Les forces soudanaises sont violemment intervenues, lundi 3 juin, contre les manifestants qui campaient depuis des semaines dans le centre de Khartoum, selon le mouvement de contestation, des témoins et des chaînes de télévisions arabes. Un comité de médecins, affilié aux manifestants, a fait état lundi soir d’au moins trente morts et des centaines de blessés. Il évoque des « difficultés à comptabiliser le nombre réel de morts à cause de l’encerclement des hôpitaux » par l’armée.
Les forces armées, de police et des milices ont dispersé « le sit-in pacifique » des manifestants, avait annoncé dans la matinée l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC), fer de lance de la contestation. « Il n’y a plus rien à part les corps des martyrs que nous ne pouvons pas sortir du lieu du sit-in jusqu’à présent », a-t-elle ajouté dans un communiqué. En conséquence, l’ALC a annoncé « l’arrêt de tout contact politique et des négociations » avec le Conseil militaire de transition. Elle appelle également à « la grève et la désobéissance civile totale et indéfinie à compter d’aujourd’hui ».
De leur côté, les militaires nient avoir dispersé le sit-in par la force. Un porte-parole du Conseil, le général Shamseddine Kabbashi, a affirmé à la chaîne de télévision Sky News Arabia, basée aux Emirats arabes unis, que les forces de sécurité avaient visé lundi matin une zone « dangereuse » près du lieu du sit-in. « Cet endroit, appelé Colombia, a été pendant longtemps un foyer de corruption et d’activités » illicites, a-t-il déclaré. « De nombreuses personnes ont fui Colombia et sont entrées sur le lieu du sit-in. Résultat : de nombreux jeunes [du sit-in] ont quitté la zone. »
Dans un communiqué, le ministère français des affaires étrangères « condamne les violences commises ces derniers jours au Soudan dans la répression des manifestations ».
« La France appelle à la poursuite du dialogue entre le Comité militaire de transition et l’opposition afin qu’un accord inclusif soit rapidement trouvé sur les institutions de la transition. Elle invite l’ensemble des parties soudanaises à s’abstenir de toute action violente qui pourrait entacher la transition pacifique à laquelle aspire le peuple soudanais. »
« Ce qui est clair pour nous c’est qu’il y a eu un usage excessif de la force par les forces de sécurité sur des civils. Des gens sont morts. Des personnes ont été blessées », s’est pour sa part alarmé le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), Antonio Guterres. Il a exhorté les autorités soudanaises à faciliter la conduite d’une enquête indépendante et à veiller à ce que les personnes responsables doivent rendre des comptes. Le Royaume-Uni et l’Allemagne ont demandé la tenue d’une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette dernière, à huis clos, devrait avoir lieu mardi.
Depuis le 6 avril, des milliers de manifestants campaient devant le siège de l’armée dans la capitale. Après avoir demandé le soutien des militaires contre le président Omar Al-Bachir, ils réclament désormais le départ du pouvoir des généraux. Les relations entre les deux camps se sont tendues à la suite de l’échec des négociations le mois dernier, suivies des mises en garde du Conseil militaire qui dirige le pays depuis le 11 avril, date de la destitution, sous la pression populaire, du président Omar Al-Bachir.
Appel à la « désobéissance civile totale »
Lundi matin, des tirs provenant du lieu du sit-in, installé devant le quartier général de l’armée, ont été entendus par un journaliste de l’Agence France-Presse (AFP), qui a fait état d’un déploiement important des forces de sécurité dans les rues de la capitale. « Une tentative du Conseil militaire de disperser le sit-in par la force est en cours », a déclaré, dans un communiqué, l’Association des professionnels soudanais (SPA, pour Sudanese Professionals Association, en anglais), actrice majeure de la contestation.
Face à l’opération des militaires, les manifestants ont mis le feu à des pneus et érigé des petits murets avec des briques sur des routes accédant au lieu du sit-in, ainsi que sur d’autres axes de la capitale. Selon le Comité central des médecins soudanais, proche du mouvement de contestation, les forces de l’ordre ont tiré dans l’hôpital Charq Al-Nil et empêchent l’accès au Royal Care, un autre établissement hospitalier de la capitale.
La SPA a condamné un « massacre » et appelle les Soudanais à « la désobéissance civile totale pour renverser le Conseil militaire perfide et meurtrier ». De son côté, l’ALC a appelé à des « marches pacifiques et des cortèges dans les quartiers, les villes, les villages », pour « renverser » le Conseil militaire. Elle a également demandé l’« intervention urgente » d’organisations humanitaires citant la Croix-Rouge, le Croissant-Rouge et Médecins sans frontières (MSF). L’ambassade américaine au Soudan a réagi sur Twitter, en exhortant les généraux à « cesser » cette opération « injustifiée ». Le Conseil militaire en « porte la responsabilité », a-t-elle prévenu.
Mises en garde du Conseil militaire
Des négociations entre les deux camps visant à former un Conseil souverain, censé assurer la transition politique pour trois ans, ont échoué le 20 mai. Depuis, le Conseil militaire a multiplié les mises en garde à l’encontre du mouvement de contestation. Il a notamment dénoncé des débordements autour du sit-in, les qualifiant de « menace pour la sécurité et la paix publiques » et promettant d’agir « avec détermination » pour faire cesser cette situation.
Plusieurs personnes ont été tuées ces derniers jours dans des circonstances peu claires à proximité du lieu du sit-in. Des soldats et des agents des forces de sécurité avaient été déployés samedi autour de la rue du Nil, près du lieu du sit-in, empêchant l’accès à cette zone.
La SPA avait accusé le même jour les militaires de « planifier de façon systématique et de s’employer à disperser le sit-in pacifique (…) avec une force et une violence excessives ». Le mouvement de contestation avait appelé à une grève générale mardi 28 et mercredi 29 mai à travers le pays pour faire pression sur l’armée, mobilisant divers secteurs d’activité. Le 31, des centaines de Soudanais avaient manifesté, eux, en soutien à l’armée dans la capitale. Le lendemain, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, avait enjoint aux deux parties de reprendre les négociations.
Le chef du Conseil militaire au pouvoir, Abdel Fattah Abdelrahman Bourhane, s’est rendu récemment en Egypte, aux Emirats arabes unis et en Arabie saoudite, trois pays qui lui ont affiché leur soutien. Le Conseil militaire avait fermé la semaine dernière le bureau de Khartoum de la chaîne d’information qatarie Al-Jazira, qui diffuse régulièrement des images des manifestations. Celle-ci a dénoncé une « totale violation de la liberté de la presse ».
A la tête du Soudan pendant près de trente ans, Omar Al-Bachir a été destitué et arrêté par l’armée le 11 avril sous la pression d’un mouvement inédit, déclenché le 19 décembre par la décision des autorités de tripler le prix du pain dans un pays miné par une grave crise économique.
Le Monde avec AFP
• Le Monde avec AFP Publié le 3 juin 2019 à 08h56 - Mis à jour le 04 juin 2019 à 00h30 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/06/03/soudan-le-mouvement-de-contestation-denonce-une-tentative-de-dispersion-du-sit-in-par-le-conseil-militaire_5470674_3212.html
« Askariya ! », « Islamiya ! » : menace sur le mouvement démocratique au Soudan
Des milliers de personnes ont manifesté à Khartoum en soutien aux militaires et pour le maintien de la charia, en réponse au mouvement de contestation qui réclament le transfert du pouvoir aux civils.
A peine descendus de leurs bus, ils se regroupent et entonnent des slogans simples comme la contre-révolution : « Askariya ! » (le pouvoir aux militaires !). « Islamiya ! » (le pouvoir à l’islam). Voilà qui tranche avec la phrase qui a envahi les rues de Khartoum depuis près de deux mois : « Madaniya ! » (le pouvoir aux civils).
