Une quarantaine d’invités étrangers parmi lesquels Robert Brenner, Suzi Weissman, Paul Le Blanc, Dan La Botz, Gabriela Pérez Noriega, directrice du Musée Léon Trotsky à Mexico, Eric Toussaint, Gabriel Garcia y ont présenté des contributions, de même qu’une douzaine d’intervenants cubains. Cette interview porte principalement sur le sens de la lutte anti bureaucratique.
Wilder Pérez Varona (WPV) : Avant 1917 le thème de la transition socialiste est une chose : depuis la Révolution de 1848, le Commune de Paris (qui est un épisode fondamental, mais de caractère éphémère) il s’est trouvé toujours limité au mieux à des questions de théorie, de principes, d’hypothèse (nous savons que Marx et Engels étaient réticents à en donner des descriptions détaillées).
La Révolution de 1917 a posé cette problématique de la transition dans d’autres termes, sur un autre plan ; sur un plan qui revêt des éléments pratiques fondamentaux. L’un d’eux se rapporte au thème de la bureaucratie qui est apparu progressivement tout au long des années 1920. Comment définissez-vous cette fonction de la bureaucratie en lui donnant un rôle en tant qu’acteur éminent, au niveau de la triade classique : classe ouvrière / paysannerie / bourgeoisie ? Pourquoi lui attribuer une place aussi importante ?
J’aimerais aussi que vous vous expliquiez sur sa caractérisation comme « classe ». Vous êtes très réticent à considérer la bureaucratie comme une classe, alors que d’autres auteurs n’hésitent pas à le faire.
Eric Toussaint (ET) : Effectivement, l’expérience de la Révolution Russe et ensuite de l’Union Soviétique est pour ainsi dire la deuxième expérience de tentative de prendre le pouvoir pour engager une transition de rupture avec le capitalisme. La première est celle de la Commune de Paris, qui a duré trois mois en 1871, limitée géographiquement à Paris proprement dit, isolée du reste de la France et confrontée à ses agresseurs. Il est donc clair que les révolutionnaires comme Lénine, Trotsky et les autres dirigeants du Parti Bolchevique n’avaient pas de point de comparaison et concevaient le problème de la transition, comme je l’ai exposé dans ma communication[1] dans une relation triangulaire, le prolétariat et la paysannerie devant s’allier pour mettre en échec la bourgeoisie, et résister à l’agression impérialiste après la prise du pouvoir.
La question de la survivance et du poids de l’appareil d’État tsariste, de sa bureaucratie, et par là-même de la lutte contre la bureaucratie et le bureaucratisme était plutôt conçue au départ comme un legs du passé, un héritage du tsarisme. Avec le développement de la phase de transition, dès les premières années, Lénine aussi bien que Trotsky et d’autres, se sont trouvés confrontés à un problème nouveau et ils ont dû commencer à l’analyser et à le cerner.
Lénine n’a pas pu élaborer, à proprement parler, une théorie de la bureaucratie avant sa mort en janvier 1924, mais ce qui est absolument certain c’est que Lénine a dénoncé la déformation bureaucratique de l’État ouvrier en construction, à l’occasion d’interventions extrêmement claires et catégoriques. Déjà lors de la discussion sur les syndicats en 1920-1921, il a affirmé que l’État ouvrier dirigé par le Parti Bolchevique avait des déformations bureaucratiques et que, de ce fait, les ouvriers et leurs syndicats devaient garder un certain degré d’indépendance vis-à-vis de l’État ouvrier bureaucratiquement déformé. Cela me paraît très important.
Un autre aspect de la position de Lénine fin 1922 et début 1923 se trouve dans sa critique d’une institution créée par le gouvernement lui-même, l’Inspection Ouvrière et Paysanne, dont Lénine dit qu’elle est censée servir à la lutte contre le bureaucratisme et que chaque citoyen (prolétaire ou paysan) doit pouvoir s’y présenter pour dénoncer des comportements bureaucratiques, mais qu’elle est elle-même totalement bureaucratisée. Et cet organisme qui comptait douze mille fonctionnaires était dirigé par Joseph Staline. Lénine propose de le réformer complètement car l’IOP qui était supposée lutter contre le bureaucratisme contribuait en réalité au développement de l’emprise de celle-ci. Cela a aggravé le problème auquel l’État ouvrier bureaucratiquement déformé devait déjà faire face.
