Quand un étranger arrive à Bartiébougou, des hommes armés de kalachnikovs contrôlent ses papiers. Mais ils vérifient d’abord son front, à la recherche de la marque que peut laisser un béret — une preuve immédiate qu’il s’agit d’un militaire, et donc d’un espion ennemi.
Ce qui se passe à Bartiébougou, tout comme dans une grande partie de l’est du Burkina Faso, échappe au gouvernement. Ce sont des militants locaux qui sont aux commandes, appuyés par des groupes extrémistes d’Afrique de l’Ouest.
“Ils contrôlent toute la zone. Les hommes ont de grosses motos, et ils patrouillent avec leurs armes, explique un habitant. Ils ont miné toute la région. Si l’armée arrive, ils disent aux gens de l’attaquer. L’armée n’essaie même plus de venir.”
Plus de 500 morts depuis novembre
Récemment encore, le Burkina Faso, comparé à ses voisins de la région du Sahel [le Mali, le Niger], était considéré comme l’un des pays les plus paisibles et modérés d’Afrique de l’ouest. Mais au cours des deux dernières années, les autorités ont cédé du terrain face à une insurrection qui se répand dans des régions très étendues. Le conflit a connu une terrible escalade, disent les spécialistes. En cinq mois, les pertes civiles ont augmenté de 7 000 %, par rapport à la même période l’an dernier [499 morts entre novembre 2018 et mars 2019 selon l’organisation Acled].
Les groupes armés sont dépeints comme des “terroristes”, et ils sont effectivement soutenus par des formations extrémistes. Mais à l’est du pays, là où la situation s’aggrave d’heure en heure, ces groupes sont composés de simples Burkinabés qui prennent les armes contre un gouvernement “cupide” accusé de voler la terre et les richesses en minerai sans rien proposer en échange.
Se montrant à la fois bienveillants et cruels avec les populations sous leur coupe, ces militants s’en prennent aux forces de sécurité, aux écoles et à d’autres symboles de l’État, et exécutent quiconque est soupçonné d’être un espion du gouvernement. “Leur idéologie vise à détruire l’administration”, commente le ministre des Communications Remis Dandjinou.
Une colère muée en violence extrémiste
Un temps, on a pu croire que le Burkina Faso échapperait au sort de son voisin septentrional, le Mali, où en 2012, un soulèvement [de la rébellion touarègue] a été récupéré par les extrémistes, et où le gouvernement a perdu le contrôle de vastes régions [dans le nord du pays]. Mais à partir du début 2015, on a recensé les premières attaques venues de l’autre côté de la frontière, après un soulèvement populaire qui a abouti à la chute du Blaise Compaoré, président depuis 1987.
À la fin de 2016, Ansarul Islam, un nouveau groupe local djihadiste, a revendiqué la mort de 12 soldats. Depuis, les attaques se sont considérablement multipliées, et les affrontements impliquent des milices communautaires et d’autodéfense, mais aussi les islamistes et les troupes de l’État.
À l’est du Burkina Faso, riche en or et plaque tournante de tous les trafics, la colère ne s’est muée en violence extrémiste qu’en 2018, d’après les données rassemblées par l’analyste burkinabé Mahamoudou Savadogo. “L’État a empêché les gens d’exploiter les mines et les terrains de chasse traditionnels”.
Des chefs locaux soutenus par l’État islamique et Al-Qaida
“En 2016 et 2017, il n’y a pas eu d’attaques dans l’est, juste des manifestations”, souligne-t-il. Début 2018, la situation a brusquement changé, et les attaques ont commencé. Les enseignants ont fui, les gardes ont été chassés du parc national du W, une grande réserve naturelle qui s’étend sur le Burkina Faso, le Niger et le Bénin, et les militants se sont installés. Ils ont placé des bombes artisanales autour des zones habitées.
L’Est est désormais en grande partie partagé entre différents chefs locaux, alliés à Ansarul Islam, l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaïda. Apparemment, ces factions ne sont pas en conflit. D’après Mahamoudou Savadogo, elles ont recours aux mêmes techniques, ce qui signifie qu’elles ont probablement les mêmes instructeurs.
Aucun étranger ne peut accéder librement à ces régions, aussi ne sait-on pas si les groupes extrémistes fournissent des instructions, en plus de l’équipement. L’habitant de Bartiébougou, dont nous préservons l’anonymat pour des questions de sécurité, dit que la ville connaît une nouvelle vie grâce aux militants, qui sont des anciens agriculteurs et éleveurs locaux.
Distribution de maïs, de médicaments et d’argent
Les étrangers ont été chassés des mines d’or voisines. Le commerce des panneaux solaires est florissant : ne pouvant atteindre Bartiébougou pour y livrer ses factures, le prestataire d’électricité a coupé le courant.
Les groupes distribuent à la population du maïs, des médicaments et de l’argent, poursuit-il, un salaire mensuel de 600 dollars [535 euros] par mois pour ceux qui travaillent avec eux (trois fois le salaire moyen d’un enseignant), ainsi qu’une prime de 800 dollars pour ceux qui participent aux attaques.