Ils sont venus de régions rurales. L’un d’entre eux dit même : « Ne cherchez pas mon village, il n’est pas sur la carte », et il semble s’en excuser. On les a tassés dans tout ce qui roulait pour les acheminer à Khartoum juste avant le coucher du soleil, vendredi 31 mai, à un moment où la phase suspendue de transition démocratique, au Soudan, semble sur le point de virer.
Du défi dans les yeux
Vers quoi, on l’ignore encore. Mais leur présence surprise dans les rues de la capitale pour un voyage organisé avec « package » rupture du jeûne-prière-manifestation, sous le regard de caméras et de drones, avant qu’ils remontent en courant dans leurs vieux bus et disparaîssent dans la fumée et les klaxons vers d’autres occupations, est le symptôme que le processus démocratique soudanais est en danger.
De la centaine de véhicules, il est descendu quelques bons milliers de personnes. Plutôt masculins. Des jeunes qui jettent des regards en tous sens, légèrement désorientés dans la grande ville, le front emperlé de sueur, un petit drapeau soudanais obligeamment fourni à la main. Des hommes plus âgés aussi, jellabiya – vêtement traditionnel – à la blancheur fanée, turban sur la tête, un peu de colère et du défi dans les yeux.
Leurs accompagnateurs se font discrets, mais leurs moyens de transports affichent la couleur politique : on y a fixé des banderoles avec les photos de deux figures de l’armée qui commandent le Conseil militaire de transition (TMC), le général Abdel-Fattah Al-Burhane et Mohammed Hamdane Dagolo « Hemetti », l’homme qui dirige aussi la principale force visible dans la capitale soudanaise, les Forces de soutien rapide (RSF). Jusqu’ici, le TMC avait pour vocation de s’effacer rapidement après le coup d’Etat du 11 avril.
Palais à deux têtes
Les ruraux qui envahissent les rues du centre sont là pour signifier une possible divergence du programme. Un test. Collectivement, ils ressemblent un peu au visage de la contre-révolution : on les a convoyés pour leur faire dire à quel point ils croient plus au pouvoir des militaires, à la prédominance du respect de l’islam qu’à toute autre considération présidant à l’organisation de la société soudanaise. Et qu’ils se contrefichent de la série de choses qui se discutent dans les rues de Khartoum nuit et jour, à moins de quinze minutes de marche.
Alors que géographiquement, tout se déroule dans un mouchoir de poche, on ne saurait être plus éloigné. Alors qu’au sit-in, festival de l’élan démocratique au Soudan, le débat et la fête continuent devant le quartier général de l’armée, un autre pays semble avoir envahi la rue pour un sit-in bis, mais express aux abords de l’avenue Al Qasr, l’avenue du palais, qui débouche effectivement à la présidence, ou plus exactement à l’entrée des deux présidences conjointes qui trônent le long du Nil : l’ancienne, toute blanche datant de la période coloniale, et l’autre, toute de marbre et de pierre sculptés, offerte par la Chine.
L’accumulation de symboles trompeurs semble désormais élevée au rang de manie nationale. Car depuis que le président Omar Al-Bachir a été déposé, le 11 avril, à la suite d’une manœuvre conjointe de manifestations de masse – culminant dans l’organisation du sit-in –, et d’un coup d’Etat mené par les généraux, le pouvoir n’est pas exercé, au jour le jour, dans les murs de ce palais à deux têtes.
Khartoum est une ville compliquée, traversée par des lignes de partage qui se lisent notamment dans une géographie scindée en trois entités (Khartoum, Omdourman, Bahri ou Khartoum Nord), le tout séparé par les bras du Nil. Il n’y a peut-être rien de saugrenu à ce que le pouvoir soit, lui aussi, ainsi démultiplié. A cette différence que la situation commence à devenir intenable.
Des figurants et des convictions
Parmi les manifestants de l’avenue, il y a des figurants, mais aussi des convictions. Le docteur Ahmed Afifi veut rassurer : « les gens du sit-in, ce ne sont pas nos ennemis », dit-il en souriant au milieu des vociférations. Mais c’est une figure de rhétorique, pour mieux appuyer son propos : « On est pour les militaires, et l’islam est la seule religion, dans ce pays. »
Les hommes en uniforme, juchés sur leurs pick-up, qui contemplent la scène, ne semblent pas particulièrement concernés par ces messages censés leur être destinés. Peut-être sont-ils comme la multitude de petits soldats qu’on voit se balader dans le sit-in, dans l’autre Soudan tout proche, et qui semblent s’amuser beaucoup plus, là-bas.
Ali Abderhamed, lui, est plus clair. « Nous sommes venus à l’appel de Abdel Hay Youssef [prêcheur du groupe islamiste Soutien à la charia]. On est là pour défendre l’islam, on est contre les communistes. » Dans la vaste coalition civile qui regroupe, sous l’ombrelle des Forces pour la liberté et le changement (FFC), des organisations professionnelles, des partis politiques et des groupes armés, se trouve en effet un regroupement (Les Forces nationales du consensus) qui inclut le Parti communiste soudanais et le parti Baathiste. Le péril communiste, au Soudan, semble néanmoins une vue de l’esprit.
S’il y a un péril, c’est celui qui s’épaissit à l’encontre du mouvement démocratique, tandis que l’attente d’une solution négociée pour la transition, entre civils et militaires, permettrait de mettre le pays sur les rails d’une solution politique post-dictature.
Or, cette solution tarde à émerger. Et les menaces contre le sit-in, qui en est le cœur palpitant, mais aussi la preuve par les faits, s’épaississent aussi.
Après les incidents des jours derniers, qui ont fait au moins deux morts, un proche de Hemetti, le général Othman Ahmed, cité par l’agence Associated Press, a déclaré que le sit-in était une concentration « de prostituées et de vendeurs de haschisch (…), un carrefour pour toutes sortes d’activités criminelles, au point de devenir une menace pour la révolution et les révolutionnaires, ainsi qu’une menace pour la sécurité au niveau de l’Etat, concluant qu’il revenait à ses hommes et à d’autres unités des services de sécurité de restaurer la sécurité des citoyens (…) en menant les procédures légales pour mettre fin à ces délits et ces comportements. »
Jean-Philippe Rémy (Khartoum, envoyé spécial)
• Le Monde. Publié 01 juin 2019 à 06h29 - Mis à jour le 01 juin 2019 à 06h56 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/06/01/askariya-islamiya-menace-sur-le-mouvement-democratique-au-soudan_5470153_3212.html
REPORTAGE : Le sit-in géant d’Al Qeyada, cœur battant d’un Soudan qui rêve de démocratie et de normalité
Le campement des protestataires soudanais, devant le quartier général de l’armée, à Khartoum, est devenu un espace de fête et d’éducation politique, malgré les incertitudes et les menaces.
Qu’est-ce qui pousse un homme d’à peine 20 ans à abandonner, un beau matin, l’exploitation de gomme arabique familiale, dans l’ouest du Soudan, pour sauter dans un bus et prendre la route de la capitale, Khartoum, afin de rejoindre, à près de trois cents kilomètres, l’endroit où les manifestants, installés dans un sit-in devant le quartier général des forces armées, réclament « tout le pouvoir aux civils » ? L’envie de voir d’abord, de ses propres yeux, ce qu’il appelle, avec tendresse et un anglais à fort accent américain appris en regardant des films, « la révolution ».
