En 2014, le ministère des Armées a par exemple financé la création d’un Institut de la Guerre et de la Paix au sein d’une Unité Mixte de Recherche du CNRS de Paris 1. En 2016, le ministère des Armées a lancé un programme national, le « Pacte Enseignement supérieur », qui permet aux établissements d’enseignement supérieur d’obtenir le label « Centre d’Excellence Défense et Stratégie », un label associé à une subvention de 300 000 euros. Enfin, une « Association pour les Études sur la Guerre et la Stratégie » (AEGES) a vu le jour il y a quelques années avec le soutien financier du ministère des Armées.
Ces investissements militaires du champ académique s’accompagnent de mises en récit justifiant leur pertinence. Dans une interview publiée dans Défense et Sécurité Internationale, Jean-Vincent Holeindre explique ainsi que le but de l’AEGES est de faire en sorte « qu’enfin l’étude scientifique de la guerre (…) soit prise au sérieux par nos institutions universitaires et nos revues scientifiques »[1]. Dans le même entretien, Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer juge que l’entreprise de l’AEGES est d’autant plus pertinente qu’elle jouit d’une « indépendance scientifique totale […] garantie par un conseil de 35 membres, civils et militaires »[2]. Pour ces universitaires, les rapprochements en cours entre champs académique et militaire ne présentent ainsi que des avantages.
D’autres partisans de ces rapprochements sont cependant plus prudents. C’est le cas, notamment, de Alexandre Jubelin, auteur d’un texte – « Qui pense la guerre ? » – publié en 2018 par la Revue du Crieur[3]. A. Jubelin cite Jean-Vincent Holeindre, Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer et Olivier Schmitt (troisième co-auteur de l’entretien croisé susmentionné) et plaide, avec eux, pour un renforcement des financements consacrés aux études sur la guerre, y compris ceux venant du ministère des Armées et des Industries d’armement. Mais il pointe aussi les risques de ce renforcement. Il note par exemple que les financements ne sont pas gratuits car ils ouvrent une relation d’échange dont l’autre terme est le développement d’une certaine docilité à l’égard de ses financeurs car, remarque-t-il, « on ne mord pas la main qui vous nourrit » (p. 101). Par ailleurs, le propos de l’auteur est plus modéré que celui d’autres acteurs qui appellent à ouvrir davantage les portes du monde académique au « complexe militaro-industriel »[4] (CMI). Contrairement à J.B. Jeangène-Vilmer, A. Jubelin ne met par exemple pas « universités, think tanks, institutions et industries »[5] sur le même plan du point de vue de la production du savoir. Il croit en la spécificité du savoir scientifique mais propose de créer un espace d’enseignement et de recherche financé, en partie seulement, par le CMI comme dans les départements de « war studies » anglo-saxons.
Ces plaidoyers plus ou moins nuancés en faveur du renforcement des financements « défense » appellent des réponses. Le principal argument des partisans de cette tendance se veut pragmatique : les études « françaises » sur la guerre seraient en « retard » par rapport à leurs cousines anglo-saxonnes et les financements du « complexe militaro-industriel » permettraient de combler ce regrettable déficit. Cet argument du « retard » français des études sur la guerre a de quoi étonner. On laissera de côté les discussions sur le sens de l’adjectif « français » pour constater qu’il existe, dans l’espace francophone, une production scientifique volumineuse et de qualité sur cette question. Une recherche rapide sur Cairn, un portail en ligne de revues en sciences humaines et sociales, révèle par exemple que 217 articles sur la guerre ont paru dans des revues à comité de lecture francophones au cours de la seule année 2017. Les monographies dans des collections scientifiques sont également nombreuses. L’année 2017 a par exemple vu la parution de trois ouvrages sur la seule question du rapport militaire/société : Le militaire. Une histoire française de Claude Serfati (Paris, Amsterdam, 2017), Officiers. Des classes en lutte sous l’uniforme de Christel Coton (Marseille, Agone, 2017) ou encore Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime de Yannick Barthe (Paris, Seuil, 2017).
