Cherté de la vie et scandales de détournements de fonds
La colère a explosé à la fois pour des raisons économiques et politiques. Économiques d’abord : la situation de la population s’est encore dégradée depuis l’arrivée au pouvoir de Jovenel Moïse, puisque la monnaie locale, la gourde, a subi en peu de temps une dévaluation de plus de 15%. Avec comme corollaire la flambée des produits de base, dont le prix a été multiplié par 3 ou 4, et l’éclosion du marché noir. Dans le même temps, la Cour supérieure des comptes a publié un rapport impliquant le président dans un scandale de corruption.
Un manifestant résumait bien le sentiment dominant : « Cela fait deux ans que Jovenel nous promet de remplir nos assiettes, moi je ne mange pas des mensonges ». C’est pourquoi les manifestantEs réclamaient la démission du président. Des manifestations qui se sont parfois transformées en émeutes de la faim. Un commerçant qui avait été pillé a déclaré sur RFI : « C’est pas leur faute, c’est parce qu’ils ont faim. Ce qu’ils ont pris, ils l’ont bu ou vont le vendre et avoir de quoi un peu soulager leur famille. Je n’ai rien contre eux, c’est parce qu’on n’a pas de bons dirigeants. Si tout le monde avait du travail, ça n’arriverait pas. C’est à cause de ce président de mascarade que toutes ces dérives se produisent en Haïti. ». La police a tiré dans la foule, tuant au moins 6 personnes.
Le gouvernement de Jovenel Moïse, mis en place depuis le 7 février 2017, avait décrété un « état d’urgence économique » au début de la grève, consistant en quelques mesurettes sans effet. De leur côté, les partis d’opposition surfent sur le mécontentement. Ils pensent que leur tour est venu d’accéder au pouvoir, des législatives étant prévues en octobre prochain. Ces émeutes ne sont que la suite d’une longue série de révoltes populaires dans cette île, parmi les plus misérables du monde.
Catastrophes sur fond de misère persistante
Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental avec un produit intérieur brut par habitant de 870 dollars en 2018. D’après les chiffres de la Banque mondiale, plus de 6 millions d’HaïtienEs vivent sous le seuil de pauvreté avec moins de 2,41 dollars par jour, et plus de 2,5 millions sous le seuil de la pauvreté extrême (1,23 dollar par jour). Les très riches, qui vivent sur les hauteurs, ont leurs propres supermarchés remplis de produits importés, inaccessibles à la population. Il n’y a pas de traitement des déchets, et près des deux tiers des habitantEs vivent sans eau ni électricité. L’exploitation des travailleurEs est sans bornes en Haïti. Le salaire d’un ouvrier du textile est officiellement de 420 gourdes par jour minimum, ce qui correspond à 4,60 euros environ pour 8 heures de travail.
L’île est également vulnérable aux catastrophes naturelles, principalement les ouragans, inondations et tremblements de terre. Plus de 93% du territoire et 96% de la population sont ainsi exposés à ces catastrophes. Haïti a le plus fort indice de risque de catastrophes naturelles dans le monde. Et dans ce pays pauvre, toutes les catastrophes prennent une ampleur inégalée dans d’autres pays frappés par les mêmes phénomènes. Il suffit d’une tempête tropicale, voire simplement d’une grosse pluie, pour que cela se traduise par des dizaines, des centaines, voire des milliers de victimes. Parce qu’il n’existe dans le pays ni moyen de prévention ni moyen de sauvetage. Parce que la population pauvre – l’écrasante majorité – construit comme elle peut et là où elle peut, avec des matériaux de mauvaise qualité. Le dernier gros séisme en date, celui du 12 janvier 2010, a fait au moins 300 000 mortEs. Mais, depuis 2010, les choses n’avancent pas. Florence Aubenas, grand reporter au Monde, dressait le portrait de la capitale près de dix ans après la catastrophe : « Partout dans Port-au-Prince, mégapole gueule cassée, subsistent ces moignons d’immeubles, ces rues mutilées, ces carcasses jamais reconstruites neuf ans plus tard, y compris le Palais national, siège de la présidence. […] Un campus hors de la ville avait été financé, grâce à des crédits d’entraide. Toujours rien. Corruption : on bute sur le même mot, à chaque pas » [1].
Corruption, toujours
La corruption a été illustrée encore récemment par l’affaire PetroCaribe. Il s’agit d’un programme lancé à partir de 2006 par le Venezuela, du temps de Chavez, pour 18 pays de la région, dont Haïti. Le pays fournissait ses produits pétroliers à des conditions imbattables, pendant 10 ans. La moitié payable de suite, le reste étant versé sur un fonds à vocation économique et sociale, remboursable sur 25 ans, à 1% d’intérêt. Mais à Haïti, cet argent (entre 2 et 4 milliards de dollars) a été largement détourné par une vingtaine d’hommes politiques, dont des ministres et trois chefs d’État successifs. Ce fonds était destiné à financer des projets sociaux, mais ce sont les comptes en banque des dirigeants qui se sont remplis. Ils ont lancé des semblants de projets sociaux, tous inachevés, tout en ayant empoché les fonds. Lancé en 2018 par des artistes sur des réseaux sociaux, avec le hashtag #PetroCaribeChallenge, l’appel à rendre l’argent et à punir les responsables a été relayé très vite et la mobilisation est passée du virtuel à la rue.