Il faut également relever, parce que c’est peu connu, que Staline a fait tout son possible pour faire disparaître et empêcher même que soient connues les lettres de Lénine qui affirmaient qu’il fallait relever Staline de sa charge de Secrétaire général du Parti.
Voilà pour ce qui concerne Lénine. Dans mon exposé j’ai expliqué ensuite que le problème de la transition au socialisme ne se limite pas au triangle bourgeoisie / prolétariat /paysannerie, et qu’intervient un quatrième acteur, la bureaucratie.
La bureaucratie n’est pas seulement un héritage du passé, du passé tsariste pour ce qui concerne la Russie, elle se développe aussi au sein même du processus de transition et se consolide en tant qu’acteur qui prend progressivement confiance de ses intérêts propres. Ses intérêts ont commencé à s’éloigner de ceux du prolétariat aussi bien que de la paysannerie et même, d’une certaine manière de la bourgeoisie, dans le sens où la bureaucratie n’avait pas pour objectif conscient la restauration du capitalisme et du pouvoir de la bourgeoisie.
Je dirais que la bureaucratie n’était pas favorable à la restauration du capitalisme et qu’elle défendait ses propres intérêts ; en l’occurrence, ses intérêts étaient de s’assurer le monopole du pouvoir politique et, en s’appuyant sur l’appareil d’État, de diriger et orienter le processus. D’une certaine façon, il s’est agi de transformer le Parti en instrument de la bureaucratie, de transformer les syndicats en courroie de transmission du pouvoir bureaucratique vers la base, et de mettre en place un type de développement économique dans lequel ni le prolétariat ni la paysannerie ne peuvent assurer véritablement la défense de leurs intérêts, et se retrouvent bientôt (dans le cas de la Russie) exploités par la bureaucratie.
La bureaucratie sous la direction de Staline a instauré non seulement un régime autoritaire mais une véritable dictature sur le peuple travailleur aussi bien dans les campagnes que dans les entreprises industrielles et dans d’autres secteurs économiques contrôlés par l’État.
Néanmoins la bureaucratie ne génère pas à proprement parler une nouvelle idéologie. Elle ne peut pas s’approprier et assumer l’idéologie de la bourgeoise alors qu’elle est censée l’affronter. Elle prend donc, en général, comme couverture idéologique et comme programme le programme « officiel » du socialisme, et parle au nom de l’approfondissement du processus de construction d’une société socialiste. Si la bureaucratie se dotait d’une idéologie propre, cela la conduirait à s’éloigner du programme officiel de la Révolution. D’une certaine façon elle opère masquée en faveur de ses propres intérêts, et elle peut en arriver à détruire aussi bien les personnes que les organismes qui sont réellement favorables à un approfondissement du processus, à les détruire en prétendant le faire au nom de la défense du socialisme.
Au cours des années 1920, des dirigeants comme Christian Rakovsky, un révolutionnaire bolchevique de premier plan qui a écrit en 1928 « Les Dangers professionnels du Pouvoir » [2], et ensuite Trotsky, ont commencé à comprendre la spécificité de la bureaucratie.
Il a fallu des années pour comprendre réellement de quoi il s’agissait et c’est, en 1935, avec la rédacton de La Révolution trahie que Trotsky a abouti à une analyse complète de ce qu’était un État ouvrier bureaucratique, non seulement déformé mais dégénéré. En 1935, les liens qu’entretenait le régime de l’Union Soviétique avec la Révolution et les années qui ont suivi la prise du pouvoir se sont totalement distendus. Restait une société qui n’était plus capitaliste, il n’y avait plus de capitalistes en Union soviétique, mais la transition vers le socialisme qui exigeait la démocratie, le contrôle ouvrier, des formes d’autogestion, une création culturelle indépendante et libre, la possibilité de débats entre révolutionnaires, de débats ouverts, s’était dégradée et totalement rétractée et ces espaces n’existaient plus.
C’est pourquoi Trotsky a appelé à une « révolution politique » en affirmant qu’il ne s’agissait pas d’une révolution sociale pour changer des rapports de propriété dans le secteur de la production, qu’il ne s’agissait pas d’une révolution de caractère anticapitaliste qui transforme les rapports sociaux. La révolution politique est une nécessité pour permettre au prolétariat, à la paysannerie, à l’ensemble des travailleurs qui produisent des richesses et au peuple en général de se réapproprier le pouvoir politique. C’est ce que signifie le concept de révolution politique. Il en découle des revendications qui sont avant tout politiques : liberté d’expression, liberté d’organisation, contrôle ouvrier, autogestion, pluralisme des partis qui respectent la constitution.
