Comment expliquer le mélange de désespoir (suicides, désir d’émigrer) et de détermination d’un grand nombre de jeunes ?
Le 11 juillet, l’École de santé publique de l’Université de Hong Kong a publié un rapport sur la situation locale en matière de santé mentale. Ses résultats « montrent que la prévalence ponctuelle de dépression probable a augmenté entre 2011 et 2019, passant de 1,3 % en 2011-2014 (base de référence) à 5,3 % pendant le »Mouvement des parapluies« de 2014, 6,1 % en septembre 2017 (après le »Mouvement des parapluies") et actuellement 9,1 % en juin 2019 (loi d’extradition). ”(1)
Quant aux jeunes, leur situation est également préoccupante.
En 2017, le Bureau de l’alimentation et de la santé de Hong Kong a publié un rapport sur la santé mentale de la population, qui a révélé que la proportion d’enfants et de jeunes de Hong Kong souffrant de troubles mentaux et d’anxiété est supérieure à la moyenne mondiale. Et cela malgré le fait que Hong Kong soit une ville très moderne, dotée de soins médicaux accessibles et d’un faible taux de chômage des jeunes par rapport à l’Europe.
Le rapport énumère toute une série de facteurs de risque, incluant les questions relatives à la famille, à l’éducation et à la société dans son ensemble. La vie quotidienne à Hong Kong est très stressante parce qu’à part les soins médicaux, il n’existe pas de « filet de sécurité » adéquat.
En tant que port franc, Hong Kong a toujours été une ville dominée par le darwinisme social, mettant l’accent sur le succès personnel et la compétition. Son système éducatif est conçu comme tel et exerce une forte pression sur les élèves.
Mais les jeunes de cette génération Internet doit également faire face à un nouveau défi auquel leurs parents n’avaient pas été confrontés.
– D’une part, contrairement à leurs parents qui avaient hérité d’une mentalité de réfugiés, ils/elles ont commencé à développer un sentiment d’appartenance et à appeler Hong Kong leur « patrie » ;
– D’autre part, c’est une « patrie » où la mobilité sociale ascendante devient de plus en plus difficile, où un diplôme universitaire ne garantit plus des salaires raisonnables et où les salaires réels stagnent en fait depuis vingt ans.
– Et, pour couronner le tout, le renforcement de l’emprise de Pékin sur Hong Kong.
Le résultat combiné de tous ces facteurs exerce un stress énorme sur les jeunes, et les plus vulnérables sont devenu.es très désespéré.es. En ayant un tel tableau d’ensemble à l’esprit, il n’est pas surprenant que quatre personnes se soient récemment suicidées en faisant mention du projet de loi d’ extradition de la Chine dans leurs derniers mots.
Quelle est la réaction de la population de Hong Kong après le saccage du Conseil législatif (LegCo) le 1er juillet ? : sympathie ? rejet ? mélange des deux ?
À la surprise de beaucoup, la majorité des hongkongais.es sont favorables aux jeunes, ou du moins comprennent leur action .
La raison en est qu’une colère existait contre la répression musclée du gouvernement, le 12 juin, envers les manifestant.es. Cette colère s’est ensuite trouvée justifiée et s’est exacerbée lorsque le gouvernement a annoncé, le 15 juin, qu’il allait suspendre le projet de loi, mais sans pour autant le retirer complètement. La preuve en est que 550.000 manifestant.es ont défilé le 1er juillet.
L’entrée en force dans le Conseil législatif (LegCo) cette nuit-là a pour cette raison perçue comme une simple tentative de se battre pour ce que beaucoup considèrent comme juste.
Il est certain qu’à ce moment-là, un seuil a également été franchi. Pendant de nombreuses années, au moins depuis l’émeute du Parti communiste en 1967, la population de Hong Kong a eu tendance à être très modérée lors des mobilisation. Le recours à la désobéissance civile a été rare, et la non-violence a été considéré comme le principe directeur suprême.
– Le « Mouvement des parapluies » de 2014 a constitué une rupture avec toutes les mobilisations précédentes parce que, bien que non violente, la désobéissance civile y a été généralisée et forte.
– La prise d’assaut du Conseil législatif (LegCo), le 1er juillet de cette année, a constituée une autre rupture : bien que le nombre de personnes directement impliquées cette action n’ait été que de quelques centaines, celle-ci a bénéficié du soutien actif ou passif de nombreuses personnes.