“Ils disent qu’ils aiment les gens qui travaillent, qu’ils se battent contre l’État — et tout le monde est d’accord avec eux.”
En Afrique de l’Ouest, cette approche n’a rien de nouveau, déclare Rinaldo Depagne, du centre de réflexion International Crisis Group (ICG). “Ces groupes réussissent parce qu’ils adoptent un double discours, souligne-t-il. L’islam ultraconservateur, mais aussi le discours social : ‘Nous allons vous donner un système beaucoup plus égalitaire, et vous offrir des services que l’État ne vous assure pas’.”
“Ils leur tranchent la gorge”
À Bartiébougou, comme dans bien des régions de l’est du pays, les militants sont extrémistes sur certaines questions, mais pas sur d’autres. “À 6 heures du matin, tout le monde doit aller à la mosquée, et rentrer chez soi ensuite”, rapporte l’habitant. Une situation qui n’est pas sans rappeler ce qu’ont connu Racca en Syrie et Mossoul en Irak, du temps de Daech (État islamique).
“En pleine nuit, il faut se lever pour écouter des sermons. Il est interdit de les critiquer. Les femmes doivent se couvrir la tête. On ne parle pas de cigarettes, d’alcool, ou de musique, pas de fêtes.”
Les châtiments sont impitoyables, ajoute-t-il : “Si tu fumes, au début, ils te disent juste qu’il ne faut pas. La troisième fois, ils te tuent”.
“Ils ont interdit la prostitution dans les mines — ils leur tranchent la gorge. Je dirais qu’ils tuent en moyenne une personne par mois, et c’est toujours quelqu’un qu’ils ont déjà prévenu. Sauf les prostituées. Ils ne les préviennent pas, ils les tuent, c’est tout.”
1,2 million de personnes en urgence humanitaire
L’école est interdite. Mais pour l’instant, personne ne s’en prend aux chrétiens, qui représentent un tiers de la population dans un Burkina Faso qui a toujours été tolérant. “On les voit, on les connaît, mais ils ne nous font jamais rien. Tous les dimanches, nous célébrons l’office. On peut même chanter”, raconte un pasteur d’un autre village occupé à l’est.
La détérioration de la situation au Burkina Faso s’inscrit dans une logique d’expansion du terrorisme au Sahel, où les violences ont connu une “monstrueuse augmentation” ces derniers mois. Le danger se répand ailleurs dans le pays, et des attaques ont également été signalées dans le sud-ouest. Selon certaines sources, les voisins méridionaux du pays [Côte d’Ivoire, Ghana, Togo et Bénin] pourraient eux aussi être menacés.
L’urgence humanitaire est sans précédent, 1,2 million de personnes auraient besoin d’aide. Dans tout le pays, plus de 100 000 d’habitants ont quitté leurs maisons, et ceux qui sont restés redoutent de perdre la vie, et pas uniquement à cause des groupes armés.
Exactions des militaires burkinabés
Après avoir cédé le contrôle de vastes régions, l’armée a riposté en réprimant ceux qu’elles considèrent comme des “terroristes”, visant plus particulièrement les éleveurs peuls [jugés proches des djihadistes]. “Nous savons que ce sont les éleveurs qui paient le prix fort”, se lamente Boubakary Diallo, de l’Union nationale de Rugga, un groupe de défense des droits de la communauté peule. L’organisation non-gouvernementale américaine Human Rights Watch a recensé 40 assassinatscommis par les groupes islamistes armés au Burkina Faso depuis la mi-2018. Mais dans son dernier rapport, l’organisation soutient que les forces de sécurité burkinabées auraient fait trois fois plus de victimes.
D’après le gouvernement, un massacre perpétré lors du Nouvel An dans le village de Yirgou, dans le nord du pays, aurait fait 49 morts [une attaque de djihadistes a été suivie de représailles de miliciens locaux contre les Peuls]. Mais les groupes de défense des droits de l’homme parlent eux de 210 tués.
“C’étaient tous des Peuls, affirme le représentant de cette communauté, Boubakary Diallo. Les autorités disent avoir ouvert une enquête, mais personne n’a été arrêté.” Après la mort de 14 personnes dans la région de Yatenga en février, les militaires burkinabés ont annoncé avoir “neutralisé 146 terroristes”. 60 auraient été exécutés sommairement, à en croire le Mouvement burkinabé pour les droits de l’homme et des peuples (MBDHP).
Vivre en “état de panique permanent”
Dans trois communes, des témoins affirment que des hommes en uniformes de l’armée seraient arrivés à 4 heures du matin et auraient exécuté des gens. Certains auraient été abattus dans leur sommeil. Le gouvernement dit s’être penché sur ces allégations, mais met en doute les méthodes d’investigation du MBDHP.
Les gens vivent dans un état permanent de panique, conclut l’habitant de Bartiébougou. Ce sont des militaires que nous avons le plus peur — on sait que le jour où ils viendront, ils tueront tout le monde. Aujourd’hui, tout le monde est suspect. Même les enfants.”
Ruth Maclean
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