Trotsky a également ouvert la discussion sur la nécessité ou non d’étendre la révolution : à l’échelle internationale : dans quel but ? quel est le rôle de l’Internationale Communiste ? Trotsky était partisan de l’extension de la révolution à l’échelle internationale et de la révolution permanente. Il faut rappeler qu’avait été créée en 1919 une Internationale Communiste, la IIIe Internationale, dirigée alors par Lénine, Trotsky, Zinoviev, Radek (au début, Staline n’y jouait aucun rôle dirigeant et n’était pas un responsable reconnu internationalement de la politique d’extension de la révolution). C’est seulement après que Staline a réussi à exclure Trotsky du Parti communiste en 1927 et à l’expulser du pays en 1929, qu’il a commencé à diriger seul la IIIe Internationale stalinisée et qu’il a mis cette Internationale au service des propres intérêts de la bureaucratie de l’Union soviétique, et plus du tout au service du développement réel de la révolution à l’échelle internationale.
WPV : Même si la bureaucratie ne génère pas sa propre idéologie, pourtant, en pratique (si on considère le devenir historique de ce qu’on appelle les « socialismes réellement existants »), elle a assuré la restauration capitaliste dans ces pays. Vous dites qu’en outre elle exploitait les classes ouvrière et paysanne, les producteurs en général : comment distinguer alors cette gestion et cette exploitation bureaucratiques d’une exploitation capitaliste, celle réalisée par la bureaucratie et celle réalisée par la bourgeoisie ?
ET : Cela tient au fait que pendant toute cette longue période de monopolisation du pouvoir à son profit, la bureaucratie a considéré que les conditions n’étaient pas réunies pour passer à un processus qui lui permettrait en tant que couche sociale de se transformer en une classe vouée à l’accumulation privée de richesses. Ce qui est, je pense, typique de la classe capitaliste : une accumulation privée de richesses.
Mais par ailleurs la leçon qu’apporte l’Union Soviétique, c’est que, au bout du compte, cette bureaucratie qui ne s’est pas livrée à l’édification d’un nouveau type de système, a fini par opter pour la restauration capitaliste et les bureaucrates eux-mêmes se sont transformés en capitalistes. D’une certaine façon, ils franchissent les limites liées à leur nature de couche sociale et se transforment en classe capitaliste.
En tant que bureaucrates, avant cette restauration capitaliste, ils peuvent accumuler un certain niveau de richesse, des privilèges, etc., mais ces avantages proviennent de la gestion d’une société où la grande propriété privée, la propriété capitaliste, n’existe pas ou est totalement marginale. Cette situation n’a pas d’avenir mais elle peut durer des décennies jusqu’à ce que, à un moment donné, cette couche sociale considère que le moment est venu de restaurer le capitalisme. C’est ce qui s’est produit à la fin des années 80 et au début des années 90 du siècle dernier en Union Soviétique. Je pense que cela s’est également produit en Chine à partir des réformes de Den Xiaoping à la fin des années 80, et nous avons connu également la même évolution au Vietnam.
Bien sûr, l’histoire aurait pu suivre un autre cours, si les producteurs (prolétariat, paysannerie et travailleurs intellectuels) avaient pu reprendre le pouvoir au prix d’une révolution politique, mais ce n’est pas ce qui s’est produit et ce n’était pas l’objectif de Gorbatchev. Il a préconisé la Glasnost, en faveur de la liberté du débat politique, mais dans le même temps la Perestroïka visait à introduire des réformes permettant la restauration progressive du capitalisme. C’est le grand défi d’une société de transition : comment faire face au problème de la bureaucratisation et de la consolidation de la bureaucratie en tant que couche sociale dirigeante et dominante, et d’autant plus quand le pays est isolé, et rencontre de graves difficultés pour développer sa production et son développement endogène et pour satisfaire les besoins des travailleurs.