Alors que le mouvement de contestation s’était étendu à presque toutes les régions du Soudan, « Sam » Al Salah Al Bager avait déjà pris part à un sit-in, à El-Obeid, dans son état du Kordofan du Nord. Avec des milliers d’autres, il avait campé devant la base militaire, là-bas, d’où décollent depuis des décennies les avions qui vont bombarder les diverses zones du pays où le pouvoir du général Omar Al-Bachir, depuis son coup d’Etat de 1989, a mené d’interminables guerres. Manifester à El-Obeid, c’était déjà fort, et on a accueilli avec des transports de joie la chute d’Al-Bachir, le 11 avril. Mais « Sam » Al Salah Al Bager voulait voir de plus près le mouvement en cours, dont l’objet n’est pas seulement de renverser un dictateur, mais de changer le Soudan.
Alors, le jeune homme a coiffé sa flamboyante casquette Gucci et mis le cap sur la capitale. Il n’avait pas de point de chute, mais un nom en tête : Al Qeyada (« commandement »), là où se tient le sit-in de la capitale, nombril de la révolution en cours. L’endroit, en lisière de l’enceinte du commandement militaire – d’où son nom – est celui où, le 6 avril, des manifestants réclamant la chute du régime se sont assis par terre, trempés de sueur et excités par leur hardiesse. Ils ont dit qu’ils ne bougeraient pas de ce croisement de boulevards sinistres, devant le quartier général des forces armées, tant que le dictateur ne serait pas tombé, et tant que la démocratie ne serait pas réinstaurée.
Depuis, ils ne sont plus partis. Pour la première partie du programme seulement, c’est chose faite : depuis le 11 avril, un Conseil militaire de transition est engagé avec les représentants civils de la contestation, regroupés dans la coalition des Forces pour la liberté et le changement (FFC), dans des négociations pour faire émerger un nouveau pouvoir. Il reste à présent à déterminer qui le contrôlera, et tant que cela n’est pas tranché, le sit-in continue.
Flot de contestataires
En l’espace d’un mois et demi, une cité a poussé sur plusieurs kilomètres carrés et s’étend jusqu’au pont de métal qui traverse le Nil Bleu. On y débat de politique, de démocratie, de rapports entre les sexes, des diverses façons de faire (ou pas) le ramadan, dans un mélange d’idées à la fois terre à terre et follement utopiques. Certains y ont élu domicile et ne quittent plus la zone, ou viennent en curieux ou en touristes. La nuit, c’est l’affluence. Aux toutes premières heures, le 6 avril, ce n’était d’abord qu’une tentative risquée pour regrouper, après quatre mois de manifestations, les protestataires de tous les coins de la capitale. Afin de parvenir jusque-là, il avait fallu des tractations pour qu’une branche des militaires laisse passer le flot contestataire.
Mais qu’ils s’installent à demeure sur le macadam soulevait des questions logistiques pointues. « Dès les premières heures, le problème de l’eau s’est posé. Puis, très vite, celui des toilettes. Presque en même temps, il a fallu organiser l’électricité. Monter des structures pour des tentes. Créer des scènes, organiser des centres médicaux. Ouvrir des dortoirs, donner à manger à tout ce monde. Mais je crois qu’on s’est assez bien débrouillés », sourit Ali Siory, professeur au département d’ingénierie de l’université de Khartoum, à deux pas, et l’un des participants de la mise sur pied de cette ville dans la ville.
Prenons Hajer, qu’on avait connue médecin, en deuil de son frère, abattu par les services de sécurité en janvier. Ces jours-ci, elle passe une grande partie de ses journées et de ses nuits au sit-in, contribuant à faire tourner une grande « cuisine ». Pour chaque repas, des gigantesques marmites de nourriture sont préparées sur place. Au total, entre 1 500 et 2 000 personnes viennent s’installer dans ce qui n’était qu’un terrain vague pour y manger. Plus loin, d’autres distributions ont lieu. Des enfants des rues ont déserté les carrefours. On leur trouve des habits ; une association leur enseigne des rudiments de lecture, leur donne de quoi dessiner. Ils ont leur place dans cette cité des utopies.
Aux abords de la zone, des pick-up des Forces de soutien rapide du général Mohamed Hamdan Dagolo « Hemetti » (« qu’il nous protège ») sont garés à l’ombre. Certains sont massés dans une enceinte masquée à l’intérieur même du sit-in. Entre protection et menace, au gré des événements à venir. Les hommes en uniforme ont protégé les manifestants contre leurs rivaux des services de sécurité qui tentaient d’écraser la contestation. Demain, ils pourraient se retourner contre eux pour s’emparer du pouvoir. « On envoie des filles parler à ces petits jeunes pour leur expliquer que s’ils sont dans cet uniforme c’est qu’ils n’ont pas eu le choix, et que nous, on défend l’éducation, les opportunités, un monde meilleur. Je crois qu’ils entendent… », veut espérer un responsable de l’organisation discrète qui gère le sit-in.
Tout est fragile. Le sit-in est à la merci de violences, ou de provocations d’agents pro-Bachir qui voudraient retourner la situation. Des fouilles continuelles ont lieu le long de postes de contrôle où sont confisqués couteaux, objets tranchants de toutes sortes et même miroirs de poche : avec les éclats, on pourrait blesser quelqu’un.
Aux alentours, la cité de la contestation navigue entre improvisation et organisation centralisée. Sur les scènes, on débat, on fait de l’éducation civique dans un grand cours de rattrapage de fondamentaux de politique. Pendant quelques jours, on a expliqué pourquoi il fallait donner le pouvoir aux civils. Ces derniers temps, des orateurs expliquent à quoi cela sert, une grève générale. Mais le sit-in, c’est aussi un défi pour faire vivre, depuis sept semaines, des dizaines de milliers de personnes dans un camping géant.
Il y a des rangs de toilettes, un générateur géant capable d’alimenter suffisamment de grosses lampes LED pour que le site ne soit pas plongé dans le noir en cas de coupure d’électricité ; des médecins attendent dans des ambulances, en cas de besoin. Il y a même, dans la nuit, des garçons qui circulent avec des panneaux lumineux géants dans le dos : ce sont les points de rencontre mobiles pour les familles ayant égaré leur enfant dans la foule.
Pour l’eau, le hasard a bien fait les choses. Dès le premier jour, Mounir Abdallah, qui passait par là sur sa moto, a compris qu’il lui fallait parer à l’urgence et aller chercher des bouteilles pour éviter que les manifestants ne tournent de l’œil. Justement, le voici. A présent, il fend la foule au volant d’un camion frigorifique qui contient des fûts remplis d’eau potable et de jus d’hibiscus (le karcadé), des pains de glace. Le camion a été prêté par « un bienfaiteur ». Tout est gratuit. Il faut que la fête continue pour que la vitrine de la démocratie demeure visible.
Tous les soirs, des groupes de gens dansent, comme dans une grande célébration familiale. Ces derniers soirs, le DJ, venu d’En Nahud, une petite bourgade du Kordofan, fait un malheur, en enchaînant rap et musique traditionnelle. A une dizaine de mètres, des soldats contemplent le spectacle en fumant. Des hommes en uniforme se baladent partout, jusqu’aux abords de la « Colombie », le coin des interdits sous le pont en métal de Bahri, construit au début du XXe siècle et désormais transformé, à l’aide de pierres ou de barres de fer, en instrument de musique, la nuit tombée.
Dans la pénombre, sur les rails, et le long des berges du Nil Bleu, flotte dans l’air l’odeur de produits illicites. Des tas de substances circulent, de la ganja au tramadol. Des soldats d’Hemetti sont même supposés avoir pris le contrôle de la vente d’herbe et d’alcool. Il y a des manifestants titubant, la nuit, avec des voix d’ivrogne et des emportements confus. On les laisse criailler, cela ne dérange personne. Il y a bien assez de gens lucides comme cela.