Derrière cette controverse sur le « retard » des études françaises sur la guerre se cachent, en fait, des enjeux de définition de l’objet. Le diagnostic du « retard » apparaît valable si l’on envisage l’objet « guerre » sous le seul angle de la stratégie. En effet, une partie importante de la communauté scientifique établie en France observe avec scepticisme le champ des études stratégiques. Pour ces chercheur.e.s, la réflexion stratégique est marquée par de nombreux biais dont celui, énorme, de l’ethnocentrisme. Réfléchir de manière « stratégique » suppose de définir des objectifs. Or, ceux-ci ne sont pas neutres. De nos jours, les objectifs de Paris au Moyen-Orient ne sont par exemple pas les mêmes que ceux de Téhéran. Même quand on leur donne un vernis universel (comme à l’époque des « pacifications » coloniales ou dans le contexte contemporain des guerres dites « humanitaires »), les objectifs sont toujours médiatisés par des rapports de pouvoir.
Cet ethnocentrisme se lit, par exemple, dans l’article (pourtant nuancé) de Jubelin quand il reprend à son compte, sans guillemets, des termes clefs du discours produit par les complexes militaro-industriels : « expérience irakienne » (p. 96 pour parler de la guerre d’Irak de 2003), « engagements » (p. 99). Ces expressions qui euphémisent la violence guerrière ne sont pas neutres. Elles sont tout aussi normatives que celles utilisées par les ONG humanitaires ou les groupes dits « terroristes ». Le linguiste M. Bakhtine dirait que ces expressions portent la « voix » d’une partie des acteurs aujourd’hui en conflit[6], en l’occurrence ceux qu’A. Jubelin espère voir se transformer en mécènes. Quand ils/elles travaillent sur un objet aussi politisé que la guerre, les chercheur.e.s en sciences sociales doivent se montrer à l’écoute de tous les acteurs, y compris ceux qui n’ont pas les moyens d’influencer le discours dominant. Une bonne illustration de cette démarche se trouve dans les travaux de Marielle Debos et Nathaniel Powell sur la manière avec laquelle les Tchadiens perçoivent les guerres françaises au Sahel[7].
On pourrait nous objecter que le ministère des Armées et les industries d’armement peuvent aussi financer les études qui ne relèvent pas directement de la « stratégie ». C’est factuellement vrai mais au risque du dévoiement de ces savoirs. On dispose, à ce propos, d’un exemple historique qui a fait l’objet de nombreuses études en histoire et sociologie des sciences : la militarisation des sciences humaines et sociales aux USA à l’époque de la Guerre froide. À la suite, notamment, du projet Camelot, le Pentagone et la CIA ont massivement financé les études en psychologie, en sociologie, en anthropologie et en science politique sur les pays réputés proches de l’ennemi communiste. Ces travaux ont contribué à légitimer l’interventionnisme états-unien dans le Sud-Est asiatique et le soutien à des régimes autoritaires en Amérique latine[8]. Par ailleurs, ces financements ont eu pour effet d’orienter les questionnements de pans entiers de la recherche, créant des effets d’exclusion à l’encontre d’approches jugées « non-conforme » à la doxa. Par peur de déplaire à ses bailleurs de fonds sécuritaires, l’institution académique hésitait à soutenir ces approches alternatives[9]. À l’extrême, elle s’appropriait même pleinement les objectifs politiques du gouvernement étatsunien[10].
Les partisans des financements défense plaident pour une diversification des sources de financement. Cependant, on ne comprend pas bien quelles autres sources de financements ils ont en tête. Ouvrir les portes de la grande cagnotte à des États étrangers ou des organisations « terroristes » poserait des problèmes éthiques et juridiques. Quant aux ONG antimilitaristes, elles ne possèdent pas la même surface financière – c’est le moins qu’on puisse dire – que le complexe militaro-industriel. On voit mal, par conséquent, comment elles pourraient contrebalancer les biais évoqués plus haut. Plus fondamentalement, la logique de la recherche scientifique n’est pas celle des caisses d’assurance maladie. Il ne s’agit pas de représenter tous les intérêts dans une logique de rapports de force mais de se poser, ensemble, le problème de la position des chercheur.e.s et de faire preuve de réflexivité.
