Kismat Ali, un jeune musulman indien, a été expédié en centre de détention, accusé d’être un immigré clandestin, comme dans un mauvais rêve… Il était en train de dormir dans sa maison de brique entourée d’arbres à noix de bétel et de chèvres, quand les policiers l’ont réveillé pour l’emmener. C’était la nuit du 12 au 13 août 2015, à Udalguri, dans l’Etat d’Assam situé à l’extrémité est de l’Inde.
Ici, clandestin ou criminel, c’est à peu près la même chose. Cette accusation, qui vise de nombreux musulmans de l’Assam, mène à des centres aménagés à l’intérieur de prisons où les droits les plus élémentaires ne sont pas respectés. Kismat Ali y a passé deux ans, deux mois et dix-sept jours avant que sa nationalité indienne soit enfin reconnue, en 2017, par la Cour suprême. Ce jeune musulman n’était pas un Bangladais, comme on l’accusait d’être, mais un Indien originaire du Bihar, un autre Etat du nord du pays.
Dans l’Assam peuplé de 32 millions d’habitants et frontalier du Bangladesh, la loi sur la nationalité est draconienne, et unique en Inde. Ceux qui ne peuvent pas fournir les documents établissant que leur famille a vécu dans l’Assam avant 1971 sont déclarés « étrangers » et n’ont nulle part où aller en Inde. Avant son arrestation, Kismat Ali ne s’était jamais posé la question. Sa nationalité, dit-il, était « comme l’air qu’on respire : on n’y pense pas, jusqu’à ce que l’oxygène vienne à manquer et que la vie menace de s’arrêter ».
« Electeurs douteux »
Dans le district d’Udalguri, à quelques dizaines de kilomètres du Bangladesh, il est difficile de prouver que l’on est Indien. Il n’y a là que des champs de thé et une grande route empruntée par des camions de marchandises, qui vont et viennent entre les deux pays. Nombreux sont les habitants immigrés, ou nés de parents immigrés, venus du Népal ou du Bangladesh. Beaucoup sont les enfants de familles originaires d’autres Etats indiens.
Les actes de naissance et autres documents officiels y sont si rares qu’être accusé d’être étranger est vite arrivé, surtout si l’on appartient à la communauté musulmane. Celle-ci est soupçonnée par les nationalistes hindous de franchir, illégalement et depuis des années, la frontière depuis le Bangladesh. La « guerre de libération » de ce territoire, accompagnée de terribles massacres, avait provoqué un afflux massif de civils vers l’Assam. Aujourd’hui, la date officielle de l’indépendance du Bangladesh – le 25 mars 1971 – constitue la limite à partir de laquelle ceux qui sont venus s’installer en Assam ne peuvent plus devenir Indiens.
Sur les 130 000 résidents qui ont été déclarés étrangers dans cet Etat, 823 croupissent dans des centres de détention
Sur les 130 000 résidents qui ont été déclarés étrangers dans cet Etat, 823 croupissent dans des centres de détention. Les autres se sont enfuis, n’ont pas encore été arrêtés ou attendent que la décision de justice soit annulée en appel.
Des tribunaux ont été spécialement créés pour statuer sur la nationalité des habitants de l’Assam. La police des frontières doit respecter un « quota de résidents soupçonnés d’être des immigrés illégaux à envoyer devant les tribunaux, ceux qui sont choisis arbitrairement sont bien souvent des gens parmi les plus pauvres, des musulmans illettrés, sans papiers et incapables de se défendre », affirme Aman Wadud, un avocat basé à Guwahati, la capitale de l’Assam.
Depuis 1997, une commission électorale pointe les « électeurs douteux » sur une liste régulièrement mise à jour. Pour les élections législatives du 11 avril au 19 mai, 120 000 résidents de l’Assam se sont ainsi vu retirer le droit de vote. Ils peuvent contester cette décision devant le tribunal des étrangers, mais cela prend du temps, et de l’argent.
