Au lendemain d’une grève générale à Hong Kong – une première depuis plus de cinquante ans sur l’archipel –, entretien avec l’universitaire Jean-Philippe Béja, pour comprendre la spécificité de ce mouvement populaire et le bras de fer avec Pékin.
Pékin a envoyé mardi 6 août un message de fermeté à l’adresse des manifestants qui bousculent, depuis deux mois, la vie politique à Hong Kong. « Nous ne pouvons pas laisser Hong Kong dans le chaos plus longtemps », a déclaré un porte-parole du bureau de Pékin sur l’archipel.
« Tous les Hongkongais doivent se poser la question calmement : si le chaos continue, à la fin, qui sera gagnant, qui sera perdant ? La Chine ne sera pas faible avec ceux qui enfreignent la loi. Ne sous-estimez jamais la ferme détermination et la puissance immense du gouvernement central. »
Cet avertissement intervient au lendemain d’une grève générale – la première depuis plus de cinquante ans sur l’archipel – qui a paralysé Hong Kong toute la journée. Au moins 148 personnes ont été arrêtées par la police hongkongaise, lundi, en marge des manifestations. Pour comprendre la nature de cette crise politique, Mediapart s’est entretenu avec Jean-Philippe Béja, chercheur émérite au CNRS et au Centre de recherches internationales de Sciences-Po (et par ailleurs blogueur sur Mediapart).
Mediapart : Quel est le profil des manifestants hongkongais ?
Jean-Philippe Béja : Les jeunes sont en première ligne des affrontements avec les forces de l’ordre. Mais l’ensemble de la population est présent. Quand on a deux millions de personnes dans la rue, sur une population de sept millions d’habitants, cela veut dire que tout le monde se mobilise.
On l’a vu avec la grève lundi 5. Les employés de banque, les fonctionnaires – pour la première fois de l’Histoire –, les travailleurs, la classe moyenne, les employés de la finance, c’est vraiment toute la société…
Peut-on identifier des leaders à la tête de ce mouvement ?
Les organisateurs des grandes manifestations sont des gens qui militent pour la démocratie depuis longtemps.
Mais le mouvement s’organise essentiellement, et se répand, à travers des groupes de discussion sur Telegram. C’est extrêmement horizontal. Les appels aux manifestations circulent sur ces groupes de discussion.
Retrouve-t-on tout de même des figures de la « révolution des Parapluies » de 2014 ?
Oui. Toute la société se mobilise. Parmi les organisateurs, certains sont des localistes [qui militent pour l’autonomie de Hong Kong – ndlr]. On retrouve par exemple Joshua Wong, que la presse a décrit en leader du mouvement des Parapluies, et qui avait effectivement joué un rôle important à l’époque.
Mais c’est véritablement un mouvement sans leader. C’est sa grande particularité.
Il n’y a pas non plus d’organisations politiques qui le dirigent. Cela ne veut pas dire qu’elles n’interviennent pas, mais elles ne sont pas à la tête du mouvement.
Le mouvement est né de la contestation du projet de loi sur l’extradition vers la Chine. Mais il s’est élargi à la protection des libertés et de la démocratie.
Ce projet de loi, s’il avait abouti, mettait fin à la spécificité de Hong Kong, à savoir la séparation des pouvoirs et la garantie des libertés fondamentales. Avec ce décret, le judiciaire perdait son indépendance.
Au moment des Parapluies, en 2014, la contestation était partie de l’élection au suffrage universel.
Cette fois-ci, face à l’absence totale d’écoute du gouvernement, les manifestants en ont conclu que seules des réformes démocratiques permettraient d’avoir un exécutif davantage sensible aux revendications de la population.
Ils demandent donc l’élection du chef de l’exécutif au suffrage universel, mais aussi la dissolution du LegCo [legislative council, l’assemblée législative – ndlr]. La question de la démocratie, et des réformes politiques à mener, est donc bien sûr sur la table aujourd’hui.
Observez-vous une poussée du sentiment antichinois, voire un virage identitaire ?
Il faut faire très attention avec l’adjectif « identitaire ». Les mouvements pour la démocratie, depuis toujours et surtout depuis une dizaine d’années, portent sur la défense de l’identité de Hong Kong.
Mais cette identité est politique. L’identité de Hong Kong, ce sont les libertés fondamentales, la séparation des pouvoirs et la volonté de démocratie.
Il y a aussi, parmi les localistes et les nationalistes dans la rue, des gens qui sont hostiles aux Chinois. Mais ceux-là ne représentent pas du tout la majorité.
La majorité des manifestants défend cette identité politique, qui n’a rien à voir avec une identité ethnique.
Ceci dit, la réticence vis-à-vis de la Chine est de plus en plus vive. Les gens considèrent que Pékin cherche à ôter à Hong Kong sa spécificité. Il est vrai qu’il y a de temps en temps des provocations.
Une partie des manifestants juge que le fameux « un pays, deux systèmes » n’est plus viable. Il y a aussi ceux qui ont jeté le drapeau de la Chine. Mais ils ne représentent, là encore, qu’une partie des manifestants.
Plus la Chine se comporte comme elle le fait aujourd’hui, plus ce sentiment antichinois se développera. Au fond, c’est un échec énorme de la Chine.
Les Chinois étaient persuadés que les jeunes qui ont été formés après le colonialisme [après la rétrocession par Londres en 1997 – ndlr] seraient beaucoup plus favorables à la République populaire et au Parti communiste. Or c’est exactement le contraire qui est en train de se passer.
