- Genèse, essor et déclin de (…)
- La Première Internationale
- Internationalisme et mouvement
- L’internationalisme ambigu
- Internationalisme et révolutio
- L’heure des brasiers
- Nouveau cycle
- De l’internationalisme à (…)
- Le retour des autochtones
- L’âge de l’antimondialisation
- De l’anti à l’alter
- Du social au politique
- Asymétries et débats
- L’embrasement
- Du mouvement Occupy aux (…)
- En guise de conclusion : (…)
Dans ce texte, nous commençons par rappeler les origines et le parcours de l’internationalisme, puis nous abordons sa transformation en altermondialisme dans la période contemporaine. Nous terminons sur quelques observations et conclusions qui restent nécessairement préliminaires devant un processus relativement nouveau et en cours.
Genèse, essor et déclin de l’internationalisme socialiste
La solidarité internationale sous une forme articulée apparaît au tournant du 19e siècle au moment de l’essor du capitalisme et des grandes révolutions démocratiques qui traversent l’Europe et les Amériques. Les frontières nationales sont secouées dans ce tumulte à la fois politique et économique. Les structures sociales et économiques érigées par le capitalisme s’internationalisent, via notamment le colonialisme. Des mouvements de populations déplacent des millions de personnes d’un continent à l’autre. Dans les centres urbains où germent les idées de liberté et de justice sociale, de nouveaux groupements sociaux découvrent l’importance d’établir des liens de solidarité avec ceux et celles qui, un peu partout, luttent pour des objectifs similaires dans le cadre d’un système mondialisé. Selon Marx et Engels, les contradictions du capitalisme font en sorte que les classes subalternes, et en premier lieu le prolétariat, doivent mener une lutte commune, internationale :
Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par-là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. Déjà, les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’ils entraînent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation. Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation. Du jour où tombe l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles [1].
Dans les années subséquentes à l’appel de Marx et Engels, des liens sont effectivement mis en place. Par exemple, lors de grèves en France et en Angleterre, des associations ouvrières se soutiennent financièrement. Des débats sont tenus également sur le sens et les objectifs de la lutte, desquels émergent des perspectives différentes (celle de Marx, de Proudhon, de Bakounine, etc.) [2]. Plus tard, la Commune de Paris (1871) est le lieu d’expérimentation d’un projet socialiste encore embryonnaire, qui enflamme l’imagination d’une grande partie du monde européen.
La Première Internationale
À travers ces résistances et les travaux des intellectuels socialistes se tissent des liens aboutissant à l’idée d’un réseau permanent de coopération et de solidarité, qui devient l’Association internationale des travailleurs (AIT), plus tard connue sous le nom de la Première Internationale :
L’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ; tous les efforts tendant à ce but ont jusqu’ici échoué, faute de solidarité entre les travailleurs des différentes professions dans le même pays et d’une union fraternelle entre les classes ouvrières des divers pays ; l’émancipation du travail, étant un problème ni local ni national, mais social, embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne et nécessite, pour sa solution, le concours théorique et pratique des pays les plus avancés. Pour ces raisons, l’Association Internationale des Travailleurs […] déclare que toutes les sociétés et tous les individus y adhérant reconnaîtront comme base de leur comportement les uns envers les autres et envers tous les hommes, sans distinction de couleur, de croyance et de nationalité, la Vérité, la Justice et la Morale. Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs [3].
L’AIT, de même que les mouvements sociaux européens, sont alors confrontés à plusieurs dilemmes. La restructuration du capitalisme et conséquemment des États impose aux mouvements un nouveau tournant qui s’articule autour des grands syndicats et des premiers partis socialistes agissant au niveau national. Ces mouvements s’insèrent dans la dynamique nationale pour proposer un nouveau projet de société. En même temps, le cadre de la lutte dans le contexte d’un capitalisme qui se mondialise rapidement dépasse les frontières et exige donc des articulations plus élaborées.
D’autre part, les mouvements sociaux se battent en même temps sur plusieurs terrains, contre le capitalisme (d’où s’esquisse une perspective de dépassement du capitalisme), pour la démocratie et également pour l’indépendance nationale. La solidarité internationale se restructure alors pour organiser des appuis concrets aux luttes sociales, également pour soutenir les mouvements démocratiques et d’émancipation nationale, notamment en Irlande et en Pologne.
Internationalisme et mouvements d’émancipation nationale
Des régimes féodaux et monarchistes dominent dans une grande partie de l’Europe (en Russie, dans l’empire austro-hongrois par exemple). Même dans les États capitalistes consolidés comme l’Angleterre, des processus de domination s’exerçant contre des nations (en Irlande en particulier) sont constitutifs du dispositif du pouvoir et sont donc partie prenante des luttes sociales et politiques. De toute évidence, les peuples, y compris les éléments prolétariens de ces peuples, veulent se battre à la fois pour l’émancipation sociale et l’émancipation nationale. La question est alors posée : comment réconcilier ces deux perspectives ? D’autre part, en dehors de l’espace européen, le dilemme est encore plus grand. En effet, les colonies des grands empires, en Asie, en Afrique et dans les Amériques, sont structurées autour de systèmes étatiques qui excluent la population condamnée à l’esclavage ou au semi-esclavage.
