La tenue du 52e congrès confédéral de la CGT à Dijon du 13 au 17 mai 2019 soulève un certain nombre d’interrogations dans les médias sur l’état de l’organisation et sur sa capacité à jouer un rôle central comme acteur des relations professionnelles et de la contestation sociale. Plusieurs difficultés rencontrées par la CGT sont ainsi pointées : le fait que la centrale perde de nouveau des adhérents – avec actuellement 653 000 membres – alors qu’elle avait réussi à stabiliser ses effectifs depuis la fin des années 1990 (comblant les départs à la retraite par de nouvelles adhésions) ainsi que la perte de la première place, sur le plan des résultats aux élections professionnelles et de mesure de la représentativité syndicale, dans le secteur privé et dans les fonctions publiques en 2018.
Fait suffisamment rare pour être souligné, le caractère pessimiste des diagnostics énoncés par les journalistes semblent partagés y compris par le premier dirigeant de l’organisation : à l’occasion d’une conférence de presse devant l’association des journalistes de l’information sociale (AJIS), Philippe Martinez a ainsi fait le constat que le périmètre d’influence de la CGT était aujourd’hui très limité. Celle-ci, au travers de ses implantations, ne couvrirait plus selon lui que 42% du monde du travail. « Si on fait rien, je suis très inquiet pour mon organisation », a-t-il ainsi déclaré. « Les gilets jaunes qui agrègent des femmes, des retraités, des salariés de petites entreprises, des précaires sont le reflet de nos déserts syndicaux ».
D’un congrès à l’autre, de l’opposition à la loi Travail au mouvement des gilets jaunes
Le fait qu’un congrès soit un moment de visibilité dans l’espace médiatique d’une organisation, avec une tonalité négative ou positive, n’a rien de nouveau : c’est même là une des fonctions imparties à ce type d’instances qui permet à la fois d’afficher des positions – déclaration du congrès, appel à la mobilisation – vis-à-vis des autres organisations, du patronat et des pouvoirs publics mais aussi de (re)produire des repères idéologiques et symboliques destinés au corps militant. La dimension nouvelle tient peut-être ici à la conjonction des regards dépréciatifs. A l’heure où continue à se déployer le mouvement des gilets jaunes, la CGT paraît empêtrée dans des contradictions internes.
Il est vrai que les rapprochements entre deux congrès peuvent être frappants : lors de ses précédentes assises confédérales, à Marseille en 2016, les militants de la CGT jouaient un rôle moteur dans l’opposition à la loi Travail. L’émergence du mouvement Nuit debout avec l’occupation de la place de la République avait alors contribué à interpeller la direction de la centrale sur le choix de son répertoire d’action contestataire : les journées d’action à répétition étaient-elles suffisantes ? Mais une certaine articulation, certes non dénuée de tensions, s’était dessinée entre les modalités d’action mises en œuvre par une intersyndicale dominée par la CGT et celles privilégiées par les participants à Nuit debout.
Les débats lors du 51e congrès confédéral fin avril 2016 avaient d’ailleurs été fortement marqués par la place que tenait alors l’organisation dans la construction du mouvement, une place rassurante pour ses militants et bénéfique pour l’équipe dirigeante en place. Alors qu’il avait succédé à Thierry Lepaon dans un contexte de crise interne, Philippe Martinez était ainsi élu à la tête de la CGT par la nouvelle commission exécutive, bénéficiant de la légitimité des syndicats et confortant une image de leader « combattif ». En 2019, le 52e congrès confédéral se déroule de nouveau sur fond de mouvement social, mais celui-ci a émergé en dehors des syndicats, tout en portant des mots d’ordre, sur la justice fiscale et le pouvoir d’achat, qui font partie du cahier revendicatif de la CGT. C’est sans doute un fait inédit dans l’histoire de la CGT qu’un mouvement social impliquant une partie du monde du travail lui soit à ce point extérieur.