Chants et caricatures
Aujourd’hui, Sam, d’El-Obeid, est toujours là. Il s’enflamme devant les peintures qui se renouvellent chaque jour. La création bat son plein. Il a suffi que démarre la contestation pour que s’ouvrent en grand les robinets artistiques. Ça chante, ça peint sur les murs. Des dessins à la gloire de la révolution, de ses héros, des caricatures de l’ancien régime honni. Il est un peu tôt pour triompher. Les négociations entre les représentants de la contestation au sein des FFC et le Conseil militaire de transition, qui a pris le pouvoir en renversant Omar Al-Bachir, le 11 avril, sont au point mort. Une grève générale a commencé, le 28 mai. Si elle ne produit pas d’effet, une escalade est prévue vers la désobéissance civile.
Pourquoi, alors, les militaires ne balaient-ils pas le sit-in comme un fétu de paille ? C’est qu’Al Qeyada est devenu une institution, un symbole. Parmi les acteurs de la transition, dont les militaires, chacun espère bénéficier de son aura. Le processus démocratique, par son côté vertueux, a le pouvoir magique de légitimer le futur pouvoir issu de cette phase de transition si tout se termine bien. Le sit-in, c’est la vitrine d’un nouveau Soudan qui verrait enfin la fin des sanctions et renouerait avec la normalité. Sam Al Salah Al Bager le résume en quelques mots : « Le passeport soudanais est un des pires au monde pour voyager. Tout le monde sait cela. On va en finir avec cette honte. Retrouver notre Soudan prestigieux, celui des pyramides de Méroé ! »
Les militaires ne diraient pas autre chose. Mais les plus durs d’entre eux rêvent de suivre la voie du président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, avec la restauration d’un état autoritaire, à l’opposé des rêves de ceux qui façonnent l’esprit du sit-in.
Jean-Philippe Rémy, Khartoum, envoyé spécial
Nombreuses photos non reproduites ici.
• Le Monde. Publié le 29 mai 2019 à 07h01 - Mis à jour le 29 mai 2019 à 12h11 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/05/29/a-khartoum-le-sit-in-des-manifestants-devenu-cite-de-tous-les-reves_5468891_3212.html
Une grève générale dans un climat de tension croissante
La société civile veut maintenir les généraux sous pression, pour que le Conseil militaire de transition cède le pouvoir, après le renversement d’Omar Al-Bachir, le 11 avril.
C’était juste avant l’iftar, la rupture du jeûne, quand toute la ville se hâtait au terme d’une journée de ramadan pour rentrer chez soi. Dans la fatigue et l’impatience, l’apparition dans la rue Obeib-Khatim, aux abords de l’aéroport, d’une longue colonne de véhicules armés – une bonne trentaine, incluant pick-up chargés d’hommes armés et véhicules de transport de troupes blindés – a suscité un petit choc, dans Khartoum, dimanche 26 mai.
A leur bord, des hommes en uniforme impeccable, canons de kalachnikov en l’air, assis en rond autour de l’armement de leur véhicule, mitrailleuses 14,5 et même, pour certains, des lance-roquettes multiples à six tubes, déjà chargés. Cette colonne n’allait pas à l’assaut, mais partait accueillir à l’aéroport l’un des deux responsables du Conseil militaire de transition (TMC), qui rentrait au Soudan.
Au cœur de Khartoum, l’aéroport est bordé sur sa partie nord par tout un ensemble de bâtiments militaires matérialisant le quartier général des forces armées. Sa vaste enceinte comprend aussi une résidence présidentielle, et, un peu plus bas en descendant le boulevard qui longe cet immense rectangle, le siège des services de renseignement soudanais, le NISS (pour National Intelligence and Security Service).
Tout en haut, devant les portes ouvrant côté nord, entre le Nil et l’état-major de l’armée de l’air et de celui de la marine, se tient le sit-in, cette cité de la révolution qui a poussé avec ses tentes et ses manifestants devant le quadrilatère militaire soudanais, et l’entrée VIP de l’aéroport. Dans cette ville si grande, si étalée, c’est dans ce tout petit coin, à deux pas du Nil bleu, que se joue la situation politique du pays.
Et c’est pourquoi les passants, voyant défiler les hommes en armes, ont cru un instant que la violence allait commencer. Cette longue cohorte militaire ne provoquerait pas une telle émotion si le Soudan n’était pas le théâtre, dans une tension croissante, de difficultés à trouver une solution à la transition après le renversement d’Omar Al-Bachir, le 11 avril, et surtout si une grève générale de deux jours ne devait pas débuter dans ce climat, mardi 28 mai.
Le sit-in est installé devant les bâtiments du ministère de l’aviation, de la marine et de la défense. Des centaines de participants prient et prennent l’iftar chaque jour sur place au coucher du soleil, à Khartoum, capitale du Soudan, le 27 mai.
Les pick-up et autres transports blindés, armés comme pour partir à l’assaut d’une ville, n’ont pas pris la direction du sit-in avec le risque de créer un incident. L’homme qui commande cette petite armada sur roues n’est autre que le second du président du TMC, à savoir le général Mohamed Hamdan Dagolo « Hemetti » (qu’il nous protège) – dont les éléments appartiennent aux Forces de soutien rapide (RSF).
Des manifestations restreintes comme test
Tandis que le général Abdel Fattah Al-Burhan Abdelrahmane, dimanche soir, revenait du Caire et des Emirats arabes unis, « Hemetti » était allé, juste avant, faire une visite en Arabie saoudite où il avait, en substance, annoncé publiquement le soutien du Soudan au royaume dans le cadre de la tension croissante régionale avec l’Iran.
Les responsables du TMC se trouvent être les deux piliers de la fourniture de troupes soudanaises recrutées au sein des RSF, l’ex-milice du Darfour recyclée en force intégrée dans l’armée régulière, pour faire la guerre au Yémen au côté de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. Au moment où les discussions avec les civils laissent planer l’idée qu’en cas de transition, le Soudan cessera d’envoyer des hommes combattre au Yémen, le geste d’« Hemetti » était un défi.
Egypte, Emirats arabes unis, Arabie saoudite : les trois pays sont les parrains du TMC, qui assure de facto le pouvoir depuis le 11 avril, mais devrait le céder selon une procédure négociée avec les représentants des manifestants. Or les négociations pour que ce TMC cède le pouvoir aux civils sont bloquées.
Pour maintenir les généraux sous pression, les civils des Forces pour la liberté et le changement (FFC) entament, mardi, une grève générale de deux jours. Le mot d’ordre, dans un premier temps, est des plus sages : il s’agit de se rendre sur son lieu de travail, et d’y croiser les bras, peut-être de descendre dans la rue, mais de rester dans un registre symbolique, et sans doute d’éviter à ce stade de bloquer Khartoum.
Ces manifestations restreintes sont un test, et ont de fortes chances de rencontrer un grand succès. Ces derniers jours, les employés qui sortent brièvement avec des petites pancartes pour signifier leur désir de voir les civils recevoir le pouvoir au Soudan entraînent partout dans la capitale des réactions de sympathie. Les passants reprennent les slogans en chœur, les automobilistes les klaxonnent.
Peut-il y avoir des tensions plus sérieuses ou des blocages susceptibles de déclencher des confrontations ? Seule la grève nous le dira. Mais ses organisateurs qui insistaient d’abord sur la « désobéissance civile » semblent vouloir calmer le jeu. Les syndicats d’employés du transport aérien avaient, par exemple, averti qu’ils bloqueraient les pistes de l’aéroport de Khartoum (toujours dans ce rectangle central). Il semble qu’ils ont abandonné l’idée.