Dans le cours des luttes se développent alors deux perspectives. Au départ, Marx et Engels sont plutôt méfiants envers ce qu’ils considèrent comme des mouvements non prolétariens. Leur vision européocentrique les conduit à penser que le colonialisme et l’impérialisme ont une fonction « civilisatrice » sur les colonies et qu’en dépit des formes de pouvoir et d’exploitation très sévères imposées aux populations, cette domination apporte le « progrès » :
L’Angleterre remplit une double mission en Inde : l’une destructive, l’autre régénératrice, l’annihilation de la vieille société asiatique et l’établissement des fondations matérielles de la société occidentale en Asie […] aussi triste qu’il soit du point de vue des sentiments humains de voir ces myriades d’organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses se dissoudre, se désagréger en éléments constitutifs et être réduites à la détresse, et leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance traditionnels, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont toujours été une fondation solide du despotisme oriental, qu’elles enfermaient la raison humaine dans un cadre extrêmement étroit, en en faisant un instrument docile de la superstition et l’esclave de règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique. […] [4]
Cette vision du « progrès », venant inconsciemment du capitalisme et du colonialisme, est en fait impulsée par des concepts hérités d’Hegel sur la « marche irrésistible de l’histoire », ce qui conduit à de graves aveuglements face non seulement à la prédation du monde non européen à la base même de l’essor du capitalisme, mais à des appuis explicites au processus colonialiste, comme c’est le cas d’Engels devant la révolte en Algérie contre le colonialisme français :
On peut regretter que la liberté ait été détruite, mais nous ne devons pas oublier que ces mêmes Bédouins sont un peuple de voleurs ». Certes, admet Engels, le capitalisme commet également des atrocités, mais « le bourgeois moderne avec la civilisation, l’industrie, l’ordre et les « lumières » qu’il apporte tout de même est préférable au seigneur féodal ou au pillard de grand chemin et à l’état barbare de la société à laquelle ils appartiennent » [5].
Par la suite cependant, des luttes d’émancipation nationale en Europe finissent de s’imposer par leur détermination et leurs résistances, ce qui conduit les mouvements socialistes et l’AIT à prendre position en faveur des mouvements de libération nationale en Irlande et en Pologne. Marx notamment se rend compte que l’internationalisme ne peut progresser si les classes prolétariennes sont divisées sur une base nationale, comme c’est le cas en Angleterre. Les mouvements socialistes anglais, dit-il, doivent soutenir la lutte de libération en Irlande :
Je suis de plus en plus convaincu […] que la classe ouvrière ne pourra jamais faire quelque chose de décisif ici en Angleterre tant qu’elle ne rompra pas de la façon la plus nette dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes ; tant qu’elle ne fera pas non seulement cause commune avec les Irlandais […]. Il faut pratiquer cette politique en en faisant non une question de sympathie pour l’Irlande, mais une revendication qui se fonde sur l’intérêt même du prolétariat anglais. Sinon, le peuple anglais continuera à être tenu en laisse par ses classes dirigeantes parce qu’il est contraint de faire front commun avec elles contre l’Irlande. Tout mouvement populaire en Angleterre même est paralysé par le différend avec les Irlandais, qui forment en Angleterre une fraction très importante de la classe ouvrière [6].
Ce virage de Marx sur l’Irlande le mène à envisager différemment l’articulation des luttes anticapitalistes et anti-impérialistes et que, par conséquent, les mouvements doivent avoir une approche ouverte face aux mouvements de libération nationale.
L’internationalisme ambigu
Au tournant du dix-neuvième siècle, les mouvements socialistes connaissent un grand essor, notamment en Allemagne, en France, dans les pays nordiques, en Europe du Sud et même au sein des empires multinationaux de la Russie et de l’Autriche-Hongrie. En 1889, plusieurs partis socialistes ayant acquis une audience de masse créent la Deuxième Internationale. Les débats antérieurs continuent sous l’influence de grandes personnalités comme Karl Kautsky, Rosa Luxemburg, Lénine et plusieurs autres. L’idée que la lutte anticapitaliste doit être menée à l’échelle internationale reste au centre du discours. Dans la lignée de Marx, Kautsky préconise un effort concerté des mouvements en faveur des luttes d’émancipation sociale et nationale :
Quiconque veut hâter la libération du prolétariat doit œuvrer pour la démocratie, le droit des peuples à l’autodétermination. Certes, la jouissance de droits démocratiques n’équivaut pas encore à la libération du prolétariat, mais le prolétariat ne peut se libérer sans détenir ou conquérir de droits démocratiques. … Les partisans de l’impérialisme parmi les sociaux-démocrates ne nient pas la valeur de ce droit pour leur propre nation, mais ils refusent d’appliquer ce principe d’une façon générale à toutes les nations […] Les « grandes nations civilisées » auraient le droit « de pratiquer, dans une certaine mesure par contrainte, l’assimilation ou l’annexion de petites nations atrophiées, rachitiques. À ces conceptions s’oppose néanmoins le caractère international de la social-démocratie qui, tout comme son caractère démocratique, repose sur les conditions de l’existence et du combat du prolétariat. Les prolétaires des différents États et nations n’ont pas d’intérêts divergents les uns des autres, et à coup sûr, ils n’ont pas d’intérêts contradictoires […] L’égalité des droits que l’on revendique dans un cadre démocratique pour les individus d’un même peuple doit être réalisée pour chaque peuple à l’intérieur de la communauté des peuples en conséquence même de l’internationalisme […] [7]
Entre-temps cependant, l’idée optimiste voulant que le socialisme soit un mouvement « irrésistible », déterminé par l’histoire, subsiste encore, ce qui fait qu’il y a des hésitations à développer la solidarité avec les peuples de ce qu’on n’appelle pas encore le tiers-monde. Plusieurs mouvements pensent en effet que la révolution socialiste qu’ils voient comme imminente en Europe permettra à l’humanité de passer à une autre étape (socialiste) et de ce fait, de « libérer » les colonies. C’est l’opinion notamment de Rosa Luxemburg, pour qui l’internationalisme est un moyen pour accélérer la révolution socialiste, et non pour répondre aux aspirations nationales (elle s’oppose notamment à l’indépendance de son pays natal, la Pologne, alors dominée par l’État tsariste). Face aux prédations des États capitalistes et impérialistes en Angleterre, en France et en Allemagne, les socialistes sont plutôt ambigus. Ils se prononcent contre les massacres, mais ne vont pas jusqu’à exiger le démantèlement des structures coloniales.