On aurait tort cependant de penser que les problèmes mis en lumière à l’occasion de ce 52e congrès sont nouveaux. Ils renvoient au contraire à des difficultés structurelles connues de longue date et qui sont, du moins pour certaines, posées comme des enjeux dans les instances internes de la CGT. Deux types d’enjeux sont ainsi plus ou moins documentés dans le discours militant et formulés comme tels : le premier concerne la structuration de la CGT, c’est-à-dire la façon dont son organisation interne est pensée en lien avec la forme des entreprises, les secteurs d’activité et les territoires. Le second se rapporte aux façons de construire les débats dans les différentes instances de la confédération, de penser à la fois l’autonomie mais aussi les coopérations entre les différentes composantes et de désigner des dirigeants. Ce deuxième enjeu est beaucoup moins formalisé que le premier et renvoie à la conception et à la mise en œuvre de la démocratie interne.
Une structuration en décalage avec les transformations du travail
Le mal est connu dans la CGT et fait l’objet de profondes réflexions en interne depuis de le début des années 2000. Les données produites par l’organisation permettent de voir à quel point sa base adhérente demeure implantée dans les grandes entreprises du public et du privé et dans les fonctions publiques. De façon synthétique, il est possible de dire que la CGT organise pour partie des classes populaires et des petites classes moyennes vieillissantes – surtout les employés, dans une moindre mesure les ouvriers – bénéficiant encore de formes d’emplois stables.
Sa structure de base est le syndicat d’entreprise. Elle compte ainsi près de vingt mille « bases ». Cependant, seule une fraction très réduite de ces syndicats ont plusieurs adhérents, au delà de ceux qui assument des mandats ou sont élus, et recouvrent une « vie militante » (c’est-dire des réunions, des actions comme des distributions de tracts, etc.). Près de 13% des adhérents actifs de l’organisation sont considérés comme des « isolés », c’est-à-dire qu’ils sont les seuls adhérents sur leur lieu de travail et que leur contact avec l’organisation se réduit parfois à la réception du journal Ensemble.
Dans certains cas, ces adhérents isolés – on peut penser ici à des syndiquées dans le secteur du commerce, de l’aide à domicile, ou encore des EHPAD – ont des liens avec des militants présents dans les unions locales. Celles-ci jouent en effet un rôle très important dans le suivi des « nouvelles » bases dans les petites et moyennes entreprise notamment. Mais les unions locales sont les parents pauvres dans la structuration de la CGT : elles disposent de très peu de moyens financiers et militants et leur animation est souvent le fait de militants retraités, issus de grandes structures du public ou du privé.
Ces adhérents isolés sont encore plus rarement en lien avec les fédérations professionnelles. Celles-ci détiennent véritablement le pouvoir dans la confédération : leur périmètre est le résultat de constructions historiques, d’adaptation à des conventions collectives ou à des entreprises. Elles rassemblent de plus de quatre-vingt mille salariés à moins d’un millier (comme la fédération des officiers de la marine marchande…) Or, ces fédérations sont très réticentes à modifier leur périmètre afin de l’adapter à la transformation du secteur professionnel et de l’emploi dans celui-ci. Dans les gros syndicats d’entreprise, ceux qui constituent le noyau dur de ces fédérations professionnelles, les militants sont aspirés par les enjeux de la négociation d’entreprise et par le rythme soutenu de celles-ci. Ils le sont encore plus aujourd’hui où la profonde transformation des institutions représentatives du personnel, la mise en place des CSE, se traduit par une forte perte de mandats et parfois d’heures de délégation.
Ainsi, et alors même qu’une partie des militants investis en particulier dans les unions locales appellent à repenser le rôle de celles-ci afin de mener des démarches de syndicalisation dans des secteurs d’activité précarisés, les militants les plus investis au sein des fédérations professionnelles ont plutôt tendance à penser leur action au seul niveau de l’entreprise, voire du groupe, sans pouvoir dégager du temps pour d’autres démarches.