Celui qui est accusé d’être « étranger » doit alors apporter la preuve de sa nationalité indienne. « Comme ceux qui sont amenés devant les tribunaux ne sont pas éduqués et n’ont pas les moyens de s’offrir un avocat, explique Aman Wadud, leur chance de l’emporter est faible. »
De fait, le tiers des individus considérés comme immigrés illégaux sont jugés in absentia. Avant d’être emprisonné, Kismat Ali avait reçu une convocation pour se présenter au tribunal, sans savoir de quoi il retournait. « Des policiers me l’avaient transmise, tout en me disant de ne pas m’inquiéter, affirmant qu’ils régleraient mon affaire si je leur donnais un peu d’argent », raconte-t-il. Le procès s’est déroulé sans lui, déclaré « étranger » à son insu. Il n’a appris la nouvelle que des années plus tard, en cette fameuse nuit d’août 2015, alors qu’on le conduisait en centre de détention.
Enfermé avec 120 personnes dormant à même le sol
L’homme a été enfermé avec 120 personnes dormant à même le sol, dans une pièce prévue pour en accueillir 40. « Un de mes voisins, lui aussi accusé d’être un immigré clandestin, a eu un problème respiratoire pendant la nuit, se souvient Kismat Ali. Je l’ai vu mourir. » Un autre prisonnier a perdu la raison, il dansait et chantait à tue-tête. Pendant ce temps, le frère et l’épouse de Kismat Ali se sont enfuis, de peur d’être arrêtés à leur tour. Dans un rapport publié le 23 novembre 2018, Amnesty International a souligné « les circonstances et les conditions de détention [qui] portent atteinte à la santé physique et mentale des individus ».
Avocat et militant des droits de l’homme, Harsh Mander est l’une des rares personnes à avoir reçu l’autorisation de visiter deux des six centres de détention pour étrangers illégaux en Inde. « Nous avons découvert une situation de souffrance et de détresse humaine extrême. Ce sont des prisons dans des prisons », dit-il, précisant que « le droit international stipule clairement que les immigrés ne peuvent pas être traités comme des criminels ».
Epaules courbées, yeux enfoncés au fond des orbites, Kismat Ali a aujourd’hui encore l’air d’un fantôme. Il laisse le silence emplir son salon couvert d’un toit en tôle avant de confier, dans un murmure, « ne plus très bien savoir comment recommencer sa vie ».
Il a perdu son travail. Il a vendu son lopin de terre et s’est endetté pour se payer les services d’un avocat. Celui-ci avait promis d’obtenir sa libération en échange d’un pot-de-vin au juge. Peine perdue. Et même si sa nationalité indienne a fini par être reconnue devant la Cour suprême, le jeune homme ne se sent plus en sécurité. Il préfère garder profil bas, tout en veillant à son « talisman » : un morceau de papier chiffonné, signé du juge et attestant sa nationalité, enveloppé dans une chemise en carton, elle-même protégée d’un bout de tissu et d’un sac plastique, conservée dans une valise fermée à clé, au-dessus d’une armoire métallique. « Je sais que je suis Indien, je sais que je suis né ici comme mes parents, mais, en tant que musulman, je peux être accusé à tout moment d’être étranger », soupire-t-il.
La marginalisation de la minorité musulmane s’est accélérée depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, en 2014
Avec la montée du nationalisme hindou, être indien et musulman à la fois n’a jamais été aussi difficile. L’Inde abrite pourtant la deuxième plus grande population musulmane au monde : 200 millions d’individus représentant 15 % de la population du pays.
La marginalisation de cette minorité s’est accélérée depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, en 2014. « La sous-représentation spectaculaire des musulmans dans les institutions de la République indienne et, plus généralement, au sein du secteur public, explique aussi en partie leur paupérisation », note Christophe Jaffrelot dans son essai, Inde. Nationalisme hindou, populisme et démocratie ethnique (Fayard, 352 p., 25 euros).
