Quand l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (l’Opep) s’est réunie à Vienne en décembre dernier, elle était au bord de l’implosion. Les prix du pétrole avaient chuté, des pays membres tels que l’Iran, le Venezuela et la Libye refusaient malgré tout de réduire leur production, le Qatar avait quitté l’organisation et le président des États-Unis, Donald Trump, faisait pression sur l’Arabie Saoudite pour qu’elle maintienne ses tarifs à un bas niveau.
Alors que les négociations étaient sur le point de capoter, le secours est arrivé de là où l’on ne l’attendait pas : de la Russie, qui n’est même pas membre de l’Opep.Vladimir Poutine, son président, a en effet finalement accepté de réduire la production pétrolière russe selon les souhaits de l’Opep, à condition que l’Iran puisse continuer ses pompages.
Durant cette réunion d’une importance cruciale, ni l’animosité qui régnait ni le rôle essentiel joué par la Russie pour résoudre la crise n’avaient filtré jusque-là. Pourtant, ce qui s’est passé à huis clos en décembre dernier a marqué un tournant pour la Russie qui, jusque-là, ne coopérait pas du tout avec l’Opep, et qui en est devenue un partenaire indispensable.
Moscou en “thérapeute” de l’Opep
Alors que le cartel des gros producteurs de pétrole avançait cahin-caha d’une crise à une autre (miné par l’effondrement des prix, les changements de régime dans certains pays membres, les luttes internes et les attaques fréquentes de Donald Trump), la Russie a mis à profit l’autorité que lui confère son statut de grand pays producteur de pétrole pour lui venir en aide. Vladimir Poutine a ainsi acquis une influence considérable sur la direction du marché mondial du pétrole brut, évalué à 1 700 milliards de dollars [par an], tout en étendant son pouvoir au Moyen-Orient.
“La Russie est désormais la thérapeute de l’Opep”, estime Helima Croft, la directrice de la stratégie des matières premières chez RBC Capital Markets [banque d’investissements canadienne].
Le ministre saoudien de l’Énergie, Khaled Al-Faleh, a fait remarquer récemment en plaisantant qu’il discutait davantage avec son homologue russe Alexander Novak qu’avec certains de ses collègues de cabinet. “Nous nous sommes rencontrés à douze reprises en 2018”, a-t-il confié lors d’une conférence de presse en mars.
Lors de la prochaine réunion des pays de l’Opep [le Comité ministériel de suivi Opep et non-Opep devrait se réunir le 19 mai à Jeddah, en Arabie saoudite, pour préparer la conférence de l’Opep du 25 juin à Vienne], les délégués de la Russie et de l’Arabie Saoudite vont chercher à formaliser ce qui n’est pour l’instant qu’une alliance provisoire.
L’Arabie Saoudite ne se sent plus redevable envers les États-Unis
Pendant des décennies, les États-Unis ont considéré l’Arabie Saoudite comme l’un de leurs plus proches alliés géopolitiques, lui ont vendu des armes et l’ont encouragée à jouer un rôle stabilisateur au Moyen-Orient. En contrepartie, Washington a exigé un approvisionnement stable en pétrole des marchés mondiaux pour atténuer les flambées de prix préjudiciables à l’économie américaine. Mais depuis qu’elle dispose d’un nouvel allié en la personne de la Russie, l’Arabie Saoudite ne se sent plus redevable uniquement envers Washington.
Sous la présidence de Donald Trump, les États-Unis ont revu leur position de non-intervention qu’ils avaient depuis longtemps à l’égard du cartel. M. Trump a écrit plusieurs tweets demandant à l’Opep d’accroître sa production pour faire baisser les prix du pétrole, il a même téléphoné directement au gouvernement saoudien pour lui demander d’ouvrir les robinets.
“Les liens entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite ont une importance vitale pour le maintien de la stabilité au Moyen-Orient et d’une pression maximale sur l’Iran”, explique un haut responsable du gouvernement Trump, qui précise que “ces liens restent forts”.
Le prince saoudien Mohammed ben Salmane a changé la donne
Cependant, le meurtre du journaliste dissident Jamal Khashoggi dans le consulat de l’Arabie Saoudite en Turquie en octobre dernier a créé une fêlure entre les deux pays, tout en offrant une occasion à la Russie de renforcer sa présence au sein de l’Opep.
