Les sociétés occidentales du XXIe siècle sont présentées comme des sociétés égalitaires ayant des politiques actives en faveur de l’égalité hommes-femmes. Nous ne vivons plus dans des patriarcats durs basés sur la coercition et la violence directe, sinon que les femmes jouissent d’un large éventail de libertés et de possibilités. On pourrait donc penser que les idéaux du féminisme ont été atteints (idéaux d’égalité, d’autonomie, de respect de celles qui ont été historiquement sous-évaluées et opprimées).
La population féminine a les mêmes droits que la masculine : droits civils et politiques, droits économiques, sociaux et culturels. Les femmes ont les mêmes chances que les hommes : elles peuvent étudier travailler et rivaliser avec eux sur le marché du travail. Et pourtant, les données statistiques démentent l’idée que l’égalité entre hommes et femmes soit déjà une réalité. L’écart salarial, la différence de représentation dans les positions de pouvoir, la féminisation des tâches de soin ou la sexualisation et la réification du corps des femmes ne sont que certains signes que l’égalité formelle ne correspond pas à l’égalité réelle. La persistance de stéréotypes de genre, le maintien du rose et du bleu, révèlent une inégalité structurelle qui passe généralement inaperçue pour un œil non critique.
Malgré les progrès remarquables réalisés en matière d’égalité, nous ne nous sommes pas séparés de l’idée traditionnelle selon laquelle l’important est le mâle. Une analyse des médias montrerait clairement que le rôle principal dans les films ou les séries télévisées est particulièrement masculin. Les hommes sont également la grande majorité des lauréats du prix Nobel, pour ne citer que deux exemples. Les femmes sont de plus en plus considérées comme des corps sexuels dont les hommes peuvent disposer. Pour vérifier ce fait, il suffit de jeter un regard sur l’industrie de la musique ou sur des phénomènes tels que la prostitution ou la pornographie. Par conséquent, cela atteste que les femmes et le féminin sont toujours sous-évaluées dans des sociétés qui brandissent le drapeau de l’égalité des sexes. C’est une réalité incontestable. Et une réalité injuste.
Une autre réalité plus qu’inquiétante est la situation écologique de notre planète. Le dernier rapport élaboré par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) le 8 octobre 2018 mettait en garde contre les effets dévastateurs d’un changement climatique. Une augmentation de 1.5°C est attendue entre 2030 et 2052 si des mesures drastiques ne sont pas prises pour réduire les émissions actuelles de gaz à effet de serre. Les experts de l’ONU affirment que, si la limite de 1.5°C est dépassée, cela augmentera les épisodes de chaleur extrême, de pluies torrentielles et de sécheresses ayant un impact direct et négatif sur l’approvisionnement en eau, la production alimentaire et la santé, entres autres.
Cela prouve que les thèmes liés à la viabilité environnementale et à notre relation avec la nature deviennent les plus pressants de notre siècle. Malgré l’urgence de changer notre façon d’être dans le monde, l’être humain est lié à la nature par le biais de l’exploitation et de la domination. La nature apparaît comme une série de ressources à notre disposition, une sorte de garde-manger de laquelle nous pouvons extraire les matières premières indéfiniment, sans implications morales. Nous nous considérons comme les maîtres de l’environnement qui nous entoure et ce statut nous donne le droit de l’utiliser sans limite.
Il faut aussi garder à l’esprit qu’il n’y a pas que notre relation avec la nature inanimée qui soit exploitatrice mais aussi celle avec cette partie sensible de la nature : les animaux non humains. Une étude de l’histoire de la pensée occidentale nous montre que l’être humain s’est défini par opposition à les animaux non humains, s’établissant comme un être supérieur, dominateur des autres. Il est considéré que les animaux n’existent pas par eux-mêmes mais en tant que moyens de satisfaire les désirs humains, c’est pour cela qu’ils ne sont pas considérés comme des sujets dignes de considération morale. Ce sont des objets L’humain peut faire d’eux tout ce qu’il veut, comme le prouve l’analyse de pratiques telles que l’élevage, les zoos, les cirques ou la corrida. Une hiérarchie a été établie entre les êtres humains et non-humains reproduisant un argumentaire légitimant la domination de ceux qui restent en bas de cette classification. Cet argument est ce que l’écoféminisme appelle « la logique de domination ». Tout ce qui est considéré comme inférieur peut être sujet à l’utilisation et l’abus.
Récapitulons : nous vivons dans des sociétés patriarcales au sein desquelles les femmes sont exclues, opprimées et violentées. Elles sont considérées en tant que corps, en tant qu’objets sexuels, en tant qu’individus auxquelles incombent naturellement les tâches de soin. Parallèlement, ce monde patriarcal se trouve dans une terrible crise environnementale qui met en péril la survie même de la planète, puisqu’un usage illimité des ressources naturelles est impossible sur une planète finie. Nous exploitons la nature sans prendre en compte les conséquences graves de ce type d’attitude. De plus, nous exploitons sans compassion des êtres individuels capables de mener leur vie par eux-mêmes. Nous avons causé la plus terrible souffrance aux animaux non-humains qui, comme nous, possèdent la capacité de souffrir comme de connaître le plaisir, la joie et la tranquillité. Nous perpétuons des sociétés violentes envers les femmes, la nature et les animaux.
Mais existe-t-il un lien entre ces trois réalités ? Peut-on établir une connexion entre la crise environnementale, l’exploitation animale et la situation d’infériorité et d’oppression dans laquelle se trouvent les femmes ? La domination des femmes, la domination de la nature et la domination des animaux sont-elles liées entre elles d’une quelconque manière ? L’écoféminisme répond par l’affirmative à ces questions. Par écoféminisme on entend que notre relation avec la nature doit être étudiée sous l’angle du genre, car la culture patriarcale favorise la dégradation de l’environnement, l’exploitation du monde naturel et la souffrance des animaux, humains et non humains.
Historiquement, la pensée occidentale a été structurée de manière duale, organisée selon une série de binarismes : homme/femme, masculin/féminin, culture/nature, raison/émotion, esprit/corps, humain/animal, etc. Il s’agit de dualismes hiérarchiques dans lesquels l’un des éléments a été établi comme supérieur à l’autre. La logique de domination justifie l’oppression de l’élément sous-évalué. Et c’est précisément ce type d’argument qui a été utilisé pour légitimer tous les systèmes de domination. Sexisme, racisme, colonialisme ou spécisme reposent sur la même logique qui détermine qu’il est licite de soumettre l’Autre inférieur. L’écoféminisme part de ce constat et propose de s’attaquer aux différentes injustices d’une manière connectée, comprenant les points de contact entre les systèmes oppresseurs. En outre, le fait de considérer les femmes comme étant plus proches de la nature et des animaux permet d’expliquer de quelle façon la domination des femmes, la dévastation de la nature et l’exploitation des animaux sont imbriquées. C’est-à-dire que, malgré le fait que tous les systèmes de domination sont liés car basés sur une logique de domination, le sexisme, le spécisme et la domination de la nature sont directement imbriqués en ce que les femmes ont été et sont naturalisées et animalisées, tandis que la nature et les animaux sont féminisés.
L’écoféminisme soutient qu’il existe des liens profonds entre la domination des femmes, de la nature et des animaux. Ainsi, d’une part, si nous examinons les effets dévastateurs de la crise écologique, nous constaterons que ce sont en particulier par les femmes qui souffrent à cause de beaucoup d’entre eux. Elles sont (avec les enfants) les plus touchées par la pollution environnementale, puisque les composants toxiques adhèrent au tissu adipeux et que ce tissu est plus abondant dans le corps des femmes. D’autre part, les femmes des pays pauvres étant responsables de l’entretien de la famille et du foyer, des processus tels que la déforestation, la sécheresse ou les inondations ont un impact direct sur leur vie, les forçant à marcher sur des kilomètres pour trouver de l’eau ou du bois. Mais elles ne sont pas seulement les plus touchés. Elles sont également des protagonistes de la lutte politique. Elles constituent l’essentiel des mouvements environnementaux et de la défense des animaux. Elles s’organisent contre l’extractivisme, les méga-mines, les monocultures ou la souffrance animale. Les femmes sont victimes du néolibéralisme patriarcal destructeur de la nature mais, parallèlement, elles sont des agents du changement et d’espoir pour la Terre. Un monde sans féminisme condamne les femmes à une situation d’infériorité, d’exclusion et de violence inhérente aux sociétés patriarcales. Un monde sans vision écologique est voué à disparaître, car notre mode de vie va à l’encontre des bases de l’existence même, même si nous ne voulons pas l’admettre. Une société qui réifie et exploite les animaux, des êtres capables de ressentir du plaisir et de la douleur, accepte la violence en tant que composante essentielle de sa structure et ne pourra jamais accéder à une culture de la paix.
Un mouvement environnemental qui n’inclut pas la perspective féministe, oublie les composantes de genre qui sous-tendent la crise écologique et occulte le fait que les femmes sont particulièrement vulnérables à la dégradation de l’environnement. De la même manière, un féminisme sans sensibilité environnementale néglige un grand nombre de problèmes qui affectent les femmes, en particulier les plus défavorisées. Et un écologisme et un féminisme qui restent impassibles face à la souffrance animale contribuent à perpétuer la violence et à établir des sociétés hiérarchisées légitimant les souffrances de ceux qui sont différents des humains.
L’écoféminisme apparaît donc comme une théorie et une praxis qui abordent notre relation avec la nature depuis les clés conceptuelles du féminisme. Il n’y a pas qu’un seul écoféminisme, mais chaque théoricien apporte ses lumières depuis un point de vue concret.
Cependant, tous s’accordent à dire qu’il existe des liens importants entre la domination de la nature et la domination des femmes et que seule une étude approfondie de ces liens pourra permettre des mouvements féministes et écologistes prospères, capables de relever les défis du XXIe siècle. Allons-nous marcher dans l’abîme, en exploitant la nature sans limite dans des sociétés qui oppriment les femmes et exploitent les animaux, ou serons-nous capable d’unir nos luttes, de construire des ponts et de comprendre que notre planète est finie, que nous faisons partie intégrante de la vie, que nous sommes vulnérables et interdépendants et que seules la compassion et l’empathie sont à la base d’une société égalitaire, pacifique et écologique ? Allons-nous maintenir la violence et la logique de domination ou, au contraire vivrons-nous selon un écoféminisme par les femmes, les animaux, l’humanité et la nature ? Le choix est entre nos mains.
Angelica Velasco Sesma
Professeur de philosophie moral et politique à l’Université de Villadolid et membre de la Chaire de l’Institut d’études de genres de la UVa.