Cette ambiguïté en crée une autre. L’internationalisme de l’époque, reprenant la vision des mouvements antérieurs, signifie que les mouvements s’opposent à la guerre, perçue comme un terrain privilégié pour consolider les dispositifs du pouvoir. À quelques mois de la Première Guerre mondiale, les mouvements de presque tous les pays affirment s’opposer à la tension qui monte en Europe. Pourtant, le moment décisif arrivé en 1914, tout bascule et presque toutes les organisations constituantes de l’Internationale décident d’appuyer « leur » État et de participer activement aux politiques militaristes. Une grosse exception existe : la Russie.
Internationalisme et révolution
La révolution russe prend le monde par surprise, car en fonction d’une interprétation rigoriste de la tradition socialiste, ce n’est pas dans ce pays semi-féodal que l’on pouvait prévoir une rupture. Les socialistes russes n’hésitent toutefois pas à sortir des sentiers battus. Ils proclament une révolution totale, anticapitaliste et antiféodale. En même temps, ils brisent l’Empire en accordant aux peuples dominés le droit à l’autodétermination, ce qui inclut le droit de se séparer et de constituer des États indépendants. Derrière ce virage majeur repose l’idée que le capitalisme dans sa forme contemporaine est devenu « organiquement » impérialiste et que, par conséquent, marquer la rupture avec le capitalisme, c’est en même temps marquer la rupture avec l’impérialisme.
L’impérialisme est devenu le système prédominant ; les monopoles capitalistes ont pris la première place dans l’économie et la politique ; le partage du monde a été mené à son terme ; d’autre part, au lieu du monopole sans partage de l’Angleterre, nous assistons maintenant à la lutte d’un petit nombre de puissances impérialistes pour la participation au monopole, lutte qui caractérise tout le début du XXe siècle […] L’impérialisme est l’époque du capital financier et des monopoles, qui provoquent partout des tendances à la domination et non à la liberté […] De même se renforcent particulièrement l’oppression nationale et la tendance aux annexions, c’est-à-dire à la violation de l’indépendance nationale (car l’annexion n’est rien d’autre qu’une violation du droit des nations à disposer d’elles-mêmes) [8].
Peu de temps après la révolution soviétique de 1917, des socialistes se réunissent à Moscou pour créer l’Internationale communiste (IC), la Troisième Internationale. On y affirme que les nations colonisées ne sont pas seulement des victimes, mais des acteurs centraux de la lutte des classes à l’échelle mondiale [9]. Après les échecs des tentatives révolutionnaires en Allemagne, en Hongrie et en Italie, l’IC regarde vers l’« Orient ». En 1920, des milliers de personnes se réunissent à Bakou (Azerbaïdjan). La plupart, comme Sultan Galiev [10], viennent des luttes de libération nationale anti-impérialistes. L’IC proclame le tournant de la révolution vers l’« Orient » et prévient que les socialistes européens devront changer d’approche :
Le socialiste qui, directement ou indirectement, défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits entre les hommes de race et de couleur différentes ; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, le socialiste anglais qui ne soutient pas de tout son pouvoir l’insurrection de l’Irlande, de l’Égypte et de l’Inde contre la ploutocratie londonienne, – ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre […] Nous sommes convaincus que nous ne pourrons abolir définitivement l’exploitation de l’homme par l’homme, que si nous allumons l’incendie révolutionnaire, non seulement en Europe et en Amérique, mais dans le monde entier, si nous sommes suivis par cette portion de l’humanité qui peuple l’Asie et l’Afrique [11].
Après Bakou, le mouvement révolutionnaire s’enflamme en Asie, notamment en Chine. Le processus est d’autant plus frappant qu’en Europe, la flamme du socialisme pâlit avec la dislocation de la gauche sous le double impact de la consolidation du stalinisme en Union soviétique et de la montée du fascisme sur le continent. Pendant que s’estompent les espoirs d’une révolution européenne internationaliste, une impétueuse révolution chinoise ouvre le cycle des luttes de libération anti-impérialistes, qui ne cessent de s’étendre dans les décennies subséquentes au Vietnam, en Algérie, à Cuba et ailleurs.
