Le mardi 9 mai, vers 9 heures du matin, un inconnu frappe à la porte de Xu Yan, dans l’ouest de Pékin. « Votre mari est jugé aujourd’hui », lui annonce-t-il avant de s’éclipser. Son mari, Yu Wensheng, célèbre avocat, a été battu et arrêté, sous les yeux de leur fils, le 19 janvier 2018.
Depuis, sa femme, discrète mais opiniâtre, remue ciel et terre pour obtenir sa libération. Ni elle ni ses avocats n’ont été informés de la tenue de ce procès à Xuzhou, à environ sept cents kilomètres au sud de Pékin. Depuis, Xu Yan appelle le tribunal en vain. Ce jugement en catimini a poussé l’Union européenne à protester officiellement.
« Dix-neuf heures sans eau, ni W.-C., lors de ma première garde à vue. Neuf heures, déshabillée et immobilisée sur une chaise, pour la deuxième. »
Quelques jours auparavant, Xu Yan avait raconté au Monde l’enfer dans lequel elle vit depuis ce 19 janvier 2018. Notamment les six caméras de surveillance placées devant son appartement et les trois visites, nocturnes ou dominicales, de la police à son domicile, suivies de gardes à vue. « Dix-neuf heures sans eau, ni W.-C. la première fois, neuf heures déshabillée, et immobilisée sur une chaise la deuxième, la troisième fois fut moins violente », détaille-t-elle. Sa faute ? « Etre la femme de mon mari, parler à la presse. Mais j’ai décidé de me battre même si j’ai peur », confie-t-elle en jetant un regard inquiet aux deux hommes assis à proximité.
En juillet 2015, dans une rafle sans précédent, environ 200 avocats des droits humains ont été arrêtés. Si la plupart ont été libérés en 2017, ils n’ont plus le droit d’exercer. Avocat de certains de ces avocats, Yu Wensheng n’a été arrêté que le 19 janvier 2018. La veille, il avait déclaré vouloir modifier la Constitution. Comme Xi Jinping. Pas pour permettre au président de le rester à vie, mais au contraire pour qu’il y ait plusieurs candidatures.
« Selon mon mari, s’il n’y a qu’un candidat, ce n’est pas une élection. C’est une nomination. C’est ce que dit la loi. Mais en Chine, les avocats qui respectent la loi ont des problèmes », explique sa femme.
Yu Wensheng est sur la liste des cinquante personnalités dont les Européens ont redemandé début avril la libération. L’Union dispose d’une autre liste de plusieurs centaines de noms, tous vérifiés. Selon les Occidentaux, il y a plusieurs dizaines de milliers de prisonniers politiques en Chine, « chiffre auquel vous pouvez rajouter un million en tenant compte des musulmans du Xinjiang », ajoute, grinçant, un diplomate.
Juin 1989 ou le glas des espérances
Il y a trente ans, des millions d’étudiants et de Chinois ordinaires descendaient dans la rue pour réclamer la « cinquième modernisation » : la démocratie que la plupart d’entre eux espéraient obtenir du Parti communiste après une première décennie de réformes économiques.
La répression sanglante du 4 juin 1989 et des mois suivants allait sonner le glas de leurs espérances. Faute de pouvoir agir nationalement, de nombreux intellectuels décident alors de s’engager aux côtés de catégories sociales défavorisées ou d’explorer des pans de l’histoire encore tabous, comme la Révolution culturelle. Une façon de changer la Chine « par le bas » qui, pour certains, s’inscrit dans la continuité de l’engagement politique de 1989.
Les avocats jouent un rôle crucial dans le mouvement de défense des droits à partir de 2003.
Les avocats jouent un rôle crucial dans ce qui devient connu sous le nom de « mouvement de défense des droits » à partir de 2003, quand trois d’entre eux s’emparent de la mort d’un jeune migrant à Canton dans un centre de rétention pour faire abolir cette forme d’emprisonnement.
« Après une relative libéralisation à partir du milieu des années 1990, en partie due à l’essor de médias et de maisons d’édition privés puis au développement d’Internet, la situation s’est tendue en 2008 après les Jeux olympiques et, dans un second temps, à partir de 2012 et l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir », explique Sebastian Veg, auteur d’un essai sur les intellectuels de terrain (Minjian, The Rise of China’sGrassroots Intellectuals, Columbia Uniersity Press, non traduit).
Liu Xiaobo, Prix Nobel de la paix 2010, mort en prison
Comme l’explicite la direction du Parti communiste dans un document établi en 2013, la notion même de société civile est une « théorie sociopolitique d’origine occidentale » que les « forces politiques occidentales antichinoises utilisent contre la Chine ». Elle ne saurait donc être tolérée. D’où l’arrestation massive d’avocats en 2015. La mort en prison en juillet 2017 de Liu Xiaobo, Prix Nobel de la paix 2010, symbolisera, aux yeux du monde, la cruauté de cette répression. Les autorités chinoises n’ont jamais admis que ce leader – modéré – de la place Tiananmen fasse signer, en 2008, par 303 intellectuels une « Charte 08 » réclamant l’instauration de la démocratie.