En Allemagne, un consensus existe, au sein de la communauté scientifique, sur le fait que ces financements sont « irresponsables du point de vue éthique »[11]. Par ailleurs, de nombreuses universités allemandes ont adopté des « clauses civiles » interdisant ce mélange des genres. Cela ne veut pas dire que le complexe militaro-industriel ne tente pas d’influencer la recherche scientifique allemande. Cependant, ces tentatives génèrent des levées de boucliers. Une controverse a par exemple émergé en 2013 quand la Süddeutsche Zeitung a révélé que le ministère états-unien de la Défense finançait plusieurs projets de recherches allemands, y compris des projets portés par des personnes travaillant dans des universités ayant adopté des « clauses civiles »[12]. La politisation de ce problème a freiné les ardeurs des partisans des « war studies » à l’anglosaxonne. Quatre ans plus tôt, les étudiant.e.s du Otto Suhr Institut (l’équivalent de Sciences Po Paris) et des universitaires provenant de toute l’Allemagne s’étaient mobilisés contre le « Forschungsonderbereich 700 », un réseau de recherche collaborant avec le ministère allemand de la Défense dans le contexte de « l’intervention » en Afghanistan[13]. La mobilisation fut telle, là encore, que le gouvernement dût s’expliquer au Bundestag.
Il est fort à parier que les partisans d’une plus grande ouverture du champ académique aux financements du complexe militaro-industriel nous objectent des arguments pratiques tels que : « nous avons besoin d’argent, prenons-le là où il est » ; ou encore : « nous faisons notre affaire de la mise à distance des intérêts de nos financeurs ; nous savons construire nos objets de recherche ». On ne peut nier que l’université et la recherche en sciences sociales restent insuffisamment financées (il suffit de constater le nombre de doctorant.e.s non-financé.e.s et de docteur.e.s sans poste). La mise en dépendance de la recherche vis-à-vis de l’appareil de sécurité ne constitue cependant pas une solution acceptable à ce problème. En lieu et place, il faut continuer de défendre les financements publics « classiques » qui, seuls, permettent de produire une recherche relativement indépendante de nature à éclairer le débat public.
Thibaud Boncourt, Raphaëlle Branche, Christel Coton,
Marielle Debos, Mathias Delori, Sylvain Laurens,
Chowra Makaremi, Christophe Wasinski
Notes
[1] « Pour les études stratégiques », entretien croisé donné par Jean-Vincent Holeindre, Olivier Schmitt et Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, Défense & Sécurité Internationale, n° 120, 2015, p. 55.
[2] Ibid. p. 55.
[3] Alexandre Jubelin, « Qui pense la guerre ? », Revue du Crieur, n° 9, 2018, p. 92-105.
[4] Le président états-unien Dwight Eisenhower a popularisé cette expression dans son célèbre discours du 17 janvier 1961. Dans le premier draft de ce discours, il utilisait même l’expression « complexe militaro-industriel académique ».
[5] « Pour les études stratégiques », op. cit., p. 56.
[6] Mikhail Bakhtin, The Dialogic Imagination, Austin et Londres, University of Texas Press, 1992.
[7] Marielle Debos et Nathaniel Powell, « L’autre pays des “guerres sans fin”. Une histoire de la france militaire au tchad (1960-2016) », Les Temps Modernes, n° 693-694, 2017, p. 221-266.
[8] Christopher Simpson, Science of Coercion. Communication Research & Psychological Warfare 1945-1960, New York et Oxford, Oxford University Press, 1994 ; Christophe Simpson (eds.), Universities and Empire. Money and Politics in the Social Sciences during the Cold War, New York, The New Press, 1998 ; Ron Robin, The Making of the Cold War Enemy. Culture and Politics in the Military-Intellectual Complex, Princeton, Princeton University Press, 2003.
[9] Deborah Welch Larson, « Deterrence Theory and the Cold War », Radical History Review, n° 63, 1995, p. 93.
[10] Ido Oren, Our Enemies and US : America’s Rivalries and the Making of Political Science, Ithaca, Cornell University Press, 2003.
[11] Expression employée par Rainer Braun, le président de l’association des scientifiques allemands (« Vereiningung Deutscher Wissenschaftler »). Cité dans la Süddeutsche Zeitung le 25 novembre 2013.
[12] Idem.
[13] La fédération des scientifiques démocrates a dénoncé le caractère militariste de ce projet de recherche. Voir Ralf Hutter, « Im Afghanistan-Einsatz für Wissenschaft und Militär », Forum Wissenschaft, vol. 4, 2009.