L’heure des brasiers
Progressivement et surtout à partir des années 1950, la solidarité internationale dans la tradition de l’internationalisme se restructure autour de l’appui aux luttes de libération, tant du point de vue des pays socialistes (notamment l’URSS et la Chine) que du point de vue des mouvements sociaux et politiques de gauche dans les pays capitalistes. La fracture « nord-sud » devient le nouveau front principal de la lutte mondiale des classes. Après l’éclipse de l’IC, des pays comme Cuba et le Vietnam appellent à la constitution d’un front anti-impérialiste international, comme le proclame Ernesto « Che » Guevara :
En définitive, il faut tenir compte du fait que l’impérialisme est un système mondial, stade suprême du capitalisme, et qu’il faut le battre dans un grand affrontement mondial. Le but stratégique de cette lutte doit être la destruction de l’impérialisme. Le rôle qui nous revient à nous, exploités et sous-développés du monde, c’est d’éliminer les bases de subsistance de l’impérialisme : nos pays opprimés, d’où ils tirent des capitaux, des matières premières, des techniciens et des ouvriers à bon marché et où ils exportent de nouveaux capitaux (des instruments de domination) des armes et toutes sortes d’articles, nous soumettant à une dépendance absolue […] [12]
Pour les mouvements sociaux un peu partout dans le monde, la priorité est d’appuyer les luttes en Algérie et au Vietnam. Il faut aussi travailler avec des organisations et des États en lutte en Afrique, en Amérique latine et au Moyen-Orient. Après le triomphe de la lutte vietnamienne, la libération des colonies portugaises et les révolutions en Iran, au Nicaragua ainsi qu’aux Philippines, laissent présager un Nouveau Monde. Les mouvements sociaux traditionnels du nord (syndicats et partis de gauche) se font concurrencer sur le terrain de la solidarité par des expressions nouvelles émanant de la « nouvelle gauche », pour qui l’internationalisme devient une éthique et jusqu’à un certain point, un substitut à l’impossibilité apparente de provoquer la transformation sociale dans les pays capitalistes avancés. Un « produit dérivé » de cet internationalisme se traduit par la prolifération d’ONG solidaires qui recrutent un grand nombre de jeunes pour aider la révolution du tiers-monde, soit par le biais d’incessantes campagnes de solidarité, soit en s’investissant sur le terrain même pour aider la reconstruction de l’Angola ou du Nicaragua.
Au tournant des années 1980 cependant, les luttes et les mouvements de libération s’essoufflent. Il y a des défaites importantes, notamment en Amérique centrale. Plus questionnant encore est le tournant des mouvements de libération arrivés au pouvoir qui, sous des formes diverses, s’insèrent peu à peu, de gré ou de force, dans la dynamique de la mondialisation capitaliste. Des mouvements sociaux, qui avaient misé sur la révolution du tiers-monde (après l’échec de la révolution européenne), se retrouvent désarçonnés devant la transformation du Vietnam ou du Mozambique en relais du capitalisme mondial. Même si, dans le cas du Vietnam, cette intégration se fait sous la coupe du Parti-État, les termes restent essentiellement les mêmes que pour les États qui n’ont pas cette prétention : concentration sur l’exportation de produits à faible valeur ajoutée, dérèglementation financière qui se fait au profit des institutions internationales, alignement sur les normes du FMI et de la Banque mondiale, répression des mouvements sociaux, etc. [13]. L’internationalisme qu’avaient proclamé ces mouvements est durement secoué par les conflits qui éclatent entre les frères de combat d’hier (entre la Chine, le Vietnam et le Cambodge notamment).
Nouveau cycle
Pendant cette période, le capitalisme mondialisé refait un retour en force. Les mouvements anti-systémiques refluent dans plusieurs pays. L’idée d’une « fin de l’histoire » organisée autour du « capitalisme libéral » s’impose dans plusieurs sociétés, même parmi des mouvements sociaux qui abandonnent plus ou moins la perspective d’une rupture avec le capitalisme. Les États, les médias et un certain nombre d’organisations indépendantes affirment que les grands idéaux de l’internationalisme sont condamnés et condamnables, comme le socialisme d’ailleurs.
Dans ce contexte, le virage de plusieurs mouvements de solidarité s’accélère vers les aspects humanitaires les plus urgents, bien que certaines ONG ne se gênent pas pour tenter de proposer de nouveaux paradigmes, tels Médecins sans frontières (MSF), appuyés par de nouveaux courants politiques et intellectuels. Ils proclament que les mégaprojets et les mégadiscours (en l’occurrence le socialisme et le marxisme) sont des voies sans issue, destructrices, qu’il faut remplacer par une solidarité « au premier degré », de personne à personne. Sauver des vies, et non pas aider des gens à se prendre en mains et à changer les systèmes, devient la plateforme de plusieurs réseaux qui émanaient auparavant de la solidarité internationale nord-sud et de l’anti-impérialisme.
Cette évolution connaît cependant de nouveaux rebondissements au tournant des années 1990. D’abord, malgré un reflux des luttes un peu partout, la planète des résistances ne cesse pas de tourner. De grandes luttes sociales et démocratiques connaissent des avancées spectaculaires au Brésil, en Argentine, en Corée du Sud, en Afrique du Sud, en Indonésie et ailleurs. Les formes et les porteurs des luttes ont changé, mais pas tellement leur substance. Des mouvements populaires, plutôt que des partis politiques, sont surtout au premier plan. Les objectifs sont explicitement plus limités, la démocratie et la protection des droits de la personne, mais la portée des revendications démocratiques touche le cœur de la mondialisation néolibérale et du capitalisme globalisé.
De l’internationalisme à l’altermondialisme
Au tournant des années 2000, les mouvements populaires connaissent un nouvel élan. Dans une large mesure, ils débordent les frontières traditionnellement étanches entre divers secteurs organisés et ils prennent d’emblée une connotation internationale.
Le retour des autochtones
Le rebond des luttes sociales dans cette décennie survient de manière inattendue, notamment dans les communautés paysannes et autochtones des Amériques. En janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale occupe des villes et des villages dans la province du Chiapas au Mexique. C’est un mouvement politico-militaire d’un nouveau genre, qui utilise à la fois les moyens traditionnels et les nouveaux outils de la communication sociale. Rapidement, les zapatistes captent l’attention de la population mexicaine. Le mouvement de solidarité se répand ensuite en Amérique du Sud, puis dans le monde. Les zapatistes organisent là, à partir de 1996 les « rencontres intercontinentales pour l’humanité et contre le néolibéralisme ». Les revendications s’expriment autour des thèmes de la dignité, de la reconnaissance des peuples, de l’autonomie locale, dans un langage qui se démarque avec le narratif traditionnel des mouvements d’inspiration socialiste. Fait à noter, les revendications autochtones qui prennent une grande place dans le discours zapatiste ne consistent pas à demander la mise en place d’un nouvel État autochtone, mais à démocratiser l’ensemble de la société mexicaine. Par la suite, ce « nouveau » mouvement autochtone paysan se répand ailleurs en Amérique du Sud, notamment en Équateur et en Bolivie. Ces mouvements critiquent le concept de « développement » dans le sens capitaliste occidental du terme et appellent à l’élaboration de nouveaux paradigmes où sont liés les thèmes de l’identité, de l’écologie et de la justice :
Nous peuples autochtones ne sommes pas le folklore de la démocratie ni un complément du paysage. Nous sommes acteurs politiques, descendants de grandes civilisations et nous nous proposons de changer le système, sa conception, sa structure ; nous sommes acteurs de la transformation de l’État [14].