En fait, l’alliance entre la Russie et l’Opep a vu le jour il y a plus de deux ans avec la nomination de trois nouveaux dirigeants. Tout d’abord, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, le fils du roi Salmane, s’est mis à jouer un rôle plus actif dans la politique pétrolière de son pays, en rupture complète avec ce qui se faisait ces dernières années quand la cour royale laissait le soin à des hauts fonctionnaires du ministère de l’Énergie de s’en occuper. Mi-2016, il a décidé de remplacer à la tête du ministère du Pétrole Ali Al-Naïmi, qui incarnait la politique pétrolière saoudienne depuis des lustres, par Khaled Al-Faleh, qui a longtemps exercé des fonctions dirigeantes au sein de la compagnie nationale d’hydrocarbures Aramco.
Par ailleurs, Vladimir Poutine a désigné Alexander Novak porte-parole de Moscou en matière de stratégie pétrolière internationale. Enfin, l’Opep a nommé le Nigérian Mohammed Barkindo au poste le plus élevé de secrétaire général.
En 2016, face à l’effondrement des cours sans signe de rebond, ce sont ces trois hommes qui ont dû orchestrer un accord pour réduire la production de brut afin de faire remonter les prix mondiaux. La Russie et l’Opep avaient alors accepté de diminuer leur production.
L’Iran, la Libye et le Venezuela traînaient des pieds pour réduire leur production
Mi-2018, les prix du brut ont flambé de nouveau du fait d’une production plus faible des pays de l’Opep et de la Russie, ainsi que d’un regain d’espoir de croissance économique mondiale. Néanmoins, à la fin de l’année, les perspectives économiques mondiales sont restées assez sombres à cause de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine.
Quelque temps avant la réunion de décembre de l’Opep, les cours du pétrole avaient reculé de près de 30 % en six semaines. Pour soutenir les prix, les Saoudiens devaient arriver à un accord à l’unanimité sur la réduction de la production. L’Iran, déjà handicapé par les sanctions américaines appliquées depuis novembre, n’avait pas très envie de diminuer ses volumes. La Libye et le Venezuela, en proie à des troubles internes, traînaient également les pieds.
Alors que le cartel était sur le point de se réunir à Vienne, le Qatar, le voisin de l’Arabie Saoudite dans le golfe Persique, avait ébranlé les marchés pétroliers mondiaux en annonçant son départ de l’Opep. Il faisait partie d’un petit groupe de pays membres qui se sentaient relégués dans l’ombre avec le renforcement de l’alliance russo-saoudienne. À l’Opep, “quasiment tout tourne autour de ce que veulent le prince Mohammed et son copain Poutine”, regrette un haut fonctionnaire qatari.
Lors d’entretiens accordés au Wall Street Journal, des responsables de pays membres de l’Opep, dont des représentants importants du golfe Persique, ainsi que des hauts fonctionnaires russes ont évoqué les négociations tendues qui s’en sont suivies.
L’Arabie Saoudite soucieuse de garantir des recettes pétrolières suffisantes pour son budget
Khaled Al-Faleh, le ministre saoudien de l’Énergie, a dû faire face dès le début de la réunion à des demandes contradictoires. D’un côté, Donald Trump exerçait des pressions en privé sur le prince héritier saoudien pour qu’il maintienne les cours du pétrole à un bas niveau, en incitant publiquement sur Twitter l’Opep à faire de même, selon des responsables saoudiens.
“Espérons que l’Opep maintiendra en l’état ses flux pétroliers sans les restreindre, avait tweeté le président américain le 5 décembre. Le monde ne veut pas et n’a pas besoin de cours du pétrole plus élevés !”
De l’autre côté, Khaled Al-Faleh, le haut fonctionnaire le plus puissant d’Arabie Saoudite, se devait de garantir des recettes pétrolières suffisantes pour apporter les fonds nécessaires au gouvernement saoudien, une incitation par conséquent à faire monter les prix. En effet, près de 87 % des rentrées budgétaires de l’Arabie Saoudite proviennent du pétrole.