Khalid Omer, secrétaire général du Parti soudanais du congrès (SCP), une des rares formations politiques avec une influence auprès des manifestants, est convaincu de la nécessité de la grève générale, non pour bloquer le pays, mais pour « prolonger l’élan de la négociation ».
Depuis une dizaine de jours, les discussions entre le TMC et les civils regroupés dans les FFC sont au point mort. En théorie, certains points avaient été clarifiés. Notamment la composition, aux côtés d’un conseil de souveraineté pour mener le pays mais de façon relativement symbolique, d’une assemblée aux pouvoirs importants, avec deux tiers des sièges accordés aux membres des FFC et un tiers à d’autres tendances : des civils encore, mais nommés par les militaires. « Or non seulement nous ne sommes pas arrivés à nous mettre d’accord sur le dernier point, celui de la composition du Conseil de souveraineté, mais nous avons régressé : les militaires de la faction dure ne veulent plus à présent de ces deux tiers de membres FCC. La situation est sérieuse, car s’il s’avère que les négociations ont échoué, on peut redouter l’éclatement de violences entre les multiples parties », explique une source impliquée dans les négociations.
Un mouvement destiné à ranimer les négociations
La perspective de la grève générale a aussi fait apparaître, de façon plus nette, des divisions de fond au sein du groupe des civils. Le vieux chef du parti Oumma, Sadiq Al-Mahdi, s’est prononcé contre cette mesure. Agé de 84 ans, il a été premier ministre deux fois au cours des processus politiques ayant suivi les deux « révolutions », soit après avoir renversé des régimes militaires, en 1964 et 1985. Il n’a pas laissé un souvenir éblouissant. Il avait été lui-même renversé par le coup d’Etat mené, officiellement, par le général Omar Al-Bachir, mais préparé de longue date par l’infiltration des islamistes du Front national islamique (NIF) – qui avaient constitué une coalition avec son parti – dans les structures de l’Etat, dans l’armée, et l’université.
Jusqu’au coup d’Etat de juin 1989, justement, le Soudan comptait traditionnellement deux « grands » partis, assis chacun sur une confrérie soufie, et leurs responsables s’estiment encore aujourd’hui les héritiers d’une majestueuse tradition.
Or ce système s’est profondément dévalorisé. Le mouvement dans la rue a été mené par des groupes issus de divers horizons, notamment de la « société civile » (des organisations professionnelles), mais aussi par une large coalition regroupant des formations d’horizons différents. Au sommet, l’hypercoalition des FFC compte à son plus haut niveau la propre fille de Sadiq Al-Mahdi, Mariam. Son père souhaite que des élections soient organisées le plus rapidement possible, tablant sur le fait que la vie politique au Soudan est encore suffisamment désorganisée par trente ans de dictature, pour que son parti, l’Oumma, puisse en bénéficier. Cette option aurait l’aval des militaires, qui adoreraient composer avec un responsable amoindri par l’âge, ayant peu de chances d’opposer une résistance farouche à leurs désirs et à ceux de leurs parrains de la région.
Mais ce scénario présente des risques. Les importantes forces du NISS, les services de renseignement qui menaient la répression jusqu’au renversement d’Omar Al-Bachir, le 11 avril, ont disparu dans la nature. Ils ne sont pas partis bien loin et disposent, dans Khartoum, de bases et d’importants stocks d’armes. Ces forces pourraient se ranger du côté de la faction dure des militaires – l’armée a elle aussi ses divisions – et affronter ceux qui sont sur sa route : les RSF du général « Hemetti ».
C’est la particularité de cette situation : alors que les RSF sont issus de milices qui ont commis des atrocités au Darfour et ont ensuite pris une part importante dans la répression sanglante des manifestations civiles de Khartoum en 2013, le grand bouleversement politique soudanais fait de cette armée quasi privée l’alliée objective des civils dans la phase actuelle. Pour que cet état se prolonge, il faut que les négociations se poursuivent, car elles seules peuvent donner naissance à un nouvel ordre politique légitime, qui est précisément ce que souhaitent tous les acteurs soudanais, lassés du statut de semi-parias de leur pays.
Certains responsables de l’ex-régime parient sur la possibilité de voir le Soudan ramené à une forme de normalité. Pour cela, il faut un processus « propre ». Si, dans les jours à venir, il apparaît que le processus n’a plus de chances de se conclure par un ordre politique reconnu internationalement, il ne restera plus alors qu’à laisser libre cours à la violence. C’est la raison pour laquelle il est si important de mener cette grève générale, selon ses organisateurs. Un mouvement destiné à ranimer les négociations plus qu’à les faire aboutir. Mais aussi à éviter le plongeon dans l’inconnu.
Jean-Philippe Rémy (Khartoum,envoyé spécial)
• Le Monde. Publié le 28 mai 2019 à 01h03 - Mis à jour le 29 mai 2019 à 06h35 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/05/28/au-soudan-un-calme-trompeur-avant-la-greve-generale_5468298_3212.html
« Les civils au pouvoir ! Les civils au pouvoir ! » : la capitale du Soudan dans la rue avant une grève générale
Après le renversement, le 11 avril, du dictateur Omar Al-Bachir, la rue veut mettre la pression sur les militaires afin que le pouvoir soit transmis aux civils.
Pour se retrouver dans la rue avec leurs feuilles A4 tout droit sorties de l’imprimante du bureau, ils n’ont pas eu à aller bien loin. Et ce qu’ils demandent, sur ces feuilles, ne semble pas, non plus, si lointain ou inatteignable. « Tout le pouvoir aux civils, que les militaires s’en aillent, sinon, ce sera la grève générale », ne peut s’empêcher de scander Rasha Okud, une employée de banque qui pourrait être la mère des jeunes qui passent dans la rue à pied ou à moto et reprennent les mots en chœur.
En début d’après-midi, malgré le soleil qui tape, ils et elles ont quitté leur guichet, leur bureau, leurs activités à l’agence de l’Export Development Bank du centre de Khartoum. Ils sont là, sur l’avenue Jamhuriya, avec leurs badges d’identification bleus, des chemises blanches bien repassées, cravates nouées, des robes bien longues.
Il y a un militaire qui traverse Jamhuriya, justement, tenant une bouteille d’eau. Enfin un membre de la Force de soutien rapide (RSF) du général Hemetti, dont les forces sont déployées dans toute la ville. On crie à l’homme en tenue de camouflage de rejoindre la manifestation, il s’éclipse au coin de rue voisin, sous des arches, où sont stationnés les pick-up surmontés de mitrailleuses.
« Mon cher pays »
La manifestation des cols blancs ne s’arrête pas pour autant et s’étend à présent sur la chaussée, perturbant un peu plus la circulation. Mais c’est comme les soirs de victoire au football : tout le monde, en fait, veut en être. Les automobilistes ou les chauffeurs de bus klaxonnent en rythme : « Les civils au pouvoir ! les civils au pouvoir ! »
Dans une rue avoisinante, d’autres employés de bureau sont descendus avec tambour et slogans. Plus loin, au siège d’El Nefeidi, une grosse entreprise de logistique, tout le monde est dehors aussi. Ils se sont fait confectionner des casquettes assorties. Hommes et femmes. Il fait chaud, c’est le ramadan, les RSF plantés à deux pas les regardent de travers. Il en faudrait plus pour les effrayer.
