mécénat publicitaire, entre ce secteur du patrimoine qui est, en France, de la responsabilité de l’Etat depuis les années 1840, et les grandes fortunes. Dans le contexte de la crise des « gilets jaunes », on peut se demander si c’était judicieux politiquement. Vu de loin, les débats sur le sujet paraissent aussi incendiaires que l’événement lui-même.
Comment avez-vous vous-même réagi à l’incendie, sur le moment ?
J’ai appris la nouvelle quasi instantanément, par les alertes du New York Times et du Monde, alors que j’étais en route pour l’aéroport. Sur l’écran de mon IPhone, je recevais les images de la BBC et d’autres chaînes de télé, d’Instagram… Au bout de quelques minutes, les chaînes de télé américaines ont commencé à m’appeler, me demandant de venir en studio. La flèche n’était même pas encore tombée ! J’ai envisagé de repousser mon voyage d’une journée et puis j’ai renoncé, je suis content d’avoir pris cette décision. Cela m’a évité de me retrouver dans un studio à raconter des choses dont j’aurais ensuite pu me dire que c’étaient des bêtises.
Cette culture médiatique de l’immédiateté se heurte au temps long des monuments historiques…
Il n’est jamais bon de réagir sous le coup de l’émotion… J’aurais aimé que le président Macron puisse dire : nous allons prendre le temps de la réflexion… Une fois les annonces publiques faites, c’est difficile de faire marche arrière. L’annonce du concours d’architecture m’a rappelé l’époque des grands travaux de Mitterrand. Le soir où il a annoncé avoir choisi le projet de Dominique Perrault pour la Bibliothèque nationale de France, il en montrait les images à la télévision. Dès lors, tous les ajustements ont dû s’inscrire à l’intérieur de ce qui avait été montré à la télé. Je vois un parallèle entre les deux situations : des annonces précipitées qui réduisent terriblement la marge de manœuvre. C’est le problème des concours d’architecture, qui ont une visibilité politique énorme. Une consultation n’aurait pas le même effet.
Pensez-vous que cette tribune puisse concrètement être suivie d’effet ?
Je suis tellement francophile que j’ai espoir que l’on revienne à quelque chose de rationnel – un espoir que je n’ai plus loisir de formuler dans mon pays. Mais je sais que je suis un peu romantique dans mon rapport à la France.
Propos recueillis par Isabelle Regnier