WPV : Dans une large mesure, les réformes des années 80 ont également été menées sous le slogan de la démocratisation du socialisme bureaucratisé. Pourtant, l’histoire du rapport entre Socialisme et Démocratie a produit de nombreux conflits, de nombreuses contradictions, de nombreux malentendus...
ET : C’est une question particulièrement complexe (à Cuba vous en êtes parfaitement conscients) parce que la transition au socialisme conduit l’impérialisme à une politique d’agression qui peut prendre diverses formes. Cette politique agressive rend difficile une totale liberté d’expression dans le cadre du processus. L’agression en elle-même produit des réactions de limitation des possibilités de débat, etc. Mais il est clair qu’à un moment donné la bureaucratie utilise la menace extérieure pour imposer une restriction du débat politique parce qu’elle n’est pas intéressée à permettre que le peuple s’engage dans un tel débat politique qui pourrait fragiliser le contrôle exercé par elle sur la société.
C’est ce qui rend la question si complexe. Je crois que la nécessité de faire face à une agression extérieure, aux formes multiples, ne doit pas conduire, sous ces conditions d’agression, à limiter drastiquement la liberté d’expression, d’organisation, de manifestation, etc.
Dans ma communication, j’ai fait référence à Rosa Luxemburg qui a soutenu totalement la Révolution bolchevique. Comme vous le savez, c’est sous les ordres de ministres sociaux-démocrates qu’elle a été assassinée en janvier 1919. Mais au cours de l’année 1918 elle a écrit plusieurs lettre aux Bolcheviques, qu’elle a rendues publiques, pour dire « camarades Lénine et Trotsky, attention aux mesures que vous prenez concernant la restriction des libertés politiques », parce que cela peut conduire à un processus qui sera fatal à la Révolution Soviétique.
Quel équilibre doit-on alors trouver pendant la période de transition ? Sur cette question il faut également rediscuter des positions de Lénine, de Trotsky et d’autres. Que s’est-il passé à Kronstadt lors de la révolte des marins dans les environs de Pétrograd ? Que s’est-il passé avec la police secrète (la Tchéka) qui avait la possibilité de se livrer à des exécutions extra-judiciaires, de procéder à l’emprisonnement d’opposants ? Et la question des syndicats ? C’est important d’être capables de revenir sur ces questions.
C’est important pour nous aussi de revenir sur ce qui s’est passé dans un pays comme Cuba. Toute la problématique des libertés dans les années 1960 à Cuba, suivie par l’accroissement de l’influence négative de la bureaucratie de l’URSS à partir, notamment, des difficultés économiques postérieures à la zafra de 1970 [3], tout cela exige une analyse qui permette de tirer des leçons de l’expérience cubaine. C’est également très important.
WPV : Il faut évidemment analyser les processus dans leur contexte particulier, mais il faut aussi prendre en compte certaines contraintes dans les prérogatives qui relèvent du gouvernement révolutionnaire lui-même dans son rôle, disons, de direction et de contrôle du processus. En ce qui concerne les rapports entre Socialisme et Démocratie, vous êtes favorable à fixer les caractéristiques de la démocratie. Autrement dit, il ne s’agit pas de la Démocratie sans plus, ce n’est pas la démocratie qui a été surdéterminée par les perspectives capitalistes, mais une démocratie avec ses spécificités (démocratie socialiste, ou autre, démocratie des travailleurs).
ET : Pour moi, une des leçons de l’expérience russe est la nécessité du pluripartisme, autrement dit la possibilité qu’existent différents partis pour autant qu’ils acceptent et respectent la Constitution socialiste, ouvrière. Dans la société de transition au socialisme on ne peut pas laisser agir un parti pro-impérialiste qui en appelle à une intervention étrangère, ou s’en fasse le complice, ni le laisser s’organiser librement, recruter des adhérents et faire le lit de l’impérialisme. Mais il peut y avoir plusieurs partis qui coexistent, avec une conception différente de la transition, et le peuple doit avoir la capacité, grâce à sa formation politique et en l’approfondissant, de choisir entre les différentes options. Il faut favoriser le débat et organiser des consultations sur les décisions à prendre.
Une autre leçon qu’il est important de tirer de l’expérience des sociétés dites « du socialisme réel » du XXe siècle, c’est que, et cela me paraît fondamental, elles doivent préserver dans leur système économique un secteur important de propriété privée, la petite propriété privée. La petite propriété privée de la terre, des ateliers, des restaurants, des commerces. L’expérience soviétique qui a procédé à une étatisation pratiquement totale à un moment donné, a influencé Cuba et cela a eu des conséquences négatives sur le processus.