L’âge de l’antimondialisation
À la fin de cette décennie, des manifestations mobilisent des centaines de milliers de personnes en Europe principalement, qui s’opposent aux restructurations néolibérales en cours et également aux processus opaques mis en place par les États pour enlever du domaine public des tractations importantes qui doivent déterminer l’architecture du capitalisme moderne, comme celle qui est entreprise pour élaborer l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI). L’Organisation mondiale du commerce, fer de lance de cette mondialisation, devient la cible des protestations, ce qui mène à une manifestation inattendue à Seattle en 1998. Le fait surprenant de ce mouvement est la convergence qui se produit entre les grandes organisations syndicales, inquiètes des conséquences des politiques néolibérales dans le domaine de la protection de l’emploi, notamment et d’autre part les groupes écologistes qui estiment que la logique purement commerciale des accords dont on discute à l’OMC fait fi de la protection de l’environnement. De par la couverture médiatique dont elle bénéficie, la mobilisation de Seattle devient un emblème. Plus tard, en France, en Italie et en Allemagne, des mouvements européens se concertent au-delà des clivages traditionnels et en dehors de la tutelle des partis politiques de gauche pour continuer la lutte contre la Banque mondiale, le FMI et les structures construites par l’Union européenne. Quelques années plus tard, ces mobilisations bifurquent par le Mexique, la Chine, la Corée du Sud. L’explosion d’Internet facilite l’élaboration de stratégies et l’échange d’informations.
De l’anti à l’alter
Au début du millénaire, les mouvements sociaux dans les Amériques et en Europe sont gonflés à bloc. Une nouvelle association, l’ATTAC, réussit à créer un nouvel espace social et politique en France où sont discutées les questions de la mondialisation et de la nécessaire solidarité entre les peuples, ce qui mène plusieurs groupements nationaux à créer des ATTAC-Allemagne, Allemagne-Suède, etc. Un des animateurs d’Attac, Ignacio Ramonet (également directeur du Monde diplomatique) propose de « désarmer les marchés » [15]
Une autre coalition prend forme sur la question de la dette, le Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), pour déchiffrer le langage obscur des chiffres et démontrer que l’endettement n’est ni une fatalité ni une erreur de gestion, mais une politique voulue et conçue par les grandes institutions financières pour raffermir le pouvoir.
En 2001, ces diverses initiatives décident de se rencontrer à Porto Alegre, une ville au sud du Brésil, alors un des pivots du mouvement populaire dans ce pays. L’événement est médiatisé du fait qu’il se présente comme un « anti-Davos », cette ville où les élites du monde se réunissent chaque année pour tisser des liens et élaborer des stratégies. Au départ, ce Forum social mondial est plutôt vague sur ses intentions, mais peu à peu émerge une définition nouvelle de l’altermondialisme et de l’internationalisme :
Le Forum social mondial est un processus à caractère mondial. Les alternatives proposées au Forum social mondial s’opposent à un processus de mondialisation capitaliste commandé par les grandes entreprises multinationales et les gouvernements et institutions internationales au service de leurs intérêts. Elles visent à faire prévaloir, comme nouvelle étape de l’histoire du monde, une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme, ceux de tous les citoyens et citoyennes de toutes les nations, et l’environnement, étape soutenue par des systèmes et institutions internationaux démocratiques au service de la justice sociale, de légalité et de la souveraineté des peuples […] Le Forum social mondial s’oppose à toute vision totalitaire et réductrice de l’économie, du développement et de l’histoire, et à l’usage de la violence comme moyen de contrôle social par l’État. Il y oppose le respect des droits de l’homme, la véritable pratique démocratique, participative, par des relations égalitaires, solidaires et pacifiques entre les personnes, les races, les sexes et les peuples, condamnant toutes les formes de domination comme l’assujettissement d’un être humain par un autre […] Le Forum social mondial, en tant qu’espace d’articulation, cherche à fortifier et à créer de nouvelles articulations nationales et internationales entre les instances et mouvements de la société civile qui augmentent, tant dans la sphère de la vie publique que de la vie privée, la capacité de résistance sociale non violente au processus de déshumanisation que le monde est en train de vivre [16].
En fin de compte apparaissent peu à peu les contours d’une nouvelle proposition
Le mouvement altermondialiste « se définit comme la convergence des mouvements sociaux et citoyens. À partir de 2001, les forums sociaux mondiaux constituent l’espace de cette convergence. Cette convergence est fondée sur la diversité des mouvements ; il s’agit de construire l’unité de la diversité. Le mouvement altermondialiste a défini une orientation stratégique : celle de l’accès aux droits pour tous et de l’égalité des droits. Il s’agit d’une alternative par rapport à la subordination des sociétés et du monde au marché mondial des capitaux [17].
Du social au politique
Les mouvements sociaux connaissent avec la première période du FSM un moment euphorique, surtout en Amérique du Sud, en créant de nouveaux liens, en étant l’incubateur de coordinations internationales œuvrant dans plusieurs secteurs et domaines (Via Campesina, la Marche mondiale des femmes, etc.).