De toute évidence, le projet de loi et la répression sanglante du 12 juin ont fait comprendre à la population que non seulement ce que le gouvernement avait fait était illégitime, mais que maintenant, même le gouvernement lui-même était devenu également illégitime. Et, par dessus le marché, la police a évacué le Conseil législatif avant que les manifestant.es ne le prennent d’assaut, ce qui a fait croire à beaucoup que le gouvernement avait tendu un piège aux manifestant.es.
C’est aussi la raison pour laquelle le mouvement est allé au-delà des revendications initiales de la coalition Civil Human Rights Front, et a donné plus de poids à la revendication du suffrage universel, car tout le monde a compris que le simple retrait du projet de loi ou la démission de la Cheffe de l’exécutif Carrie Lam ne résoudrait pas la crise de légitimité.
Si le gouvernement commet des erreurs encore plus stupides, il faudra peut-être s’attendre à ce que le mouvement franchisse un seuil supplémentaire. C’est-à-dire que non seulement les gens ordinaires soutiennent les jeunes lorsqu’il/elles s’en prennent au gouvernement de manière offensive, mais aussi que certain.es d’entre eux agissent de leur propre chef.
Carrie Lam est certainement inquiète de l’escalade possible du mouvement. C’est la raison pour laquelle elle a tenu une conférence de presse le 9 juillet pour réitérer que « le projet de loi était mort », assurant que le projet de loi ne sera pas remis à l’ordre du jour.
Comment les autorités expliquent-elles pourquoi la police n’a pas arrêté le saccage du LegCo ? Cet épisode s’explique-t-il par l’incompétence du gouvernement ou par une volonté machiavélique de reprendre le contrôle de la situation ?
La police a affirmé que les manifestant.es disposaient de produits chimiques inflammables destinés à attaquer la police, et que dans l’intention louable d’éviter des pertes humaines, celle-ci s’était retirée du bâtiment.
Pourtant, les images montrent que les gaz lacrymogènes utilisés contre les policiers pour les contraindre à battre en retraite avaient été expulsés par ceux d’entre eux qui stationnaient à l’intérieur de l’assemblée législative, alors que les manifestant.es étaient encore à l’extérieur.
Ces faits ont donc porté beaucoup de monde à y voir une manœuvre machiavélique du gouvernement.
Quelle est la réaction des opposants aux autorités - Démocrates, coalition Civil Human Rights Front, Demosisto, Eddie Chu, etc ?
Les partis « pan-démocrates », y compris ceux ayant soutenu l’autodétermination, ont soutenu ou déclaré comprendre l’intrusion dans le Conseil législatif. Ils ne condamnent pas cette action. Ils savent que celles et ceux qui la condamnent sont opposés à l’opinion du camp dit « du ruban jaune » (expression désignant les personnes portant des rubans jaunes pour manifester leur soutien à la démocratie pendant le Mouvement des parapluies).
De ce mouvement se dégage par ailleurs une ambiance politique plus saine que lors du Mouvement des parapluies. Au cours de ce dernier, non seulement les « localistes » d’extrême droite (par exemple Passion Times) ont joué un rôle destructeur, mais les relations entre « pan-démocrates » et étudiant.es étaient en général tendues, à cause de certains désaccords : les « pan-démocrates » voulaient que les étudiant.es cessent l’occupation, alors que les étudiant.es refusaient mais ne savaient pas quoi faire ensuite.
Dans la première phase de la campagne contre le projet de loi d’extradition vers la Chine, les « localistes » d’extrême-droite étaient moins visibles. Etant donné que cette fois-ci il n’y a pas eu d’occupation prolongée, les « pan-démocrates » et les jeunes ont essentiellement collaboré de facto sur la base d’une tactique « marcher séparément et frapper ensemble ».
Alors que la coalition Civil Human Rights Front a joué le rôle de facilitateur d’une grande manifestation égale, ce sont les jeunes qui ont pratiqué la désobéissance civile et combattu la police.
Mais il est également clair que la jeune génération prend maintenant l’initiative par d’actions de rue dans lesquelles les « pan-démocrates » ne jouent aucun rôle.
Il s’agit simplement d’une continuation de la tendance déjà perceptible au sein du « Mouvement des parapluies », à savoir que les pan-démocrates n’ont plus la capacité de proposer leur leadership politique à une génération montante qui a des attentes politiques et sociales beaucoup plus élevées. Et cela d’autant plus que celle-ci a une forte inclination pour « la mobilisation sans leader » et un certain dégoût envers les organisations.
Des propos inquiétants, inspirés par des « localistes nativistes », ont par contre été proférées à Tuen Mun et Shangshui. Ils appelaient à s’en prendre aux touristes venus du continent. On ne connait pas pour l’instant l’ampleur de tels agissements.
