Toutes les villes frontalières ont les deux mêmes points communs : le chaos et le métissage. Ceuta et Melilla ont longtemps été un laboratoire où cohabitaient les religions catholique et musulmane, et les communautés minoritaires juives et hindoues.
Aujourd’hui, cette coexistence est menacée et, à bien des égards, source de conflits. “C’est de pire en pire. Ils sont en train de nous étrangler”, peut-on entendre dans les deux enclaves espagnoles. Et c’est surtout le pays voisin, le Maroc, qui est jugé responsable car il ne reconnaît toujours pas la souveraineté espagnole sur les deux villes autonomes, les considérant comme des “places fortes occupées”.
La vie passe très lentement là-bas. Les changements, qui se font généralement à un rythme méditerranéen, ne sont guère appréciés. Surtout en politique. À Ceuta, le maire-président, Juan Vivas (PP, Parti populaire, conservateur), gouverne depuis dix-huit ans. À Melilla, Juan José Imbroda (PP) est au pouvoir depuis dix-neuf ans. Et aux élections générales, où ces “villes autonomes” ont droit chacune à un siège, la mainmise du PP continue. Mais les élections du 28 avril pourraient changer la donne.
À Ceuta, le chômage est la première préoccupation
“Beaucoup de nos électeurs se tournent vers Vox, c’est indéniable”, reconnaît Guillermo Martínez, le candidat du PP de Ceuta au Congrès des députés. Ici, selon le dernier baromètre du CIS [Centre de recherches sociologiques], l’élection va se jouer entre le PP, le Parti socialiste (PSOE) et le parti d’extrême droite. La première préoccupation des habitants de Ceuta est le chômage, qui touche 11 358 personnes sur les 84 500 recensées dans la ville.
L’autre sujet d’inquiétude est l’immigration, un sujet sur lequel Vox a marqué des points avec sa proposition de construire un mur de béton en remplacement de la double clôture métallique hérissée de barbelés. Le parti parle également d’une “invasion islamiste et migratoire” favorisée par le Maroc.
“C’est faux et dangereux de dire ce genre de choses, dénonce Khadija, une habitante qui vit près du port. Et tout ce que provoque ce discours, c’est la haine. Chaque jour, nous constatons la montée du racisme à l’égard des musulmans. Ils disent que s’ils arrivent au pouvoir, ils vont tous nous jeter dehors, mais beaucoup d’entre nous sont aussi espagnols qu’eux.”
Cependant, le message de Vox passe bien à Ceuta, ville de garnison, en particulier auprès de la population militaire (on compte 3 600 soldats, dont 600 légionnaires, selon l’administration). “Cette ville part un peu plus à vau l’eau chaque jour. Les rues sont pleines de gamins envoyés par le Maroc et la situation à la frontière est intenable. Nous avons besoin d’une reprise en main ferme”, raconte Faust, caporal-chef de la Légion à Ceuta.
“Nous soignons notre couverture médiatique. Nous avons beaucoup d’ennemis et pas besoin de donner des interviews”, explique Carlos Verdejo, le porte-parole de Vox à Ceuta, pour justifier son refus de parler à notre journal.
José Simón, candidat socialiste au Congrès, explique :
“Le citoyen se laisse hypnotiser par la dialectique de ces charmeurs de serpents. Quand ils parlent d’immigrés, ils parlent de marchandises. Et ce mur à la Trump est irresponsable. Ceuta a toujours été un exemple de multiculturalisme (les musulmans vivant à Ceuta représentent environ 43 % de la population). Vox veut mettre un terme à cette cohabitation et ça leur réussit.”
Selon les données du gouvernement de Ceuta, il y a eu l’an dernier plus de 300 000 allers et retours de piétons porteurs de marchandises, et 27000 tonnes de marchandises ont ainsi été sorties de la ville [par les Ceutis, qui vont les revendre au Maroc].
Le directeur général de l’administration des douanes marocaines, Nabil Lajdar, a déclaré il y a un mois vouloir “mettre fin à l’entrée de marchandises de contrebande au Maroc”. Et il a estimé à plus de 500 millions d’euros par an la valeur des marchandises en provenance de Ceuta.
Si le Maroc atteint son objectif, cela signifiera la fin de ce commerce atypique – une contrebande tolérée parce que le Maroc ne reconnaît toujours pas la frontière de Ceuta comme frontière commerciale – qui conduit des milliers d’hommes et de femmes à transporter des paquets de biens de consommation pour moins de 20 euros par jour. Tout le monde sera au chômage. Et beaucoup sont des habitants de Ceuta. Ils ont donc le droit de vote.
“Melilla est en train de mourir”
La même situation a lieu à Melilla. Ces scènes désolantes de porteurs chargés de paquets et de vêtements qui déferlent au Maroc sont l’image quotidienne d’une frontière sur le point d’exploser.
Après avoir débarqué et quitté le port, la première chose que vous apercevez est une statue de Franco, la dernière statue du dictateur à se dresser encore dans une rue d’Espagne. “Melilla est en train de mourir. Les magasins ferment les uns après les autres et les jeunes s’en vont”, déplore José Palazón, président d’une association de protection de l’enfance.
Selon les derniers chiffres de mars, le chômage a baissé partout en Espagne, sauf dans la province de La Rioja et à Melilla. Le 1er août dernier, le Maroc a fermé unilatéralement sa frontière commerciale avec Melilla, ouverte en 1959. “70 % des marchandises qui arrivent à Melilla partent au Maroc [pour un bénéfice de 900 millions d’euros]. Sur ce volume, 10 % ont été légalement pris en charge par la douane. Le reste passe par ce commerce atypique”, explique Enrique Alcoba, président de la plateforme des entrepreneurs et de l’Association des commerçants de Melilla :
“Le Maroc veut étouffer Melilla. Et notre gouvernement ne défend pas les intérêts des Espagnols. Ces derniers mois, 55 commerces du centre-ville ont mis la clé sous la porte.”
Cette situation désespérée est à l’origine de la montée de Vox. Le PP a choisi un général pour briguer un siège à Madrid. Vox a opté pour un colonel de l’infanterie dans la Légion, et réserviste depuis l’année dernière. La vie dans les deux villes de la frontière sud de l’Espagne poursuit son cours, lentement. Si Ceuta est encore animée, Melilla est en train de devenir une ville triste et pessimiste. Certains regardent encore la péninsule avec espoir. Même s’ils ont l’impression que, là-haut, on les a oubliés.
Lucas de la Cal
El Mundo
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