L’un des cadres de la société, Ali Babiker, raconte en rafales sa vie d’avant, son arrestation en 1999 quand il était étudiant, les tortures dont il ne s’est jamais remis, sa vie depuis d’employé sans histoire, mais gardant toujours une infernale peur au ventre, mangé d’angoisse et de cauchemars en songeant aux semaines de torture subies vingt ans plus tôt. « Je ne m’en suis jamais remis, et je suis là parce que je voudrais que plus personne ne subisse cela au Soudan. » Il a les larmes qui montent aux yeux et sa voix s’altère pour conclure : « Moi, on ne pourra jamais me rendre ce qu’on m’a pris. Mais je suis là pour mon peuple, mon cher pays. »
Eviter un phénomène de récupération
Le Soudan traverse le moment délicat d’un processus politique entamé avec les manifestations (depuis décembre 2018) qui ont conduit, dans une ultime escalade début avril, au renversement d’Omar Al-Bachir. Le général était arrivé au pouvoir en juin 1989. Le 11 avril, il a été renversé par des généraux dans un processus complexe. S’agissait-il d’une tentative pour se débarrasser d’un chef attirant toute la foudre du pays comme un paratonnerre, pour mieux recycler les piliers du régime moins visibles ? Certains de ceux qui ont mené la contestation, du côté des civils, le redoutent et sont déterminés à éviter ce phénomène de récupération. Des mots d’ordres, on ne retient que celui-ci : tout le pouvoir aux civils. Alors que, dans les négociations entre les deux blocs (civils et militaires), s’est esquissée une architecture du pouvoir plus complexe. Ce n’est pas tant une simplification qui est à l’œuvre aujourd’hui, mais plus une radicalisation des points de vue. C’est pour cette raison, en fait, que des employés de bureau, des membres de dizaines de professions descendent aujourd’hui dans les rues de Khartoum.
Il est encore possible d’espérer que le Conseil militaire de transition (TMC), qui a techniquement pris le pouvoir le 11 avril, signe un accord avec les représentants des civils, regroupés dans la vaste coalition des Forces pour la liberté et le changement (FCC). Ces FCC ont leurs divisions depuis le début. Mais les difficultés des négociations à faire émerger une structure de pouvoir cristallisent des tensions et des différences de vue au sein de chaque camp. Le noyau, en termes d’influence et de décisions, des FCC se trouve dans l’Association des professionnels soudanais – la SPA –, qui a encadré la contestation au fil des mois où les Soudanais ont défié, malgré la violence de la répression, les forces de sécurité. Aujourd’hui, ses cadres ne veulent pas d’une transition dirigée d’abord par le général Burhane, qui commande le TMC. Mais, face à la SPA, d’autres groupes sont plus accommodants avec les militaires. Qui l’emportera ? Ou, plus grave, cette division va-t-elle emporter tout le monde, à mesure que se creusent les écarts et que les positions se radicalisent ?
La SPA, les jours derniers, a menacé : si les négociations n’aboutissent pas à une forme de cession du pouvoir, une grève générale sera déclenchée. La dernière tentative de ce type, le 13 mars, avait été un échec. A cette époque, le pouvoir semblait à peine vaciller et la SPA ne devait qu’à ses structures clandestines de ne pas avoir été détruite par les services de sécurité. Pour casser la grève, les services de sécurité avaient du reste averti qu’ils s’en prendraient aux grévistes, notamment dans les organismes publics. Cette fois, la situation est différente. Alors que le pouvoir d’Omar Al-Bachir, de son parti (le NCP) et des organes de sécurité, dans les décennies précédentes, était arrivé à noyauter tous les syndicats, une floraison d’organisations professionnelles a lieu depuis le renversement du dictateur. Mercredi, dans un mouvement soigneusement dosé pour faire monter la tension, la SPA a commencé à rendre publiques des listes d’organisations syndicales prêtes à se joindre à une grève générale, accompagnée de mouvements de désobéissance civile. Seulement, en sous-main, les vieux syndicats proches du pouvoir ont été remis en service.
Une coupure nette n’a pas eu lieu le 11 avril
Le dernier obstacle conséquent pour conclure un accord porte sur le conseil de souveraineté, l’organe suprême qui sera placé à la tête du Soudan au cours de trois années de transition. Les négociations ont achoppé sur le nombre de membres et leur « origine », civile ou militaire, ainsi que sur la configuration de sa direction. La SPA a travaillé à organiser avec soin l’immense « sit-in » aux portes de l’espace des Forces armées soudanaises (SAF) où se trouvent bon nombre d’infrastructures de son commandement et, non loin, le NISS, les services de renseignement qui étaient dirigés, jusqu’à sa démission récente, par Salah Gosh.
Ce dernier est, en théorie, en résidence surveillée. Plusieurs sources affirment qu’il se déplaçait encore récemment dans Khartoum. Des informations, à présent, le situent au Caire, sous la protection des services égyptiens. Le cas est emblématique : il indique qu’une coupure nette n’a pas eu lieu le 11 avril, lors du coup d’Etat qui a renversé Omar Al-Bachir. Des anciens du système occupent toujours des postes à responsabilité. C’est aussi contre cet état de fait que les membres de dizaines d’associations sont descendus dans la rue et sont déterminés à participer à une grève générale, demain, si la SPA en lance l’appel. Bloquer tout le pays est sans doute à la portée de l’organisation. Seulement, le général Mohamed Hamdan Dagolo « Hemetti », chef des RSF mais aussi vice-président du TMC, a averti qu’il prendrait des mesures contre ceux qui tenteraient une telle action. Il a du reste repris, en substance, les menaces proférées en mars par l’ancien pouvoir, en affirmant que les participants seraient licenciés. Cela sonne comme un air connu et comme une menace de violence sous-jacente. Cette menace ne concerne pas seulement les manifestants descendus de leurs bureaux, mais touche à l’essence de ce que les participants de ce grand mouvement, depuis des mois, appellent la révolution.
Jean-Philippe Rémy
• Le Monde. 23 mai 2019 à 20h20 - Mis à jour le 24 mai 2019 à 09h33 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/05/23/soudan-khartoum-dans-la-rue-en-attendant-la-greve-generale_5466212_3212.html
Le Soudan tout près d’un accord de transition
Les représentants civils et militaires doivent se retrouver ce soir à Khartoum pour de nouvelles négociations, plus d’un mois après le départ du président Omar Al-Béchir.
Il apparaît désormais si proche, ce pas, ce petit saut, qui fera entrer le Soudan dans l’ère post-Omar Al-Bachir. L’ex-président a été renversé le 11 avril sous la pression de la rue mais aussi parce que certains généraux ont saisi l’occasion de le déposer. Depuis, son pays est dans l’attente d’un accord entre civils et militaires pour gérer la suite, c’est-à-dire entrer dans une période de transition. Après, seulement, des élections pourront être organisées.
On ne change pas un pays qui sort de trente ans de dictature islamo-militaire en un claquement de doigts, mais il faut bien commencer quelque part et, à Khartoum, la signature de cet accord, fixant les conditions d’une transition de trois ans, apparaît comme un incontournable début, incarnant le désir de ceux qui ont espéré voir advenir une ère nouvelle dont serait exclue l’ex-formation d’Al-Bachir, le Parti du Congrès national (NCP).
Au cœur de la capitale, chacun veut croire à l’imminence de ce premier succès de la « révolution » dans ce gigantesque festival à ciel ouvert installé devant le complexe militaire qu’est le « sit-in », vitrine géante d’un Soudan démocratique. Après la phase de tensions en début de semaine, où des éléments armés ont tiré sur les barricades des manifestants, les négociations ont repris dimanche soir entre militaires et civils. Dans quelques heures, tous pourraient parvenir à un accord de partage du pouvoir, qui scellerait la fin de la première phase ouverte avec le renversement d’Omar Al-Bachir en avril, à quelques semaines de la célébration de son propre coup d’Etat, en juin 1989.