Aujourd’hui, juristes, journalistes, historiens, économistes, artistes, croyants, féministes, membres d’une ONG…, tous ceux qui acceptent de parler en témoignent : leur marge de manœuvre se réduit comme peau de chagrin. « La situation est de pire en pire, mais comme l’homme est un animal social, les gens qui partagent les mêmes valeurs essaient de continuer à se réunir », témoigne Wang Yu, une avocate détenue en prison de juillet 2015 à août 2016 et dont l’un des combats a inspiré le film chinois Les anges portent du blanc, qu’elle n’a d’ailleurs jamais vu.
Dans un tout autre secteur, Unirule, centre de recherche en économie créé en 1993 et qui jouissait d’une véritable aura internationale, n’est plus que l’ombre de lui-même. « Il n’y a plus que seize chercheurs, contre une trentaine auparavant. Nous n’avons plus de site Internet, plus de compte WeChat [principale application de messagerie en Chine] et nous sommes interdits de publications. Les pressions sont énormes et je n’ai aucune idée de la façon dont nous bouclerons le budget 2019 », reconnaît son président, Wu Si.
« Il n’y a plus de marge de manœuvre pour une Chine sociale-démocrate, mais les idées ne disparaissent pas. »
Cet ancien journaliste est un homme courageux. Jusqu’en 2014, il était à la tête d’une revue intellectuelle indépendante extrêmement réputée, Yanhuang Chunqiu, dont le gouvernement finit par prendre le contrôle deux ans plus tard. « Il n’y a plus de marge de manœuvre pour une Chine sociale-démocrate, mais les idées ne disparaissent pas pour autant », veut croire cet humaniste. « Il y a une véritable phobie des ONG », constate de son côté Feng Yuan, une militante féministe, même si la communauté LGBT semble relativement épargnée par la répression actuelle.
En revanche, un sujet, entre tous, est tabou : Xi Jinping. « On ne critique pas l’empereur », résument les intellectuels chinois. Un professeur de la prestigieuse université de Tsinghua, Xu Zhangrun, vient d’en faire les frais. En juillet 2018, ce juriste a écrit un long texte dans lequel il dénonce le culte de la personnalité qui entoure Xi Jinping ainsi que la modification de la Constitution au profit de celui-ci. Il réclame par ailleurs la « réhabilitation du 4 juin 1989 », sujet qu’il est interdit d’évoquer en Chine.
Chape de plomb
Si, jusqu’à présent, Xu n’a pas été arrêté, il est interdit de cours depuis mars et reste étroitement surveillé. « C’est un avertissement à l’ensemble des intellectuels. Le pouvoir teste la marge de manœuvre dont il dispose pour savoir jusqu’où il peut réprimer Xu », estime Ding Dong, un historien.
Plusieurs centaines de personnes, dont de nombreux collègues, ont signé une pétition exprimant leur solidarité avec Xu Zhangrun. Tsinghua étant l’université la plus prestigieuse – et celle dans laquelle Xi Jinping a fait une partie de ses études –, le sujet est extrêmement sensible. « Il a suffi que je cite l’un des signataires de la pétition dans un article pour que celui-ci soit censuré sur les réseaux sociaux. Sans ce nom, l’article est paru », témoigne Ding Dong. Une véritable chape de plomb s’est abattue sur les universités. Comme tous les cours sont désormais filmés, les enseignants savent à quoi s’en tenir.
C’est pourtant d’une université pékinoise qu’a récemment surgi un mouvement a priori paradoxal. De jeunes étudiants marxistes, prenant au pied de la lettre les enseignements reçus, ont décidé d’aider des ouvriers de Shenzhen à faire valoir leurs droits. Pire : des vétérans de l’armée se sont joints à eux. La riposte des autorités ne s’est pas fait attendre. Les ouvriers ont été victimes de violence et, depuis l’automne 2018, au moins une dizaine d’étudiants sont sous les verrous.
Les militants se sentent si isolés qu’ils craignent pour leur santé mentale.
Depuis quelques semaines circule sous le manteau un rapport d’une trentaine de pages sur les jeunes militants chinois. Des chercheurs, anonymes, ont, en 2018, longuement interrogé trente-six activistes. Les canaux par lesquels ce travail est diffusé le rendent crédible. Qu’ils s’intéressent aux questions sociales, environnementales, de genre ou, plus rarement, politiques, les jeunes interrogés qualifient tous l’époque d’« hiver du militantisme ». Ils se sentent tellement isolés que leur propre santé mentale constitue, de leur aveu même, une de leurs principales préoccupations dans un pays où le secret médical n’existe pas.
« Ils n’idéalisent pas complètement le système politique démocratique ni ne croient que la démocratie puisse résoudre tous les problèmes. Au lieu de cela, ils voient le processus démocratique comme une nécessité stratégique pour accomplir des transformations sociales en Chine », note l’étude. Trente ans après Tiananmen, les – rares – héritiers de ce mouvement verraient donc la démocratie davantage comme un moyen que comme une fin.
Frédéric Lemaître (Pékin, correspondant)