De tout ce remue-ménage se structurent des alternatives politiques, notamment là où de nouvelles formations sont en place pour contester le pouvoir, comme au Brésil avec le Parti des travailleurs (PT). Issu des mouvements sociaux, ce PT affirme vouloir « démocratiser la démocratie », tout en prenant le pouvoir, d’abord dans les villes, puis au niveau fédéral avec l’élection du métallurgiste Luíz Inácio da Silva dit « Lula » en 2002. Une « vague rose » traverse alors l’hémisphère où la majorité des pays élisent des gouvernements de centre gauche, souvent très proches des mouvements sociaux. Aux réformes sociales et démocratiques promues par ces nouveaux gouvernements s’ajoute une dimension continentaliste, dans le sillon du rêve de Simon Bolivar, la « patria grande », nécessaire pour impulser le développement et en même temps pour résister à la puissance américaine. Une des manifestations de cette solidarité interaméricaine est l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), créée par le Venezuela, Cuba et plusieurs autres pays de l’Amérique du Sud et des Caraïbes.
Asymétries et débats
Après des avancées spectaculaires, le mouvement altermondialiste et en général la vague de changement subissent à la fin de la décennie 2000 plusieurs échecs. Les politiques mises en place par les gouvernements de la vague rose en Amérique du Sud produisent des bénéfices pour les couches les plus pauvres de la population, mais ne parviennent pas à changer réellement la structure du pouvoir. Au Brésil par exemple, la réforme agraire réclamée par le formidable Mouvement des sans terre, au départ un des piliers de la montée du PT, avorte, en partie parce que le gouvernement de Lula décide de ne pas confronter la norme néolibérale sur ce terrain. Des conflits surgissent entre des communautés autochtones qui tiennent à préserver leurs territoires alors que des gouvernements progressistes comme en Bolivie et en Équateur tiennent à développer les activités extractivistes.
Dans le mouvement altermondialiste, ces écueils suscitent de nouveaux débats. Comment changer le monde ? Les mouvements sociaux doivent-ils s’investir sur le terrain politique étatique ou, comme le propose John Holloway, « changer le monde sans prendre le pouvoir » [18] ? Pour certains, les mouvements créent un « espace public multiscalaire qui combine un fort ancrage national, mais également des ancrages plus locaux, de même qu’une capacité de coordination internationale » [19], qui dépasse les projets antérieurs de réforme ou de révolution et qui sort d’une optique étatico-centrée.
Un autre questionnement vient du fait que dans plusieurs pays européens où le mouvement altermondialiste est fort, l’édifice du pouvoir ne bouge pas. Plus encore, en marge des grands partis politiques qui constituent l’ossature du pouvoir se développent des « alternatives » populistes d’extrême droite. De par sa diversité qui est un avantage indéniable dans sa capacité de coaliser toutes sortes de mouvements, les mobilisations altermondialistes rencontrent de « fortes difficultés à construire une solidarité forte » [20]
En 2003, quand la guerre « sans fin » entreprend une vaste croisade pour imposer la « pax americana » sur l’Irak et les pays de la région, le mouvement altermondialiste est mis au défi. Des manifestations sans précédent (plus de vingt millions de personnes) envahissent les rues de Londres, Berlin, Paris, Montréal et des centaines d’autres villes à travers le monde. Le pouvoir impérial continue cependant son opération militaire, bien que sur le plan politique, les États-Unis soient largement discrédités, y compris dans les enceintes de l’ONU où ils se retrouvent isolés. Demi-victoire ou demi-défaite, la mobilisation contre la guerre envoie cependant un message au mouvement, où on peut observer un certain désenchantement.
L’embrasement
En 2008, une crise financière d’une ampleur inédite depuis 1929 frappe les institutions financières de Wall Street et bientôt, à cause de l’internationalisation de ces institutions, contamine la plupart des économies des pays capitalistes avancés. Rapidement, cet effondrement partiel du système financier apparaît comme une crise systémique, un résultat des politiques néolibérales mises en place depuis trois décennies. Les mouvements sociaux traditionnels, notamment les syndicats, sont frappés de plein fouet. La misère s’accroît, non seulement à la périphérie du système capitaliste, mais dans ses centres nerveux. On se rend compte que la crise est beaucoup plus qu’économique, elle est en fin de compte une « crise de civilisation, celle de la civilisation occidentale, qui nécessite de revenir sur les rapports entre l’espèce humaine et la nature qui ont défini la modernité occidentale et qui ont marqué certains des fondements de la science contemporaine » [21]
Dans la première phase de la crise, plusieurs lieux de pouvoirs sont bousculés et désemparés, les pratiques en cours sous l’égide des politiques néolibérales discréditées. Plus encore, des secteurs de plus en plus importants de la population se sentent aliénés face à l’État et aux élites (le « 1 % »), mais aussi perdent en partie au moins la peur qui les tenait à l’écart de la scène publique.
On a là les éléments qui expliquent l’irruption des grandes mobilisations populaires dans diverses régions du monde, en particulier en Afrique du Nord et en Europe du Sud d’une part, et en Amérique du Nord d’autre part. En Afrique du Nord, qu’on appelle parfois le Maghreb, le mécontentement est palpable. La pauvreté s’est aggravée, en partie sous l’impact d’une crise financière qui semble lointaine, mais qui fait des vagues partout. Le chômage explose, notamment pour les jeunes. Les possibilités d’émigration diminuent puisque l’Europe est elle-même engouffrée dans une sévère récession. À la fin de 2010, Mohamed Bouazizi, un jeune Tunisien, se suicide dans une petite ville au sud de la Tunisie. Rapidement, de vastes manifestations envahissent les villes et cités, demandant la fin de la dictature du président Ben Ali, un chef d’État reconnu pour sa corruption et ses liens d’amitié avec les capitales occidentales. L’armée et la police hésitent à tirer dans le tas et finalement, le dictateur est exilé. C’est une grande victoire pour la Tunisie. Au début de 2011 en effet, les mobilisations se répandent partout dans la région, notamment en Égypte où des foules de plusieurs millions de personnes obtiennent également le départ du président-dictateur Hosni Moubarak.