Cela explique aussi, selon le chercheur, qu’ils soient devenus « une proie facile pour les instances de répression de l’Etat, à commencer par la police, dans un contexte d’islamophobie croissante ». La part des musulmans dans l’Indian Police service (IPS), l’élite de l’encadrement de la police nationale, est tombée sous le seuil des 3 % en 2016. Comprise entre 1 % et 3 % dans l’armée, elle ne dépassait pas les 3,3 % en 2016 dans le corps d’élite de la fonction publique, l’Indian Administrative Service (IAS).
Le nationalisme hindou s’exprime différemment selon les régions. Dans l’Uttar Pradesh (nord du pays), les musulmans sont par exemple accusés de mettre en péril l’hindouisme en abattant les vaches, sacrées pour certains hindous. Au Cachemire, ils sont perçus comme une menace en raison de leurs revendications autonomistes ou indépendantistes, ou parce que certains demandent l’annexion au Pakistan, le « frère » ennemi de l’Inde. Dans l’Assam, à la frontière du Bangladesh, où les flux migratoires sont importants, les musulmans, qui forment le tiers de la population, sont soupçonnés d’être des étrangers.
Nouveau laboratoire du nationalisme hindou
L’Assam a une longue histoire de tensions intercommunautaires, ravivées à chaque nouvelle vague d’immigration : celle des Bengalais, au XIXe siècle, auxquels les colons britanniques avaient donné des parcelles de forêts pour qu’ils les transforment en terres arables ; puis l’exode des réfugiés au lendemain de la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971.
Au cours des dernières décennies, la région a été le théâtre d’émeutes entre les habitants originaires d’Assam et ceux du Bangladesh ou de l’Etat indien du Bengale-Occidental, mais, avec la résurgence du nationalisme hindou, cette ligne de fracture s’est déplacée pour opposer cette fois les hindous aux musulmans. Avec l’arrivée au pouvoir pour la première fois dans cet Etat, en mai 2016, du parti du Bharatiya Janata Party (BJP), l’Assam est devenu un nouveau laboratoire du nationalisme hindou.
Aujourd’hui, 4 millions d’habitants – musulmans pour la plupart – encourent le risque d’être déchus de leur nationalité en Assam. Ils ont été exclus du « registre national des citoyens », la liste provisoire des Indiens résidant dans cet Etat, publiée en juillet 2018 et supervisée par la Cour suprême. Afin d’être recensé comme citoyen auprès de ce « registre national », il faut produire des documents datant d’avant 1971. Un certificat scolaire peut faire l’affaire, mais ceux qui n’ont pas eu la chance d’être allé à l’école sont d’ores et déjà en difficulté. Un titre de propriété est une autre possibilité, mais les femmes dont le nom apparaît rarement sur les titres de propriété sont alors pénalisées.
Il y a aussi les documents qui ne reflètent pas la réalité et mentent sur les filiations, comme dans le cas de ces adolescentes, mariées de force avant l’âge légal, inscrites sur les listes électorales comme « fille de » leur mari et non comme leur « épouse », pour ne pas éveiller les soupçons. Il y a encore les problèmes liés aux noms mal orthographiés, en raison de la diversité des langues employées – hindi, assamais et anglais –, sans parler des cas d’usurpation d’identité. Le registre a ainsi connu de nombreux ratés. Un vaillant colonel de l’armée indienne, des policiers ou encore l’épouse d’un député ont ainsi été exclus des rangs des citoyens, mettant en doute la fiabilité de ce recensement. Une nouvelle liste devrait être publiée en juillet 2019.
La tentative d’une loi d’exception
Le registre national, supervisé par la Cour suprême, est ainsi devenu un outil politique au service des nationalistes hindous. Quelques jours après la publication du premier recensement, en juillet 2018, le secrétaire général du BJP, Kailash Vijayvargiya, déclarait : « Nous avons rangé les immigrés illégaux en différentes catégories. La première concerne les hindous persécutés ; l’autre vise les musulmans bangladais qui s’infiltrent en Inde pour s’enrichir. Les hindous et les non-musulmans ne doivent pas s’inquiéter : même s’ils ne fournissent pas tous les documents nécessaires, le gouvernement les protégera. » Quelques mois plus tard, en janvier 2019, le gouvernement de M. Modi a tenté de faire passer, sans y parvenir, une nouvelle loi accordant la citoyenneté indienne aux immigrés issus de toutes les communautés religieuses, à l’exception des musulmans.