Je me trouvais à Cuba quand a été annoncée en 1993 la possibilité de travailler en tant que petit producteur indépendant, ou encore l’ouverture des marchés libres paysans où les paysans peuvent venir vendre eux-mêmes leurs produits en ville, et cela m’a paru de bonnes mesures. Il aurait fallu maintenir cet espace en Union Soviétique, où la collectivisation forcée imposée par Staline à partir de 1929 a été un désastre, avec des conséquences catastrophiques pour l’agriculture. Il y a donc d’une part la question de la démocratie politique et, d’autre part, la question de la différences de statut des producteurs et de la petite production privée ; la petite propriété privée ou production privée doit être garantie pendant le processus.
Dans le cas de la Chine, du Vietnam et de l’Union Soviétique jusqu’à sa dislocation en 1991, puis de la Fédération de Russie, de l’Ukraine, etc., aucune limite n’a été imposée à la propriété privée et la grande propriété privée capitaliste a été restaurée. Les bureaucrates et leurs amis se sont transformés en oligarques et ont accumulé une fortune colossale en tant que nouveaux capitalistes, souvent en s’opposant de façon très agressive aux travailleurs et en volant à la collectivité nationale une grande partie de la richesse créée par les producteurs.
Le débat ne concerne donc pas seulement la démocratie mais également les réformes économiques et le contenu social des réformes économiques.
WPV : Sur la question des limites du marché, des limites de l’entreprise privée, dans ces expériences socialistes (y compris à Cuba), la discussion a souvent porté sur le rapport planification/marché. Jusqu’où l’État planificateur doit-il intervenir, fixer des limites au développement du marché ? La nécessité d’un Plan central est quelque chose d’implicite, qui n’est pas remis en cause. A ce sujet, la planification ainsi conçue n’est-elle pas aussi un des instruments les plus efficaces aux mains de la bureaucratie ?
ET : Je me souviens de discussions à Cuba sur le rôle du marché, à commencer par le débat qui s’est développé quand le Che était ministre de l’Industrie en 1963-1964 [4]. Dans les années 1990, la question a de nouveau été débattue. J’ai été invité à toutes les conférences sur la globalisation financière et la mondialisation entre 1999 et 2008-2009. Fidel Castro a participé à toutes ces conférences qui réunissaient pendant 3 voir 4 jours au Palais des Congrès à La Havane de mille à mille deux cents invités cubains et étrangers. Fidel à plusieurs occasions a posé précisément cette question du rôle du marché et des limites qu’il faut lui fixer [5].
De mon point de vue, il est fondamental d’autoriser et de soutenir la petite entreprise privée, la petite production agricole, qui peut même être majoritaire tout en restant de taille modeste, s’il y a par exemple une majorité de familles paysannes qui assurent la plus grande partie de la production agricole. C’est un stimulant pour augmenter la production et atteindre la souveraineté alimentaire, et pour améliorer le niveau de vie en augmentant la production et en vendant davantage ; et c’est aussi un stimulant puissant pour améliorer la qualité, parce que le paysan sait que s’il ne fournit pas des produits de qualité il n’arrivera pas à les vendre sur le marché ou à l’Etat.
Je crois donc qu’il y a eu sur ce plan de graves erreurs dans la conduite de la politique agricole de nombreux pays dits socialistes, qui ont voulu nationaliser ou imposer des coopératives qui n’étaient pas vraiment efficaces. Pour autant je considère que la planification est fondamentale et j’ajouterai qu’elle l’est d’autant plus dans les économies modernes. Imaginons un instant une révolution socialiste en Europe ou aux États-Unis. La planification est fondamentale. Comment imaginer la lutte contre le changement climatique si on ne définit pas un plan pour en finir avec les centrales à charbon, pétrole ou gaz et les remplacer par des formes d’énergie renouvelables ? Cela exige un plan, parce que ce ne sont pas les communautés locales, les familles, qui peuvent prendre de telles décisions, parce que la production d’énergie aujourd’hui se fait à grande échelle. Néanmoins, la lutte contre le changement climatique est aussi liée au mode de production familial qui recourt à des méthodes organiques de production agricole, capables de combattre le changement climatique ou d’en limiter les effets déjà à l’œuvre.