« Sur le fil du rasoir »
Comme il se doit, c’est dans les détails que résident les ultimes blocages avant le passage d’une telle ligne. Lundi 20 mai, comme la veille, sur le coup de 21 heures, les deux parties vont se réunir à nouveau. D’un côté les représentants du Conseil militaire de transition (TMC), qui a techniquement pris le pouvoir le 11 avril, au terme de ce qui a été un coup d’Etat mené par des généraux, mais sur lesquels s’exercent des pressions pour qu’ils transmettent en partie leurs responsabilités aux civils, les représentants des Forces pour la liberté et le changement (FFC).
Des détails gênent encore. Rien n’est grave, tout peut le devenir. « Il y a plusieurs scénarios, et il est vraisemblable qu’on va parvenir à un accord, mais il ne faut pas se voiler la face, tout peut déraper. On est sur le fil du rasoir », avertit Rashid Saeed Yacoub, l’un des porte-parole chargés des affaires politiques de l’Association des professionnels du Soudan (SPA), l’organisation qui avait préparé le mouvement de contestation dans la clandestinité, a assuré sa survie durant trois mois de répression brutale, avant de jouer, au sein d’une vaste coalition – les FFC –, un rôle moteur pour la suite.
Du fait de leur grande diversité (professeurs, étudiants, associations professionnelles, communistes baathistes, groupes armés, partis politiques traditionnels comme l’Umma, etc.), les FCC comptent de dangereuses divisions. Mais, comme l’explique une source de l’équipe discrète qui conduit des négociations entre les deux camps, « il fallait bien dissimuler le fait que, au sein des FCC, ce sont les responsables de la SPA qui comptent, et c’est aussi pour cela qu’ils s’efforcent de ne pas apparaître de façon publique, mais se retranchent derrière leurs porte-parole ».
Maîtres psychologiques
Ces derniers jours, c’est encore le SPA qui était à la manœuvre pour préparer le terrain d’un accord avec les militaires. Alors que la situation était bloquée, les organisateurs du « sit-in » ont joué de la pression en maîtres psychologiques, étendant le périmètre des barrages dans Khartoum jusqu’à bloquer l’artère qui longe le Nil, Nile Street, faisant de leur cité contestataire un immense quadrilatère au beau milieu de la capitale, allant du quartier général de l’armée au fleuve, avec leur bastion de l’université au beau milieu, et poussant ses zones de contrôles au-delà du Nil jusqu’à Bahri (Khartoum Nord), et à Omdourman.
Les tirs d’éléments en uniforme juchés sur des pick-up ont fait craindre un dérapage qui annoncerait la fin de l’espoir d’une transition civile, mais au prix d’un bain de sang. Or, ce bain de sang, nul ne semble vouloir en assumer le prix. « Pour écraser le “sit-in”, les militaires devraient tuer un nombre important de gens, ce n’est plus possible. C’est la raison pour laquelle il faut trouver un accord », analyse Rashid Saeed Yacoub, avant de conclure : « On a donc décidé de diminuer le nombre de nos barricades. En trois heures, tout était démantelé sur Nile Street. » Démonstration de cohésion du groupe des civils, malgré ses divisions.
Les auteurs des tirs étaient sans doute des éléments de la Force de soutien rapide (RSF) du général Mohamed Hamdan Dogolo « Hemetti ». Depuis, on présente une poignée d’individus comme les auteurs de ces actes, nul ne prête attention à cette manœuvre : les pick-up de la RSF, ces dernières semaines, contrôlaient tout Khartoum. Désormais, ils doivent céder la place à la force de la police (un nouveau chef a été placé à sa tête), afin de se faire plus discrets. Mais, avec leurs brassées de lance-roquettes attachés sur les côtés, les canons sans recul ou les 14.5 montés à l’arrière, près des bidons de 200 litres d’essence, les tapis pour coucher les combattants de chaque véhicule en brousse, ces forces venues du Darfour et des zones frontalières sont facilement reconnaissables. Entre les combattants du RSF qui, certes, ont été versés dans l’armée, mais demeurent loyaux à leur chef, le général Hemetti, et les manifestants, il y a eu des tensions qui ont abouti à six morts, un bilan qui aurait pu s’alourdir.
Pourtant, en secret, le groupe des civils considère Hemetti comme « un allié » face aux militaires, selon une source de cette mouvance. Ce dernier joue sa partie, et les civils n’ont à ce stade pas d’autre moyen de contrecarrer l’influence de l’armée en se prémunissant d’un retour des milices du NCP, ou certains éléments des services secrets proches de la galaxie islamiste. « Si on n’arrive à rien, on s’engagera sur la voie d’une grève générale, mais à tout prendre, nous préférons un mauvais accord à pas d’accord, ce qui serait la porte ouverte à des affrontements », affirme Rashid Saeed Yacoub.
Alors, ces jours derniers, il a fallu instaurer aussi une désescalade côté manifestants. « On a tout fait pour calmer les esprits, assure une source au sein du SPA. Un comité mixte avec les militaires a été créé ; au “sit-in”, on a mis plus de chanteurs sur les scènes, et fait descendre d’un cran tous les discours politiques. »
« Chacun aurait un avantage »
A présent, chacun attend de voir se conclure un accord, grâce à la résolution du point de litige principal : la constitution du conseil de souveraineté. L’idée d’une telle structure, destinée à être placée à la tête de la transition mais privée de pouvoirs exécutifs, n’est pas nouvelle : elle est au cœur du projet du SPA depuis le début. Mais il faut à présent s’accorder sur sa composition exacte.
Le TMC, lorsqu’il s’est constitué le 11 avril pour s’emparer du pouvoir, était composé au départ de dix membres. Trois d’entre eux ont été contraints à la démission – y compris le premier responsable des affaires politiques –, parce qu’ils étaient trop liés à l’ancien pouvoir. Sur les sept restant, quatre sont proches des islamistes, dont le chef de l’armée de l’air. Trois autres, dont le chef du TMC, le général Al-Burhane, sont indépendants de cette tendance proche de la branche soudanaise des Frères musulmans. Si les généraux sont au nombre de sept, les civils veulent obtenir la majorité. Ils proposent donc que l’organe suprême qui présidera la transition pendant trois ans (les deux parties se sont accordées déjà sur cette durée) pourrait compter quinze membres : sept militaires, huit civils.
Qui, alors, présiderait cet organe ? C’est encore un sujet de débat. Un membre de l’équipe de médiation soudanaise estime qu’il est possible de concéder que le général Burhane dirige le conseil de souveraineté, à condition d’abandonner la majorité aux civils, « ainsi, chacun aurait un avantage, ce qui est plus stable que l’idée d’opérer une présidence tournante ».
Ensuite, en cascade, seraient nommés les membres du conseil des ministres et un chef de gouvernement serait désigné ou élu, selon une procédure qui ne fait pas encore tout à fait l’unanimité. Certaines sources affirment que le premier ministre devra être nommé par le conseil suprême. En revanche, il est acquis que le gouvernement sera dirigé par un civil, issu de la galaxie des FDC, et que deux ministères y seront réservés aux militaires : celui de l’intérieur et celui de la défense.
Jean-Philippe Rémy (Khartoum, envoyé spécial)
• Le Monde. Publié le 20 mai 2019 à 17h36 - Mis à jour le 20 mai 2019 à 17h48 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/05/20/le-soudan-tout-pres-d-un-accord-de-transition_5464662_3212.html
Au Soudan, confusion après des violences contre les manifestants
L’intervention d’hommes armés survient alors que des négociations se poursuivent entre le Conseil militaire et l’opposition.