Est-ce que se joue déjà l’après-2047, c’est-à-dire le cinquantième anniversaire de la rétrocession de Hong Kong qui marquera la fin de l’accord entre Londres et Pékin ?
Pour les jeunes, 2047 n’est pas si loin. Et cette année est censée marquer la fin de l’application de la déclaration conjointe « un pays, deux systèmes ». Mais cela ne veut pas dire que ce sera la fin de la loi fondamentale.
En théorie, la loi fondamentale de Hong Kong continuerait d’être en vigueur après 2047. Mais il est évident que les jeunes s’inquiètent de ce qui va se passer après cette date.
Qu’est-ce qui a changé pour les Hongkongais avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2013 ?
On l’avait vu depuis 2003 [lors de manifestations contre un projet de loi sur la sécurité nationale – ndlr] : il y avait des immixtions de plus en plus fortes de la Chine. Mais ça n’allait pas aussi loin.
Avec Xi Jinping, ça a été de plus en plus ouvert. En 2015 par exemple, il y a eu l’enlèvement des éditeurs qui éditaient des livres critiques envers la direction chinoise.
Il faut aussi citer l’invalidation de députés élus au suffrage universel, l’interdiction d’un parti politique [le Parti national de Hong Kong, indépendantiste, interdit en septembre 2018 – ndlr] ou encore les condamnations lourdes des organisateurs de la révolte des Parapluies.
Tout cela a été vécu comme une restriction des libertés et de l’identité de Hong Kong, comme des immixtions absolument inacceptables. Et maintenant, c’est tout le ressentiment à l’égard de la Chine et de la reprise en main de Xi Jinping qui s’exprime.
Que pensez-vous des violences policières dénoncées par les manifestants ?
Les forces de l’ordre sont maintenant en première ligne, avec très peu d’ordres de leur hiérarchie. Il y a une véritable démission de la part du gouvernement de Hong Kong, qui n’a rien dit. On se retrouve donc avec la police face aux manifestants. Ils ont tiré 1 000 grenades lacrymogènes, ce qui est absolument inouï à Hong Kong, ce n’est jamais arrivé. Lors de la révolution des Parapluies, il y a eu 87 tirs de grenades lacrymogènes, ça avait fait un scandale.
Ces tirs sont provoqués par des manifestants, qui lancent des briques, des œufs, qui cassent aussi les logements des familles de flics.
Autrefois, la police se restreignait beaucoup. Elle n’avait pas l’habitude des affrontements. Désormais laissée à elle-même, elle est en train de changer.
Fin juillet [le 21], des hommes ont tabassé des manifestants dans le métro.
Le soir du 5 août, des hommes avec des barres ont affronté des manifestants dans le quartier de North Point. Qui sont ces gens ?
C’est quelque chose qu’on avait déjà vu au moment du mouvement des Parapluies. Il y avait eu une attaque de gens, de petites frappes des triades [groupes mafieux locaux – ndlr], qui sont venus cogner des manifestants. On les a vus très clairement avec un député pro-Pékin, Junius Ho.
On ne peut évidemment pas dire qu’ils sont payés par le gouvernement. Mais la police est restée inactive. Elle a laissé des matraquages assez violents se dérouler. Elle n’a arrêté personne alors que, côté manifestants, 500 personnes ont été arrêtées depuis le début du mouvement. Que ces gens soient un petit peu utilisés par le pouvoir n’est pas complètement impossible.
L’Armée populaire chinoise a diffusé mercredi une vidéo présentant un exercice « anti-émeutes » assez violent. Des officiers de haut rang ont qualifié les violences commises à Hong Kong d’« absolument inadmissibles ». Quand Pékin dit qu’il faut rétablir l’ordre au plus vite et punir les auteurs de violences, à quoi faut-il s’attendre ?
Je ne crois pas vraiment à une intervention de l’Armée populaire de libération, en tout cas si la situation ne se détériore pas de manière dramatique.
Les officiers pro-Pékin ont réitéré leur confiance dans la police et le gouvernement de Hong Kong. Ils ont redit que l’armée pouvait intervenir en fonction de l’article 14 [de la loi sur la garnison de l’armée – ndlr]. Ce qui veut dire qu’elle doit être appelée par le gouvernement de Hong Kong.
Quid de l’impact sur l’opinion internationale d’une intervention de l’armée ?
Pour Pékin, ce serait tout de même très mauvais. La donne internationale est délicate.
Il y a des élections à Taïwan. Si l’on résout mal la question de Hong Kong, c’est évident que Tsai Ing-wen, l’indépendantiste, va être réélue.
Par ailleurs, la guerre commerciale avec les États-Unis bat son plein.
Un effondrement de Hong Kong serait très mauvais pour l’économie chinoise et aussi pour les intérêts de la nomenklatura chinoise.
Comment Taïwan regarde ce qu’il se passe à Hong Kong ?
Taïwan regarde évidemment vers Hong Kong. La formule « un pays, deux systèmes » était faite pour Taïwan. Sauf que Taïwan n’y a jamais cru, et n’en a jamais voulu.
Des élections sont prévues en 2020. Les partisans d’un rapprochement avec la Chine se trouvaient plutôt en bonne position dans les sondages, en mai. Han Kuo-yu, le nouveau candidat du Kuomintang, semblait bien parti pour battre Tsai Ing-wen.
Depuis le surgissement du mouvement populaire à Hong Kong, Han Kuo-yu et le Kuomintang ont été obligés de prendre position fortement pour défendre les manifestants et dénoncer la répression chinoise. Cela affaiblit la position de la Chine et des prochinois à Taïwan. C’est quelque chose de très négatif pour Pékin.