La machine de guerre syro-russe s’est remise en branle dans la région d’Idlib. Cette poche du nord-ouest de la Syrie, qui est l’ultime bastion de l’insurrection contre le régime de Bachar Al-Assad, est soumise depuis le 30 avril à de violents bombardements.
Ces attaques, qui ont déjà fait des dizaines de morts et déplacé 150 000 personnes, sont les plus meurtrières depuis l’accord de démilitarisation russo-turc de septembre 2018. Ce compromis avait suspendu l’opération de reconquête à laquelle la zone d’Idlib, peuplée de 3 millions de personnes et contrôlée par le groupe djihadiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), semblait promise.
Les frappes de l’armée régulière et de son allié russe, qui raniment la peur d’une offensive généralisée, se concentrent pour l’instant sur la partie sud du bastion rebelle. En plus de pilonner les positions de ses adversaires, le camp progouvernemental, fidèle à sa méthode, cible les infrastructures civiles. Selon les Nations unies (ONU), en l’espace de dix jours, douze installations médicales et neuf écoles ont été touchées par des raids aériens et des tirs d’artillerie. Cette tactique a contribué à la victoire des forces loyalistes à Alep-Est, reprise aux rebelles en décembre 2016, et dans la Ghouta, la banlieue de Damas, regagnée en avril 2018.
Les assaillants ont aussi commencé à avancer au sol. L’offensive est menée par les unités d’élite du régime, comme la IVe division blindée et les forces du Tigre, avec le concours de milices pro-Assad locales, et le soutien aérien de la Russie : un cocktail de forces déjà à l’œuvre, là encore, à Alep-Est et dans la Ghouta.
Entre 30 000 et 50 000 combattants anti-Assad
Des observateurs jugent que la campagne d’Idlib sera plus ardue que ces batailles-là. La région compte de 30 000 à 50 000 combattants anti-Assad, dont une grande partie pourrait être prête à se battre jusqu’au bout, par fanatisme religieux, ou parce qu’elle se trouve dos au mur.
Idlib étant la dernière possession de la rébellion, où une partie des vaincus d’Alep, de la Ghouta et de Deraa ont été transférés, les insurgés n’auront pas d’autre choix que de se battre ou de se rendre. « Reprendre Idlib sera tout sauf un pique-nique », assure Nawar Oliver, un analyste proche de l’opposition.
L’une des inconnues de cette nouvelle confrontation réside dans l’attitude de la Turquie. Ankara n’a toujours pas réagi à l’escalade en cours, alors même que l’un des douze postes d’observation mis en place par son armée dans la région d’Idlib a été touché, samedi, par un obus loyaliste. Ce silence inquiète les opposants syriens, qui redoutent une réédition du scénario d’Alep-Est, où leur lâchage par Ankara – en échange du consentement de Moscou à une attaque turque contre les milices kurdes du nord de la Syrie – avait facilité la tâche du régime. « C’est ce qui va se passer, croit savoir Taleb Ibrahim, un analyste prorégime. La Turquie va faciliter le retour du gouvernement à Idlib, en échange de l’aide [syrienne] pour bloquer les Kurdes dans le nord-est de la Syrie. »
Mais Ankara doit aussi composer avec le risque qu’une attaque d’envergure ne pousse des centaines de milliers de Syriens à chercher refuge sur son territoire, où vivent déjà 3,5 millions de rescapés de la guerre civile.
« Si les combats se propagent à la totalité de la région d’Idlib, beaucoup de Syriens voudront se mettre à l’abri de l’autre côté de la frontière, moi le premier », confie sur WhatsApp Abu Omar, un résident du nord de la province. « La Turquie ne veut pas de ce scénario, souligne un diplomate occidental en poste à Damas. Elle l’a fait comprendre à la Russie, qui s’efforce de modérer les ardeurs du régime. Le Kremlin est obligé de tenir compte des réserves turques s’il ne veut pas que le processus d’Astana s’effondre », ajoute cette source en référence au mécanisme de désescalade, lancé en 2017, sous l’égide de Moscou et d’Ankara.
Livraison à Ankara du système de défense antiaérien russe
L’approche de la livraison à Ankara du système de défense antiaérien russe S-400, prévue en juillet, pourrait aussi inciter le président Vladimir Poutine à ménager son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan. Moscou n’a guère d’intérêt à perturber l’arrivage de ce matériel qui promet d’achever de mettre la relation américano-turque par terre. Le 27 avril, Vladimir Poutine avait déclaré qu’il n’excluait pas un assaut massif sur Idlib mais que, pour le moment, Moscou et Damas considéraient « qu’un tel développement [était] inenvisageable, avant tout pour des raisons humanitaires ».
Si des sites d’information prorégime, comme Al-Masdar, assurent que la bataille finale est lancée, le gouvernement syrien parle de simples « représailles » à des violations de l’accord de démilitarisation de septembre 2018.
Cet arrangement devait garantir l’arrêt des hostilités, en séparant les belligérants de part et d’autre d’une zone démilitarisée de quinze à vingt kilomètres de large. Le répit ainsi obtenu devait aider la Turquie à neutraliser Hayat Tahrir Al-Cham, considéré par la communauté internationale comme un groupe terroriste, en l’obligeant à se dissoudre dans la rébellion.
« Le régime ne dispose pas de la main-d’œuvre suffisante pour une offensive généralisée »
Mais la poursuite des bombardements du régime et l’inflexibilité de HTC, qui a écrasé en janvier un groupe rebelle rival, ont torpillé ce plan.
« Le régime considère que la Turquie a échoué à mettre au pas les groupes rebelles. Les bombardements constituent une punition, on n’est pas en présence d’une opération de reconquête totale », estime le diplomate. « [Damas] ne dispose pas de la main-d’œuvre suffisante pour une offensive généralisée, prétend Nawar Oliver. Il lui faudrait mobiliser de nombreuses milices pro-iraniennes, qui n’ont pas les faveurs de la Russie. »
Damas, aux dires de certains analystes, chercherait avant tout à reprendre le contrôle des deux autoroutes qui traversent cette région : Damas-Alep et Lattaquié-Alep. Cet objectif pourrait être atteint sans toucher au cœur du territoire de HTC, situé plus au nord, où les personnes déplacées par les combats pourraient se réfugier, épargnant ainsi la Turquie.
Mais Bachar Al-Assad, qui a toujours affirmé vouloir récupérer l’intégralité du territoire syrien, pourrait-il se satisfaire d’une demi-offensive ? « Non, l’objectif, c’est de reprendre tout Idlib, clame Taleb Ibrahim. Avec la coopération discrète de la Turquie, les combats seront moins compliqués qu’on ne le dit. L’opération pourrait être terminée à la fin juillet. Ce n’est plus qu’une question de temps. »
Marie Jégo (Istanbul, correspondante) et Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)