En 1934, des internes de l’hôpital Notre-Dame à Montréal ont déclenché une grève pour protester contre l’embauche d’un interne, Samuel Rabinovitch, parce qu’il était juif (voir l’article d’Ira Robinson « Maîtres chez eux », Globe, 2015). Les grévistes exigeaient que les postes de médecin soient réservés aux franco-catholiques et prétendaient défendre l’intérêt de catholiques refusant d’être soignés par un juif (on dit aujourd’hui qu’on devrait avoir le droit de ne pas être exposé à des signes religieux). Les grévistes voulaient éviter « un abus qui pourrait se produire dans l’avenir », soit l’embauche d’autres juifs (on dit que la Loi sur la laïcité évitera des problèmes à l’avenir). Des grévistes déclaraient que leur mouvement n’était pas antisémite (comme le rejet des musulmanes voilées ne serait pas islamophobe). Le docteur Norman Vanier, lui-même juif, considérait néanmoins cette affaire comme « le point culminant de la vague antisémite qui menace depuis des années ».
Les internes de trois autres hôpitaux se sont joints à la grève, « dans un esprit de solidarité nationale et professionnelle ». Des associations de médecins ont appuyé le mouvement, et la Société Saint-Jean Baptiste a envoyé à l’Hôtel-Dieu une pétition exigeant le renvoi du docteur Stillman parce qu’il était juif. L’Université de Montréal et l’hôpital Notre-Dame recevaient un flot de lettres, tout comme Samuel Rabinovitch qui était aussi la cible de menaces de violence (comme les musulmanes qui portent le foulard aujourd’hui). Des lettres affirmaient que « notre peuple canadien-français a été trop longtemps exploité sous la bannière de la “tolérance” » (on critique aujourd’hui le « multiculturalisme »), exigeant que les juifs ne soient admis dans nulle profession libérale (on limitera aujourd’hui l’accès aux postes d’« autorité »).
Dans Le Patriote, le cas Rabinovitch était associé à une machination téléguidée par « un organisme de domination sémite » (aujourd’hui, les musulmanes voilées feraient le jeu des réseaux internationaux de l’islam politique). Un médecin franco-catholique expliquait que « la génération présente en a assez de la juiverie (destructrice de l’ordre social) » (aujourd’hui, on « en a assez » du prétendu rejet des « valeurs québécoises »).
Enfin, le député Samuel Gobeil pestait contre la présence d’étudiants juifs et de professeurs laïques (!) à l’Université de Montréal et d’autres voix dénonçaient la « laïcité » du président de l’Université de Montréal, Raoul Dandurand, et du doyen de la Faculté de médecine, le docteur Télésphore Parizeau (grand-père de Jacques). Leur laïcité expliquait leur « tolérance » envers les juifs (aujourd’hui, les universitaires qui défendent la diversité seraient complices de l’islamisme).
Les justes
Quelques personnalités franco-catholiques ont protesté contre cette grève antisémite, dont Olivar Asselin et l’éditorialiste Edmond Turcotte, dans Le Canada. Selon Edmond Turcotte, la presse portait « une terrible responsabilité » (comme les médias d’aujourd’hui qui présentent sans répit les personnes musulmanes comme une menace) : « Le venin est lancé en jet continu. […] [La] culture humaniste devrait défendre l’esprit contre les aberrations antisémites. […] La haine de race et la persécution religieuse sont des principes de mort dans une société où la religion d’amour du Christ est la lumière et la vie. » Bref, ce rejet du juif contrevenait au message d’amour de Jésus (lui-même juif…).
Monseigneur Émile Chartier, vice-recteur de l’Université de Montréal, a défendu la tolérance et l’accueil en réponse à une question inquiète au sujet d’étudiants « étrangers » : « notre maison [l’Université] n’est ni canadienne-française ni française. Elle est québécoise : […] elle est soutenue en partie par les fonds venus du trésor provincial. Comme ce trésor est alimenté par les impôts de ceux que vous appelez des étrangers tout autant que l’argent des Canadiens français ». Bref, un nationalisme bien compris doit traiter également toutes les personnes du Québec qui entretiennent les institutions publiques par leurs impôts.
Rabinovitch a finalement démissionné et l’Hôpital général juif a ouvert ses portes à la fin de l’année. Après un stage au Missouri, le docteur Rabinovitch est revenu à Montréal en 1940 où il a soigné des patients jusqu’à l’âge de 90 ans (il est mort à 101 ans). Pour sa part, le président du Conseil médical de Notre-Dame, le docteur Albert Lesage, a tiré cette conclusion de cette sinistre affaire : « Nous espérons que d’autres faits semblables ne se produiront pas dans l’avenir ; mais nous en doutons, car une mentalité nouvelle et dangereuse semble naître et se développer dans l’esprit de nos jeunes gens, qui manquent de vision dans l’avenir. »
L’avenir, c’est maintenant.
Francis Dupuis-Déri
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