C’est la nuit où le mouvement pour le changement, le « printemps », la « révolution », l’élan démocratique qui a mené, certains jours, près d’un million de personnes dans les rues de Khartoum, a semblé à deux doigts d’être annihilé au Soudan. Démarrées dans la journée de lundi 13 mai, des violences menées par des hommes en uniforme se sont intensifiées dans la capitale, visant les participants de la grande mobilisation citoyenne qui occupent, sans discontinuer, une partie du centre depuis plus d’un mois. Ce qui s’est joué dans la nuit du lundi ressemble à une tentative de casser ce mouvement, en poussant par la force ses participants à abandonner la rue, les barricades et les petites structures érigées peu à peu depuis le début de la mobilisation citoyenne, notamment le sit-in devant le quartier général de l’armée, entamé le 6 avril, et qui a conduit au renversement du président Omar Al-Bachir, cinq jours plus tard.
Les violences auraient fait six morts et plusieurs blessés. Des tirs à balles réelles ont eu lieu pendant une partie de la nuit, mais elles avaient démarré, la veille, à peu près au moment où était annoncé un accord partiel entre les deux forces qui discutent, actuellement, les conditions exactes dans lesquelles doit se dérouler la transition post-Omar Al-Bachir au Soudan. D’un côté, le Conseil militaire de transition (TMC), représentant les généraux qui ont pris, sur la tard, la décision de s’opposer au pouvoir du président et de le renverser. De l’autre, les représentants du mouvement civil, essentiellement issus de structures proches de la société civile, et regroupés au sein des forces de la Déclaration pour la liberté et le changement (DLC).
Ces deux blocs sont entrés dans de difficiles tractations voici plusieurs semaines, afin de déterminer comment mettre en place la transition chargée à la fois de gérer les affaires, de redresser l’économie et de mener à des élections. Or, lundi, les deux parties étaient parvenues à un début d’accord, témoignant d’un effort de bonne volonté. Rien de véritablement déterminant, mais, à tout le moins, la promesse de voir constitué un Conseil de souveraineté – dont le principe est acquis depuis le début, mais dont la composition reste disputée –, mêlant civils et militaires pour diriger le pays, dans des proportions qui restent à déterminer, ainsi que d’un gouvernement et une assemblée législative, destinée à donner un cadre à de nouvelles institutions. C’était à la fois flou mais rassurant, dans le sens où ce tout petit engagement signifiait que le processus de négociation n’était pas moribond, mais pourrait ouvrir enfin la voie à de véritables organes de transition.
Purge anti-islamiste
Alors, comment expliquer l’explosion de violences, dont le but était de chasser des rues l’ensemble du mouvement citoyen, mais qui avait, aux petites heures mardi matin, échoué malgré le sang versé ? Il faudra, pour répondre à cette question, identifier les hommes en uniforme qui ont ouvert le feu sur la foule. Dans la nuit, un représentant du TMC a assuré que l’armée continuait de protéger les manifestants, et que les forces armées soudanaises étaient fermement engagées dans le processus de transition. Quelques heures plus tôt, une série d’officiers au sein de la junte avaient été écartés du pouvoir au cours d’une forme de purge visant les sympathisants du mouvement islamiste, ex-piliers du pouvoir d’Omar Al-Bachir. Des poursuites ont été officiellement engagées contre ce dernier, toujours dans la journée de lundi. Il apparaît donc qu’une accumulation de facteurs peut avoir poussé les forces souhaitant l’arrêt du processus démocratique à agir, à un moment-clé.
Certaines sources avaient d’abord mis en cause les Forces de soutien rapide (RSF) du général Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », mais aussi des policiers (dont une unité, celle de la Réserve centrale, avait été très active pendant les mois de répression des manifestants), ou encore des hommes du renseignement militaire. Mardi, rien n’était totalement clair à cet égard. Depuis plusieurs jours déjà, le général Hemetti avait menacé de mettre fin au sit-in en expliquant vouloir préserver l’ordre public. Ce général a commencé sa carrière comme chef d’un groupe de milices qui avaient servi le pouvoir afin d’écraser la rébellion au Darfour, dans l’ouest du Soudan, au début des années 2000, et qui se sont fait connaître sous le nom de janjawids. Il est désormais l’homme fort de Khartoum.
Mais ceux qui revêtent des uniformes et se déplacent à bord de véhicules militaires évitent de porter des signes les identifiant. Par ailleurs, il n’est pas impensable que certains officiers supérieurs, engagés officiellement aux côtés de la mobilisation citoyenne, jouent un double jeu, dans la mesure où ils ne seraient pas fâchés de voir la mobilisation dans les rues prendre fin. Cette pression de la rue sur le TMC pour qu’il cède la place a grimpé les jours derniers. Les responsables des DFC ont appelé à une intensification des manifestations allant jusqu’à l’organisation de formes de désobéissance civile afin de pousser le TMC à transmettre le pouvoir aux civils.
Balles, bâtons et fouets
Dès la journée de lundi, des déploiements de nombreux pick-up, chargés d’hommes en uniformes, avaient été filmés à Khartoum Nord (Bahri), frappant des manifestants. Plus tard, des attaques ont eu lieu aux abords du sit-in. Or, depuis dimanche, des mouvements similaires avaient déjà eu lieu. Cette fois, l’agression a été plus musclée. Certaines unités s’attaquant aux manifestants sortaient, selon une source, du bâtiment de la marine qui donne sur une partie de la vaste esplanade où sont massés ces derniers. D’autres unités ont été déployées pour participer à cette tentative de vider les rues de Khartoum. Faisant usage de gaz lacrymogène, de tirs à balles réelles, et de bâtons et fouets communément utilisés par les forces de sécurité au Soudan, les hommes en uniforme ont tenté de dégager l’aire du sit-in, mais aussi Nile Street, l’artère qui longe le fleuve et passe devant les palais présidentiels. D’autres secteurs de la ville, notamment Bahri ou les ponts, ont été le théâtre de violences et d’un important déploiement de forces.
Face aux violences, une grande partie des familles ont quitté le sit-in, tandis que les tirs s’intensifiaient. Les unités impliquées dans l’opération semblaient s’efforcer à la fois de disperser la foule, de démanteler les barrages ou les barricades érigées par les manifestants, mais aussi de détruire les petites structures (notamment les tentes) qui ont poussé depuis des semaines et où s’organise la logistique : distribution d’eau et de nourriture, soins médicaux, mobilisation politique.
Les forces qui tirent dans Khartoum ont-elles des alliés parmi les anciens membres du NISS, les services de renseignement et de sécurité qui incarnaient la répression, et dont les 20 000 à 30 000 hommes se sont évanouis dans la nature depuis la chute d’Omar Al-Bachir ? Leur siège, comme les principales installations des services de renseignement, est désormais sous le contrôle des RSF du général Hemetti. Leurs membres n’ont pas été désarmés, pas plus que ne l’ont été les milices islamistes qui protégeaient, encore récemment, le Parti du Congrès national (NCP), fidèle à Omar Al-Bachir, et disposent d’importants stocks d’armes. Les forces de la Déclaration pour la liberté et le changement ont appelé lundi soir leurs membres et sympathisants à converger depuis toutes les parties de la ville vers l’esplanade du quartier général de l’armée.
Jean-Philippe Rémy (Johannesburg, correspondant régional)
• Le Monde. 14 mai 2019 à 20h20 - Mis à jour le 24 mai 2019 à 12h03 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/05/14/au-soudan-confusion-apres-des-violences-contre-les-manifestants_5461912_3212.html