Dans plusieurs autres pays, la colère populaire éclate. Plusieurs traits singuliers caractérisent des mouvements du « printemps arabe ». Ils sont menés par de jeunes professionnels, souvent diplômés, presque toujours chômeurs ou précaires. Leurs rêves et ceux de leurs parents ont été anéantis par la crise et la répression et ils sont déterminés. Autre élément important, ces « nouveaux » agitateurs sont adeptes des médias sociaux qu’ils utilisent avec beaucoup d’intelligence et d’imagination. Au début, les régimes essaient de bloquer cette prolifération de messages et d’images, mais c’est peine perdue. Grâce à ce facteur, les rebelles sont en mesure de communiquer entre eux, avec leurs constituantes proches, avec la population en général et avec le monde. Ce faisant, les mobilisations du « printemps arabe » ont mis en mouvement une « multitude urbaine » distincte (« enfants » des classes moyennes), bien que les secteurs populaires traditionnels (classe ouvrière, paysans pauvres) s’y soient également associés.
Quelques mois plus tard dans ce même printemps 2011, les mobilisations traversent la Méditerranée, notamment en Espagne où un nouvel acteur prend le relais, le mouvement des indignés (indignados). Un peu comme dans les pays arabes, ce mouvement est en partie un « non-mouvement » sans structure explicite, sans hiérarchie ni processus préétablis. Par les médias sociaux et de bouche à oreille, des foules de centaines de milliers occupent les lieux publics. Cette forme de mouvement prend beaucoup de sens, car contrairement aux manifestations, l’occupation s’installe, transformant la protestation en lieu d’échanges, de délibérations et de production de connaissances. En Espagne et ailleurs en Europe du Sud, ces « nouvelles » classes moyennes déclassées (chômeurs et précaires diplômés) sont au premier plan. Les indignés ont bien sûr des liens avec les syndicats et les partis de gauche, mais c’est une relation nuancée, établie sur une certaine distanciation. Ces mouvements refusent en effet toute instrumentalisation politique, même de la part des partis (de gauche) qui les appuient. Ils manifestent également une certaine défiance par rapport à l’espace politique constitué, d’où une certaine influence des idéologies libertaires.
Du mouvement Occupy aux Carrés rouges
À l’automne 2011, alors que les mobilisations du printemps arabe et des indignés poursuivent leurs cours, de jeunes diplômés chômeurs et précaires de New York entreprennent une action au départ assez modeste. Comme on est à New York et en plus dans le quartier des affaires de Wall Street, l’occupation du parc Zuccoti devient un événement médiatique. Cette mobilisation de quelques milliers de personnes révèle en fait des mouvements souterrains qui traversent la société américaine, frappée encore plus fort par la pauvreté, le chômage, la précarité, l’insécurité. Bientôt, Occupy Wall Street se reproduit dans plus de 70 villes américaines et canadiennes sous des formes et des processus de coalition différents, où prédomine l’idée de la mobilisation à la base, l’absence de hiérarchie, le fonctionnement basé sur des assemblées permanentes et ce qui frappe l’opinion, une absence de revendications claires et précises. Les thèmes de la justice sociale, de la dignité, du droit de parole, sont proéminents, à l’encontre des revendications économiques ou politiques habituelles. D’autre part, Occupy est d’emblée un phénomène internationalisé, lié de cœur et d’esprit aux autres mobilisations dans le monde, mais sans la médiation de structures :
Ces formes de transnationalisation, que l’on retrouve chez les indignés et les Occupy, sont basées sur la construction de solidarités entre des militants et entre des réseaux afin de construire de nouvelles échelles de luttes par-delà les frontières nationales [22].
Après quelques mois cependant, le mouvement Occupy se dissipe. Malgré des efforts pour élargir la composition sociale et raciale des mobilisations, le mouvement reste très majoritairement étudiant/professionnel blanc. D’autre part, les liens avec les mouvements populaires en lutte ne se développent pas, notamment les mobilisations contre la pauvreté et la discrimination raciale.
Au printemps 2012, l’idée de résistance connaît un rebondissement au Québec. Au départ une grève étudiante un peu « ordinaire » contre la hausse des frais de scolarité, le mouvement étudiant devient populaire et sert de tremplin à la mobilisation générale d’une grande partie de la société [23]. Outre les formes originales et la manière dont ce mouvement a pu agglutiner des secteurs sociaux importants, soulignons le fait qu’il a pu créer une intersection entre deux processus : celui d’une révolte générale reflétant la colère de grandes masses (la « multitude urbaine) devant un ensemble de politiques émanant des gouvernements de droite, celui d’un mouvement en particulier, avec des revendications particulières, identifiées (contrairement aux mobilisations d’Occupy), ce qui explique d’une part la durée (cinq-six mois) et d’autre part le dénouement (une double victoire reflétée par la défaite du parti gouvernemental aux élections de 2012 et l’arrêt partiel des mesures pour augmenter les frais de scolarité).