Quelle est l’implication du régime de Pékin ? Faut-il craindre une intervention sur le terrain des forces de Pékin ? A quel niveau de répression peut-on s’attendre ?
Pékin est certainement très inquiet de la situation à Hong Kong. Le vice-premier ministre Han Zheng, qui est également responsable des affaires de Hong Kong, aurait rencontré la Cheffe de l’exécutif Carrie Lam avant le 15 juin, jour où elle a suspendu le projet de loi.
On pense généralement que l’idée d’un tel projet de loi et sa suspension éventuelle ont été décidées par Pékin et non par Carrie Lam. Sa décision de battre en retraite (avec le soutien de Pékin) ainsi que la rumeur selon laquelle Pékin aurait eu comme ligne de base que Carrie Lam ne devait « pas ouvrir le feu » sur les manifestant.es n’était cependant pas dû seulement à l’ampleur de la mobilisation.
C’est plutôt l’ampleur de celle-ci qui a eu un effet domino, en rappelant à Pékin qu’il valait mieux gérer Hong Kong avec prudence. Je veux parler ici de la dimension géopolitique de Hong Kong.
La raison pour laquelle Pékin a conclu un accord avec la Grande-Bretagne en 1984 concernant Hong Kong et a promis à cette dernière la mise en place de « un pays, deux systèmes » pour Hong Kong jusqu’en 2047 comporte plusieurs facettes :
– Tout d’abord, la simple raison qu’il s’agit d’une ville moderne dans laquelle existe une très forte influence britannique et américaine que Beijing doit respecter.
– Deuxièmement, que Chine a encore besoin de Hong Kong.
Le fait que des responsables politiques américain.es menacent de réviser la loi américaine de 1992 concernant Hong Kong suffisent déjà à faire réfléchir Pékin à deux fois. Cette loi stipule que le traitement spécial accordé à Hong Kong par les Etats-unis, dérogatoire à celui appliqué à la Chine continentale, ne s’appliquera que si sont maintenus l’autonomie de Hong Kong et la règle de « un pays, deux systèmes »
Les trois plus importants « dispositions spéciales » sont :
1. « Les Etats-Unis doivent respecter le statut de Hong Kong en tant que territoire douanier séparé »
2. "Les États-Unis doivent continuer à autoriser la libre conversion du dollar des États-Unis avec le dollar de Hong Kong.
3. « Les États-Unis doivent continuer à soutenir l’accès de Hong Kong aux technologies sensibles... tant qu’ils sont certains que ces technologies sont protégées contre toute utilisation ou exportation abusive... ».
La perte des dispositions susmentionnées nuirait encore davantage à l’ambition d’expansion de la Chine à l’étranger. Cette crainte joue certainement un rôle dans la prudence de Pékin face au mouvement contre le projet de loi d’extradition.
Une fois de plus, l’administration Xi Jinping a surestimé sa propre force dans l’affrontement avec l’Occident, ou avec les Etats-Unis en particulier. Elle a mené une offensive générale sur le projet de loi, mais une fois que le mouvement s’est élargi très rapidement, puis a eu un écho international, Pékin n’a eu d’autre choix que de battre en retraite sur ce projet de loi.
Par conséquent, il ne faut pas être surpris que l’agence Reuters ait publié un article, indiquant que l’armée chinoise (APL) va consigner ses troupes basées à Hong Kong à l’intérieur des casernes. Ce texte indique également que le général de division chinois Chen Daoxiang a dit au fonctionnaire du Pentagone David Helvey, que l’Armée populaire de libération n’avait aucune intention d’intervenir Hong Kong.
Par conséquent, même si la répression exercée par le gouvernement de Hong Kong s’accentuait, un scénario dans lequel l’Armée populaire de libération se joindrait à la répression à Hong Kong est pour l’instant très peu probable. Cette attitude pourrait changer si les mobilisations à Hong Kong commençaient à déclencher en Chine des manifestations contre le gouvernement.
Que pouvons-nous faire depuis l’étranger ?
Différentes choses seraient utiles, allant de manifestations devant les ambassades de Chine, à l’organisation d’initiatives publiques de solidarité.
Il est important que la gauche européenne soit en visibilité dans la campagne de solidarité avec Hong Kong.
Il serait loin d’être idéal que les seuls à soutenir Hong Kong soient des gouvernements étrangers ou des partis au pouvoir. Nous savons en effet très bien que leurs intérêts premiers ne convergent pas nécessairement avec ceux des travailleurs/euses de Hong.
Hong Kong, le 10 juillet 2019
Note :