Si une telle loi venait à être adoptée, les musulmans seraient ainsi les seuls à risquer d’être déchus de leur nationalité, malgré les multiples erreurs déjà relevées dans le « registre national de citoyens ».
En juin 2018, quatre rapporteurs des Nations unies (ONU) se sont inquiétés de possibles « manipulations » lors du recensement qui, selon eux, pourrait rejeter de véritables citoyens. Ils ont également déploré que « la minorité musulmane bengalie souffre de discriminations dans l’accès à cette citoyenneté ».
Pour les exclus du registre, certes, un recours au Tribunal pour étrangers est toujours possible, mais les magistrats qui le composent sont nommés par le pouvoir en place, sur une base contractuelle de deux ans. Or, dès son arrivée au pouvoir en Assam en 2016, Sarbananda Sonowal, du parti BJP, a déclaré aux magistrats qu’ils devraient saisir l’opportunité d’œuvrer pour une « cause nationale ». L’année suivante, dix-neuf magistrats étaient démis de leurs fonctions pour « contre-performance ».
Entre décembre 2016 et novembre 2017, 13 434 habitants ont été déclarés « étrangers » par les tribunaux
Dès lors, « c’est tout un écosystème – de la liste des citoyens aux tribunaux pour étrangers – qui se retrouve sous l’influence du parti nationaliste hindou BJP, hostile aux musulmans », s’inquiète l’avocat Aman Wadud. Entre décembre 2016 et novembre 2017, 13 434 habitants ont ainsi été déclarés « étrangers » par ces tribunaux – un chiffre record pour un laps de temps aussi réduit.
Le juge Bhupen Chandra Pegu, qui porte quatre stylos dans la poche avant de sa veste noire et cinq autres dans celle de sa chemise blanche, est fier de ces résultats. Il a été nommé par le nouveau gouvernement régional nationaliste hindou dans un tribunal pour étrangers du district d’Udalguri, et il produit chaque semaine des statistiques détaillées. Alors qu’en trois ans son prédécesseur n’avait décelé aucun étranger parmi les 1 027 cas qui lui avaient été présentés, lui en a recensé 214 en « seulement trois mois ». « Les étrangers, dit-il, mettent en péril l’Assam. Ils sont à l’origine du terrorisme islamiste et provoquent des émeutes communautaires. »
Que faire de tous ces habitants déclarés étrangers ? Seront-ils déportés ? La question embarrasse Ranjeet Kumar Dass, du parti BJP, au pouvoir dans l’Assam. Comme tous les autres responsables nationalistes hindous, il sait que le Bangladesh ne les accueillera pas sans la preuve qu’ils sont bien Bangladais, et pas seulement « étrangers ». Le dirigeant politique propose donc une autre solution : les déplacer dans des « villages de détention ». Des « villages » qui donneraient au moins l’illusion d’un endroit paisible et hospitalier. « On pourrait leur apporter des vêtements, et les enfants pourraient aller à l’école ; ils vivraient normalement, sauf qu’ils ne pourraient pas en sortir », avance-t-il.
La mise en place du registre des citoyens dans l’Assam sert la rhétorique nationaliste hindoue partout en Inde. Le 11 avril, le président du BJP, Amit Shah, a ainsi promis que son parti mettrait en place un registre de citoyens dans l’ensemble du pays pour débarrasser l’Inde de tous ceux qui s’y « infiltrent », avant de préciser que « seuls les hindous et les bouddhistes de l’étranger auraient le droit de devenir citoyens ». Il a prévenu qu’il ne laisserait jamais « l’Assam devenir un autre Cachemire », suggérant qu’un Etat à forte population musulmane pourrait sombrer dans la violence, voire menacer l’intégrité territoriale de l’Inde. Pour finir, il a comparé les migrants bangladais à des « termites qui rongent l’Inde ».
Julien Bouissou
Udalguri (Assam), envoyé spécial