Les divers « printemps » de 2011 et de 2012 se sont répandus dans plusieurs pays, notamment en Turquie, en Thaïlande et au Burkina Faso. Un événement déclencheur ouvre presque toujours la porte à de larges mobilisations qui, au-delà de revendications spécifiques (contre la destruction d’un parc à Istanbul !), se transforment en vagues de protestation contre les politiques en place, les régimes, la corruption, l’exclusion. Les multitudes urbaines en mouvement expriment un sentiment fortement présent voulant que sous le soleil de la mondialisation néolibérale, les droits fondamentaux soient bafoués, à commencer par celui de déterminer les priorités de l’État via des canaux « ordinaires » (comme les élections). Au-delà des contextes nationaux précis, au-delà même des outils de liaison en place (comme le Forum social mondial ou d’autres réseaux transnationaux), les mobilisations singulières expriment un sentiment largement partagé de faire partie d’un mouvement international.
En guise de conclusion : l’altermondialisme 2.0
Si on commence par l’insurrection zapatiste (1994), les manifestations de Seattle (1998), la mise en place du Forum social mondial (2001), les grandes mobilisations subséquentes (2011-12 : printemps arabe, Occupy, Indignados, Carrés rouges), on constate quelque 20 années d’ébullition sociale et politique d’une très grande ampleur. Or, 20 années dans le temps historique, c’est extrêmement court. Il faut donc être modeste et ne pas porter un jugement trop définitif.
Plusieurs auteurs [24] parlent d’un nouveau cycle politique, d’une nouvelle culture politique et même d’une nouvelle génération politique. En décuplant ses liens transnationaux en partie par les médias sociaux, cette nouvelle génération « expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de définir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif » [25].
Pour autant, plusieurs éléments de problématisation apparaissent dans cette évolution. La question des médiations politiques reste posée. Au début, notamment en Amérique du Sud, la mouvance altermondialiste a fonctionné sur la base d’une alliance plus ou moins explicite avec les gouvernements et les partis de la « vague rose ». Aujourd’hui, ces liens sont très distendus. Au Brésil par exemple, les mouvements concluent que le PT n’est plus un partenaire politique pour avancer dans la démocratisation. Le problème est qu’il n’y a pas d’alternative. En se distanciant du champ politique, les mouvements ont eu l’avantage de s’investir dans le vaste domaine des luttes sociales sans avoir à s’occuper directement de la gouvernance et du pouvoir. Cependant, ce pouvoir ne s’est pas dissipé entre temps dans la stratosphère. L’hypothèse d’Holloway à l’effet de constituer des zones de « non-pouvoir » s’est avérée illusoire dans la mesure où le « vrai » pouvoir ne s’est pas auto-dissolu, en continuant de mille manières à saper les avancées des mouvements, à les atrophier, à les diviser, à les éparpiller.
Autre angle mort de l’altermondialisme tel que construit à date, la valorisation de la diversité et du pluralisme a atteint un seuil où les tentatives, et pourrait-on dire les nécessités de la convergence, sont restées au mieux éphémères. La nouvelle de forme de « mouvement » n’a pas établi une alternative cohérente à l’ancienne forme de « parti ». C’est ce qui explique les mutations en cours où des mouvements ont entrepris de franchir la frontière et de se constituer en propositions politiques (pensons notamment à PODEMOS en Espagne ou au MAS en Bolivie).
Par ailleurs, autre défi, le mouvement altermondialiste dans ses diverses composantes, a échoué à penser à une transition globale, c’est-à-dire à ce qu’on doit appeler, faute de mieux, un « programme » permettant aux résistances d’avoir un horizon, des étapes, des stratégies, bref de « gagner », si ce n’est que des batailles partielles, mais qui ont l’avantage de s’inscrire dans une perspective de durée, dans une « guerre de position » pour reprendre l’expression de Gramsci. Dans cela, nous pouvons penser notamment à la question des alliances, éternel dilemme de la gauche, découlant du fait que devant un adversaire aussi redoutable que le capitalisme globalisé et impérialiste, il s’avère nécessaire de constituer un vaste front social et politique, ce qui veut dire de considérer des dialogues avec d’autres forces, par exemple, dans ce qui reste de la social-démocratie historique [26], avec la vaste mouvance écologiste, avec des mouvements anti-systémiques qui s’articulent autour de la souveraineté et de la libération nationale.
Enfin, au-delà de la construction de vastes réseaux internationaux, on ne peut pas dire que le mouvement altermondialiste a réussi, à date en tout cas, à élaborer ses stratégies à l’échelle internationale. L’encerclement et la défaite du mouvement populaire en Grèce accompagnée de la capitulation (temporaire ?) de Syriza s’est faite dans une quasi absence d’actions de solidarité effectives, y compris en Europe où la question est pourtant posée par la dynamique grecque pour une lutte à faire contre les institutions néolibérales qui dominent
Tel qu’évoqué au début de cette conclusion, il est trop tôt pour voir où et comment se feront les prochains alignements. La dynamique des mouvements en Amérique du Sud est loin d’être en attente, de même que celle qui traverse l’Europe du Sud. En Amérique du Nord (y compris aux États-Unis), dans le « monde chinois et ailleurs en Asie, en Afrique subsaharienne et dans le monde arabe, les mobilisations en cours et récentes ouvrent de nouveaux espaces et libèrent la pensée critique d’un tas de tabous qui inhibaient les mouvements dans la période antérieure ».
Il serait pour autant naïf de ne pas voir venir la réorganisation de l’ordre néolibéral autour de programmes autoritaires et liberticides et d’une vaste guerre des idées pour faire accepter la « guerre sans fin », pour créer de nouveaux « ennemis intérieurs » (musulmans, arabes, réfugiés) qu’on espère criminaliser et ce faisant, imposer de nouveaux dispositifs de contrôle.
Plateforme Altermondialiste
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