La CGT est ainsi tiraillée entre ces différentes logiques de fonctionnement. Le syndicat construit à l’échelle de l’entreprise continue à y être pensé comme la structure de base et le socle de la représentation démocratique en interne, alors même que pour nombre de salariés qui ont franchi le pas de l’adhésion dans des entreprises de taille réduite et dans des secteurs précarisés, construire des collectifs se révèle extrêmement compliqué. Ces délégués, parfois peu expérimentés, se heurtent ainsi au turn-over des salariés dans leur secteur, mais aussi à la répression patronale. Ils disposent de très peu de moyens, tant en termes d’heures de délégation que de ressources (juridiques, financières, etc.) On leur demande de construire des syndicats d’entreprise là ils ne peuvent pas le faire et ou d’autres formes d’organisation seraient requises ou à inventer : syndicats départementaux, syndicats de site, syndicats multiprofessionnels…
Des difficultés à redéfinir des règles de débat et de décisions
Les entraves au redéploiement des structures de la CGT en direction des larges parts du monde du travail qu’elle n’organise pas, voire n’atteint pas, sont largement connues en interne. Des mesures pour y remédier sont évoquées de congrès en congrès, mais ne sont jamais mises en œuvre de façon prioritaire. Des expériences ont été menées et continuent à être menées au niveau local, dans certains secteurs d’activité, pour s’adresser aux salariés des entreprises sous-traitantes, aux intérimaires ou fédérer les salariés précaires du même secteur d’activité, par-delà les enseignes qui les emploient. Ces expériences demeurent cependant fragmentaires. Elles sont loin de faire l’objet d’appropriations collectives tant les débats dans l’organisation se construisent sur d’autres bases.
La prise de distance par rapport au PCF menée au cours des années 1990 a contraint la CGT à assurer par elle-même l’intégralité de la formation de ses militants et à produire ses propres référents, sa propre ligne. Les effets de ce processus d’autonomisation se font encore sentir dans l’organisation. On pourrait les saisir dans leur versant positif : la CGT n’ayant pas connu la même trajectoire déclinante que le PCF et regroupant des adhérents aux sensibilités très majoritairement ancrées à gauche, mais diverses. Il est également possible de pointer leur caractère négatif : les règles du débat interne, des façons de discuter une orientation, de désigner un dirigeant, n’ont pas été adaptées aux pratiques et aux attentes d’un corps militant en partie renouvelé.
Le rejet de toute tendance ou courant interne gèle les débats ou les déplace vers des polémiques extrêmement codées. Ainsi une « opposition interne » s’est-elle manifestée en amont de ce congrès, regroupant des syndicats (parmi lesquels Goodyear, Info’Com) qui se posent en défenseurs d’une démarche de « lutte des classes ». Un certain nombre de fédérations professionnelles (celle de l’agro-alimentaire, de la chimie, du commerce) expriment leurs critiques de la ligne confédérale en mettant en avant la nécessité de quitter la Confédération européenne des syndicats (CES) pour rejoindre la Fédération Syndicale Mondiale (FSM), structure internationale laissée en héritage par l’URSS.
Ces débats, très codés, réservés à un noyau de militant très politisés, passent largement à côté des représentations de la très large majorité des militants de l’organisation qui contribuent à la faire tenir au quotidien. Ces derniers, pourtant porteurs de réflexion sur les difficultés à faire vivre des collectifs et des mobilisations, ont alors l’impression de ne pas trouver où s’exprimer et s’intéressent parfois peu aux textes et au déroulement d’un congrès qui est censé les représenter. Les logiques d’inertie dans la CGT sont ainsi autant liées à des rapports de forces internes qui opposent de puissantes fédérations, détentrices de ressources, à la confédération ou des fédérations entre elles, mais aussi à un processus laborieux pour faire vivre des espaces de discussion en prise avec la réalité des activités militantes.
Sophie Béroud
POLITISTE, PROFESSEURE DE SCIENCE POLITIQUE À L’UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON