Pour le droit à la propriété… de son emploi
Crédit Photo : FB CGT Ford
L’audience au TGI de Bordeaux s’est tenue le mardi 4 juin. Les avocats de Ford et le nôtre se sont affrontés au travers de leurs plaidoiries et la décision des juges est fixée au 2 juillet, avec donc un mois de réflexion à partir de ce que nous avons mis en débat. Soit il sera décidé que Ford peut fermer son usine, soit au contraire Ford se verra interdire de nous licencier, ouvrant ainsi une nouvelle étape dans la résistance pour sauver des emplois directs et induits dans la région.
Illusion ou pas dans la justice et la loi ? Est-il utile et/ou raisonnable d’aller sur ce terrain ? La justice de classe peut-elle résoudre des problèmes de la lutte de classe ? Certains se posent ce genre de questions. Pas nous. En tout cas, pas dans le sens où nous aurions hésité à utiliser un outil à notre disposition. C’est avec un acharnement tout naturel que nous avions décidé de saisir le tribunal, convaincus que nous n’avions pas de raison d’abandonner la bataille après l’homologation du PSE.
Remettre en cause le droit à licencier
Nous ne reconnaissons aucune légitimité à Ford de liquider l’usine et de nous enlever notre salaire, notre moyen de vivre. Nous remettons en cause tout simplement son droit à nous licencier. Nous n’avons pas eu assez de force jusqu’à présent pour empêcher l’issue catastrophique mais il reste encore des droits sur lesquels on peut s’appuyer pour tenter d’inverser le cours des choses.
La propriété est un droit « sacré » dans la Constitution. On s’en était rendu compte. En découle la « liberté d’entreprendre », liberté chérie des capitalistes, clairement revendiquée par Ford lors de l’audience. Ils possèdent les usines et en font ce qu’ils en veulent, ils viennent, investissent, licencient, ferment, s’en vont et c’est leur droit, leur liberté. La vie est ainsi faite : très bien faite pour eux, mal pour nous.
C’est avec une sérénité déconcertante, maladroite même, que Ford défend sa conception de la vie. Se moquant de notre prétention « grotesque » à vouloir faire interdire la fermeture de l’usine. Mais en même temps, il y avait comme une inquiétude à l’idée que les juges puissent prendre au sérieux nos arguments juridiques. Car rien n’est vraiment éternel.
Face à un plan de licenciements ou de fermeture, depuis longtemps, on voit bien qu’il est devenu difficile voire impossible de sauver quoi que ce soit. La machine infernale est en place, les patrons profitent de la crise, d’un rapport de forces en leur faveur et des lois modifiées qui les libèrent progressivement de toute contrainte, n’ayant plus besoin de se justifier pour licencier. Profits, bonne santé financière, subventions publiques à gogo, qu’à cela ne tienne, il est toujours possible de liquider.
L’impunité patronale est là. Et l’arrogance qui va avec. Pourtant, dans la loi, ce droit de propriété n’est pas illimité. L’abus de droit existe même pour le droit de propriété qui se heurte à un autre droit, lui aussi constitutionnel, lui aussi « sacré », le droit à l’emploi. Et au risque d’être trop conformiste voire légaliste, quand un droit existe, il nous faut le défendre.
L’État aux abonnés absents
La solution réelle contre le chômage, ce serait de réquisitionner, d’exproprier, ce serait au fond la remise en cause de la propriété privée capitaliste, de ce droit de posséder et d’exploiter le travail d’autrui. Il faudrait transformer radicalement les rapports de propriété, la façon de produire de manière à réorganiser le travail, à le répartir entre toutes et tous. Ce serait la réponse pour Ford mais aussi pour Ascoval, GE, Whirlpool et même aussi pour Auchan, Carrefour et tant d’autres encore…
Mais dans l’immédiat, dans la situation politique et sociale actuelle, la lutte pour contrer les logiques capitalistes passe par les chemins que l’on trouve. La justice en est un, qui nous permet au moins de poser les problèmes, de dénoncer les abus, de rappeler qu’il y a des droits et des libertés pour tout le monde. Et de rappeler aussi que ces droits, c’est aux pouvoirs publics de les défendre.
C’est pour cela que nous avons proposé à l’État d’appuyer l’action au TGI, au ministre Le Maire et au président Macron, d’être intervenants volontaires à l’audience pour répéter ce qu’ils avaient dit contre Ford en décembre dernier, histoire qu’ils prennent leurs responsabilités. Ils n’avaient rien réussi jusque-là et maintenant nous leur proposions un outil qui pouvait s’avérer efficace.
Occasion manquée. Certes, les collectivités locales ont signé un courrier en soutien à l’action, rappelant mensonges et manœuvres de Ford. Cela nous laisse moins seuls et ce n’est pas du luxe pour celles et ceux qui sont dans la bataille. Mais l’État, les pouvoirs publics sont restés silencieux, évitant de prendre position. C’est par une lettre de quelques mots que le ministère a fini par répondre la veille de l’audience, justifiant pitoyablement son absence au tribunal.
Alors nous verrons bien le 2 juillet. Et si nous n’obtenons pas satisfaction, nous ferons appel. Sans désespérer qu’à un moment, explose une profonde mobilisation pour l’interdiction des licenciements économiques partout, pour faire respecter le droit à l’emploi, le droit à vivre dignement.
Philippe Poutou
• Créé le Mercredi 12 juin 2019, mise à jour Vendredi 14 juin 2019, 12:56 :
https://npa2009.org/actualite/entreprises/ford-blanquefort-pour-le-droit-la-propriete-de-son-emploi
Justice et lutte de classe
Crédit Photo : Photothèque rouge / JMB
Notre résistance s’avérera peut-être n’être au final que de l’acharnement thérapeutique. On verra bien. En attendant, nous sommes un certain nombre à croire qu’il reste possible de sauver cette usine, les quelques centaines d’emplois directs et derrière quelques centaines d’autres induits. Et notre dernière cartouche est – semble-t-il – la justice.
Ce n’est pas le terrain habituel de la lutte des classes, mais quand même un moyen de défendre nos intérêts de travailleurs, notre droit à l’emploi. En tout cas, sur le papier, nous avons des raisons de croire que nous pouvons perturber le scénario établi, à savoir empêcher la fermeture de l’usine et les licenciements.
Des précédents
Car pour licencier économiquement, il faut une cause économique. Et sans cause économique, il n’est pas possible théoriquement, légalement, de licencier. C’est écrit dans le droit social en France. C’est d’ailleurs à ce titre que de nombreux syndicats ont pu gagner en justice ces dernières années : les Conti, les Moulinex… Les décisions des tribunaux avaient déclaré les licenciements sans cause réelle et sérieuse, donc abusifs.
Mais les lois sont décidément mal faites, car même quand un patron perd, il n’est pas obligé de réintégrer. La réparation reste donc très limitée, d’autant plus maintenant avec le plafonnement des indemnités prudhomales. La réintégration n’est pas prévue dans le droit français. Ce qui limite la portée d’une victoire même si elle permet d’augmenter sensiblement les indemnités de départ. Cela ne console pas de la perte d’un emploi mais soulage un peu quand même.
Notre bataille nous ayant au moins donné des délais importants, nous avons le temps de saisir la justice avant la fermeture de l’usine et la notification des licenciements. Les juges ayant accepté la procédure de jugement en urgence (assignation à la minute) l’audience aura lieu le 4 juin et normalement une décision devrait être rendue un mois plus tard, début juillet.
Continuer à se faire exploiter ?
Cela signifie que si les juges nous donnent raison, s’ils constatent l’absence de cause économique, alors ils invalident la fermeture et les licenciements. Et Ford n’a plus le droit de nous licencier. Cela ne résout certes pas tout mais dans notre situation, c’est déjà quelque chose : au minimum, cela repousse le licenciement et cela permet de relancer les discussions d’une reprise éventuelle de l’usine et de l’activité, donc offre la possibilité de préserver des centaines d’emplois.
Ce n’est pas vraiment une perspective révolutionnaire. Comme le diraient les camarades de Lutte ouvrière, est-ce bien raisonnable de se battre ainsi pour garder son emploi ? Pourquoi continuer à se faire exploiter et en plus sans savoir à quelle sauce on se fera encore exploiter par un repreneur forcément capitaliste et rapace ? Mais le problème est que, pour vivre dignement, nous n’avons pas encore inventé mieux qu’un salaire. Si nous pouvions garder notre salaire sans l’emploi, on serait pour. Mais ce n’est pas vraiment possible.
Alors pour l’équipe syndicale que nous sommes, pour des collègues, même peu nombreux, la bataille pour la défense des emplois est primordiale. Et puis, ne pensons pas qu’à nous, car c’est aussi primordial pour touTEs les salariéEs dont l’emploi dépend de l’activité de cette usine, ce que l’on appelle les emplois induits dans la région. Donc ça compte pour plein de gens, même des gens qui n’en ont pas forcément conscience aujourd’hui.
Une usine qui ferme, c’est une catastrophe pour une région
Le problème surtout chez nous, dans nos têtes, dans celles des collègues et des autres salariéEs, c’est le niveau de résignation, c’est de penser qu’on ne peut rien faire d’autre que revendiquer des primes les plus fortes possible, ce que certains appellent « faire cracher » les patrons. C’est la seule perspective qui nous apparaîtrait réaliste. Et comme le travail est si pénible, si dégradé, si destructeur, si aliénant… le réflexe c’est de vouloir partir vite quand on est virés. C’est légitime, mais pour faire quoi après ? Chercher et parfois trouver un autre boulot mais souvent plus précaire, plus mal payé et où nous sommes encore plus mal considérés ?
Il n’y a sûrement pas de solution parfaite. Mais la bataille pour sauver une usine, le plus d’emplois possible, n’en est pas une si mauvaise que ça. Car une usine qui ferme c’est une catastrophe pour une région, c’est toute une population qui finit par le payer. C’est pour cela que nous essayons de bousculer des pouvoirs publics complètement passifs, incapables d’agir, d’être utiles, de se confronter à Ford. Il en va ainsi de l’État, du gouvernement, qui avaient pourtant fait des déclarations tonitruantes contre Ford, sa « trahison », ses licenciements boursiers. Mais aujourd’hui que font-ils tous ? Nous les avons sollicités pour appuyer notre action au TGI et, à ce jour, aucune réponse, ni oui ni non, le silence absolu. Ils auraient pourtant là une occasion de sortir de leur « impuissance » et d’être efficaces enfin.
Parce que certaines lois existent (encore), la justice, pourtant « de classe », peut rendre une décision qui va ponctuellement dans le sens des intérêts de notre classe, celle des travailleurEs. Cela s’est déjà vu. Une décision qui dirait que ça vaut le coup de ne pas baisser les bras et qu’une multinationale ne peut pas faire absolument tout ce qu’elle veut, qu’il n’y a pas d’impunité éternelle, qu’il est possible de s’en prendre au pouvoir patronal, que nous pouvons à un moment donné faire interdire des licenciements. Cela existe dans le droit : alors on fait.
Philippe Poutou
• Créé le Samedi 8 juin 2019, mise à jour Samedi 8 juin 2019, 09:17 :
https://npa2009.org/actualite/entreprises/ford-blanquefort-justice-et-lutte-de-classe