“Je souhaite que nous parvenions à un accord, mais ce n’est pas une obligation !”aurait-il déclaré aux personnes rassemblées au siège de l’Opep, selon une source présente sur place. Le ministre de l’Énergie des Émirats arabes unis et président de l’Opep, Suhail Al-Mazroui, qui présidait la réunion, aurait confié que les remarques de Khaled Al-Faleh indiquaient que les Saoudiens n’espéraient pas que le cartel parvienne à un consensus.
“Vous êtes l’ennemi de l’Iran !”
Quand M. Al-Faleh avait demandé à l’Iran de baisser sa production comme les autres, le ministre du Pétrole iranien, Bijan Zanganeh, avait refusé en reprochant aux pays du golfe Persique de prendre les parts de marché perdues par l’Iran à cause des sanctions internationales. Selon une source présente lors du débat, il aurait pointé du doigt Suhail Al-Mazroui en lui lançant : “Vous êtes l’ennemi de mon pays !” Il aurait ensuite menacé de se retirer de l’Opep.
L’Opep était censée parvenir à un consensus dans la journée, et le lendemain, le groupe des pays non membres de l’Opep, avec la Russie à sa tête et comportant notamment le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan, devait se joindre à eux afin de parvenir à un accord plus large. Mais Suhail Al-Mazroui avait été contraint d’ajourner le débat houleux faute d’entente entre les participants.
“C’était le genre de réunion que l’on sent vouée à l’échec, confie un dirigeant de l’Opep présent ce jour-là. On avait l’impression que chacun se demandait qui allait être le prochain à partir…”
Le ministre russe de l’Énergie, Alexander Novak, présent à Vienne, était rentré à Saint-Pétersbourg en début de journée pour consulter Vladimir Poutine au sujet de la tournure confuse prise par les discussions avec l’Opep. Selon des représentants de la Russie et du cartel, il aurait eu la veille une dispute avec Khaled Al-Faleh, qui insistait pour que la Russie réduise sa production de pétrole dans les mêmes proportions que l’Arabie Saoudite, alors qu’elle n’était disposée qu’à la diminuer de moitié.
Tractations entre Moscou et Vienne
À Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine aurait donné à Alexander Novak son aval pour proposer des diminutions de la production russe plus importantes que prévu, et lui aurait demandé de reprendre l’avion pour Vienne afin de s’assurer que la réunion ne se conclue pas sans accord.
De retour à Vienne, M. Novak aurait rencontré le ministre iranien du Pétrole, qui avait menacé un jour plus tôt de se retirer de l’Opep, et lui aurait promis d’amener les Saoudiens à exempter Téhéran de toute diminution de sa production, toujours selon des responsables de l’Opep.
Lors d’une rencontre en aparté avec Khaled Al-Faleh, Alexander Novak aurait finalement accédé à la demande de l’Arabie Saoudite de voir la Russie réduire ses volumes dans les mêmes proportions qu’elle, en échange de la promesse de Riyad d’autoriser l’Iran à continuer ses extractions. M. Novak avait compris que la Russie avait tout intérêt à ce que l’Opep réduise sa production. “Nous avons besoin d’un baril à 60 dollars, et nous sommes encore sous le coup de sanctions” des États-Unis, aurait-il reconnu. Khaled Al-Faleh était tout sourires lorsqu’il était retourné dans la salle des négociations de l’Opep.
Principe de réalité
L’alliance a commencé à diminuer sa production en janvier. Les cours du pétrole se sont appréciés de 30 % depuis le début de l’année, leur meilleure entame depuis le début des années 1880.
L’Arabie Saoudite affirme avoir davantage réduit ses volumes que ce qu’elle avait promis. De son côté, la Russie jure avoir diminué sa production de 230 000 barils par jour, mais en mars, elle ne l’aurait fait que de 120 000 barils par jour, selon des représentants de l’Opep et de la Russie.
Néanmoins, Riyad serait prêt à fermer les yeux sur les manquements de la Russie car il a besoin de soutien sur la scène internationale. “Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre les Russes”, affirme un responsable saoudien.
Benoit Faucon et Summer Saïd et Timothy Puko
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Benoit Faucon
Summer Saïd
Timothy Puko
Wall Street Journal
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