Ceux qu’on appelle les « challengeurs » ont manifesté, dans des cortèges toujours plus nombreux. Ainsi, le 17 octobre dernier, plus d’un million de personnes protestaient dans les rues, sur 11 millions d’habitantEs, les quartiers populaires se joignant aux manifestations. C’est là que les gangs mafieux qui dirigent l’île au service des très riches, se sont mis de la partie. Deux des directeurs du fonds PetroCaribe ont ainsi été retrouvés assassinés, juste avant d’être entendus par une commission d’enquête. Et en novembre 2018, quelques jours avant une nouvelle manifestation, des centaines de personnes ont été exécutées par un gang à la solde du pouvoir, dans un quartier populaire de Port-au-Prince, bastion de l’opposition. Une stratégie de la violence, dans ce pays quasiment sans État, où les gangs terrorisent la population.
Un lourd héritage
Pour comprendre la situation à Haïti, son cortège de misère, de violences et de corruption, il faut revenir sur son histoire. Comment celle que l’on appelait « la perle de la Caraïbe », ce « joyau de la couronne française » a-t-il pu devenir le pays le plus pauvre du continent américain ?
Cette île, ou tout du moins sa partie française, qui allait devenir Haïti, produisait en 1791 les trois quarts du sucre mondial, sans compter le café, le coton, l’indigo et d’autres denrées tropicales. Son commerce avec la France représentait le tiers du commerce extérieur du royaume.
Lorsque les esclaves se sont révoltés et ont chassé les armées de Bonaparte pour proclamer leur indépendance, l’État français, ainsi que l’ensemble du monde capitaliste, ne lui a pas pardonné son audace. Dès son indépendance, elle représentait une menace pour toutes les nations esclavagistes. Après avoir soumis l’île au blocus économique, l’État français a réussi, en alliance avec la petite couche dirigeante du nouvel État haïtien, à imposer au pays le dédommagement des anciens propriétaires. Une somme énorme qui, avec les intérêts, a saigné à blanc le pays, ou plus exactement les paysans, la population en général, soumis à une exploitation permanente afin d’enrichir des grandes banques. Au siècle suivant, se sont ajoutés les pilleurs des États-Unis, dont les armées ont d’ailleurs occupé l’île de 1915 à 1934. Et aujourd’hui encore, si les propriétaires des quelques entreprises qui existent, regroupées pour l’essentiel dans la zone industrielle de Port-au-Prince, sont de diverses nationalités, y compris haïtienne, la zone elle-même travaille pour de grandes chaînes commerciales étatsuniennes.
Par ailleurs, après la victoire des esclaves contre les colons, les chefs de l’armée noire se sont approprié les richesses de l’île abandonnées par les colons. Toussaint Louverture, dirigeant de l’armée des esclaves, a notamment partagé les plantations entre ses généraux, quand ceux-ci ne les avaient pas déjà prises par eux-mêmes. Les chefs de l’indépendance, qui aspiraient à devenir une nouvelle classe dirigeante, se sont élevés au-dessus des masses, s’octroyant privilèges et richesses. Et cet état de fait dure toujours.
Instabilité chronique
Le passé de l’île explique son histoire chaotique, faite de dictateurs et de politiciens corrompus qui s’enrichissent sur le dos de la population. L’exemple le plus parlant est celui de Duvalier. La dictature de Duvalier, qui dure de 1957 jusqu’à sa mort en 1971, et de ses célèbres tontons macoutes, bandes armées à son service, volant, violant et semant la terreur dans la population, arrangeait bien les États-Unis. Aux yeux de l’impérialisme, elle avait non seulement le mérite de garantir des salaires misérables et l’absence de grèves. Une situation très appréciable pour les capitaux étatsuniens, canadiens, français ou italiens qui, profitant au même titre que la bourgeoisie haïtienne d’une main-d’œuvre parmi les moins chères du monde, investissent, au début des années 1970, dans le textile, l’électronique, l’agro-alimentaire ou la production de balles de base-ball. Duvalier fils prend la suite de son père et va mener la même politique jusqu’à ce qu’il soit chassé du pouvoir, avec tout de même ses 900 millions de dollars, dérobés à la population. Depuis, il y eut le passage d’Aristide, un prêtre populaire parmi les pauvres, qui avait créé des illusions et qui, de ce fait, fut démis en 1991 quelques mois après son élection avec l’aide des États-Unis, avant d’être rappelé pour mettre fin au chaos en 2000, où il fut élu avec 5% de participation !
S’il y a cette instabilité chronique en Haïti, cela vient de l’immense misère de ses masses, des inégalités entre une couche de riches bourgeois et l’écrasante majorité de la population, et du pillage permanent auquel Haïti a été soumise au cours de son histoire au profit de la bourgeoisie française au début, puis de plus en plus au profit de la bourgeoisie étatsunienne.
Régine Vinon
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