La planification est donc essentielle. La question est de comment faire pour que le peuple, les citoyens puissent peser sur les mesures fixées dans le plan. Nous disposons aujourd’hui de nouveaux outils pour ça : Internet, la télévision, les nouveaux moyens de communication, etc. Différentes options peuvent être présentées à la population et les décisions peuvent être prises par elle en prenant en compte leurs conséquences sur les conditions de vie. Il s’agit de permettre le débat sur ces différentes options et, le moment venu, que les gens se prononcent en regard des priorités du Plan quinquennal, décennal, etc.
La leçon des expériences dites socialistes du siècle dernier, pour moi, c’est qu’il s’agissait d’une planification dirigée par des appareils bureaucratiques qui décidaient de ce qui était intéressant et imposaient leurs priorités. Il aurait fallu, au contraire, soumettre au débat différentes options. Il ne faut donc pas renoncer à la planification, mais il faut démocratiser la planification.
Nous avons besoin d’une nouvelle option socialiste, autogestionnaire, écologique, féministe. Nous devons défendre cette perspective.
WPV : Pour terminer, revenons au cadre de cette conférence, qui a offert l’opportunité de vous interviewer : quelle importance donnez-vous à ce que se réalise à Cuba cette rencontre internationale autour de la figure de Trotsky ? Quelle importance y a-t-il pour vous de dialoguer avec Trotsky aujourd’hui ?
Je trouve cette initiative de tenir une conférence sur Trotsky très positive. C’est une conférence de nature académique, ce n’est pas une tribune pour des organisations politiques qui voudraient faire du prosélytisme, il y a d’autres lieux pour cela, mais bien un débat sur de nombreux aspects de l’élaboration, de l’apport et du combat de Léon Trotsky. Elle a permis de revenir sur la lutte de Trotsky contre la bureaucratie, la lutte pour l’extension de la révolution, la lutte pour faire face à l’agression extérieure. Trotsky, ne l’oublions pas, était le chef de l’Armée Rouge qui a réussi à mettre en échec la contre-révolution et l’agression extérieure en 1919-1920 en Russie Soviétique. Ont également été abordés dans cette conférence les apports de Trotsky sur les problèmes de la vie quotidienne, dans le domaine de la littérature, de la culture (un thème très présent), la réalité de la société soviétique dans les années 1920...
Et en quoi est-ce important qu’elle se soit tenue à Cuba ? Cuba est, pour moi, le seul pays de ceux qu’on appelait « pays socialistes » où le capitalisme n’a pas été restauré (la Corée du Nord constituant un cas à part vu la dictature qui y règne). C’est une question essentielle pour Cuba que de prendre en compte les leçons du siècle dernier, les luttes internes en Union Soviétique dans les années 1920 et 1930 d’une part, et les expériences récentes de restauration capitaliste en Russie, en Chine et dans d’autres pays, pour que les Cubains puissent définir souverainement leur voie et construire leur futur.
C’est évidemment compliqué parce que l’agression externe perdure. Il y a Trump, qui réduit le peu d’espace qui avait été ouvert pour Cuba durant le mandat d’Obama, certes limité mais qui marquait une ouverture. Avec Trump aujourd’hui, ces espaces se referment de nouveau. Les enjeux pour le peuple cubain et les défis pour le socialisme cubain sont très importants.
Internationaliste convaincu, j’ai toujours soutenu la Révolution cubaine, j’ai soutenu activement la lutte contre le blocus imposé à Cuba et je continue de le faire. Constater qu’il y a un espace à Cuba pour repenser les apports de Trotsky, l’importance qu’ils peuvent avoir dans les débats actuels à Cuba, c’est pour moi une grande joie. Parmi les participants, il y a ici des dizaines de camarades qui sont des révolutionnaires dans leurs pays respectifs, qui peuvent avoir des positions différentes, des vues différentes sur le trotskysme, évidemment, des visions différentes du marxisme, des visions différentes du léninisme, du fidélisme, du guévarisme, il n’y a pas une vision unique. Les débats sont ouverts, mais je ressens l’enthousiasme de ces camarades engagées dans la lutte depuis des décennies et qui voient dans cette initiative à Cuba un événement très positif.
Eric Toussaint interviewé par Wilder Pérez Varona